La visite du ministre des Affaires étrangères turc, Hakan Fidan, qui s’est déroulée le 22 décembre 2024, à Damas, a permis de clarifier les contours de la structure politique envisagée pour l’avenir de la Syrie.
Le ministre est apparu comme le véritable patron de la Syrie, donnant l’impression de diriger directement les orientations politiques et institutionnelles, notamment par ses déclarations affirmées et sa posture plus qu’assurée.
Cependant, la faisabilité de ce projet, porté par des factions djihadistes, soulève des interrogations. Ces factions, connues pour leur idéologie radicale et leur passé de confrontation armée, et qui sont appelées à se fondre dans une nouvelle armée syrienne, peuvent-elles réellement souscrire à ce projet ? Leurs comportements passés alimentent les doutes les plus légitimes sur la possibilité d’une gouvernance stable et inclusive en Syrie.
Les déclarations officielles et les signaux politiques suggèrent que le futur État syrien pourrait s’inspirer du modèle turc. Mais quel modèle, précisément ? Certainement pas celui de Mustafa Kemal Atatürk, marqué par un sécularisme strict et un contrôle étatique sur la religion, mais plutôt celui d’Erdoğan, caractérisé par une résurgence de la religiosité au sein des institutions.
Il se pourrait qu’il s’agisse de bien plus que d’une inspiration et que le modèle soit poussé bien au-delà des limites imposées qui lui sont imposées par le cadre juridique et institutionnel turc, où la laïcité reste, malgré les évolutions récentes, un principe fondamental inscrit dans la constitution.
Vers un État civil à fondement islamique
Le système en gestation semble se dessiner comme un État civil de façade, formellement moderne mais doté d’un ancrage religieux profond et d’une influence islamique assumée. Le projet est donc de reprendre formellement certains aspects de la Turquie contemporaine tout en poussant le projet de l’AKP au plus loin.
Officiellement laïque, la Turquie pratique cependant une laïcité particulière, la laiklik, qui repose sur un contrôle étatique rigoureux de la religion. Ce contrôle a été instauré dès 1924 pour domestiquer l’influence religieuse à travers la Direction des Affaires religieuses (Diyanet).
Si ce mécanisme visait initialement à limiter la place de l’islam dans la sphère publique, il a progressivement évolué sous l’ère de l’AKP (Parti de la justice et du développement). Aujourd’hui, il sert davantage à réintroduire et structurer une religiosité accrue au sein de l’appareil d’État. Ce virage marque un éloignement progressif des principes kémalistes vers un modèle de gouvernance islamo-conservateur.
Remarquons, au passage, qu’il se dégage une troublante ressemblance avec l’État algérien, notamment dans sa gestion centralisée du pouvoir et son utilisation de la religion comme outil de légitimation politique.
En Algérie, l’appareil d’État maintient un équilibre fragile entre modernité institutionnelle et contrôle religieux, illustré par le rôle du Haut Conseil Islamique, des lois régulant la pratique religieuse, notamment le Code de la famille, et les fameuses directions des affaires religieuses.
De même, la Syrie sous influence turque pourrait adopter des structures similaires. Un État autoritaire, formellement moderne, mais imprégné d’un « islamisme soft » (sic). Cette configuration permet de projeter une image de modernité institutionnelle tout en maintenant une structure sociopolitique profondément antimoderniste.
Erdoğan tient là l’occasion de réaliser un premier modèle, grandeur nature, d’un État AKP. Contrairement aux monarchies du Golfe, qui combinent autoritarisme et islamisme tribal, ou à l’Iran, avec son modèle théocratique, ce modèle repose sur une façade républicaine et une gestion étatique de l’islam.
Ce sera un Etat débarrassé de l’héritage kémaliste, en tout cas plus qu’il n’est possible de le faire en Turquie, un instrument clé dans la stratégie néo-ottomane d’Ankara. Une “Chouracratie”, comme dirait feu Nahnah …
La question kurde : un facteur déterminant
La question kurde apparaît comme un point crucial dans la formation de cet État. La Turquie a toujours adopté une politique répressive envers les revendications autonomistes kurdes, allant de l’interdiction de la langue kurde dans l’espace public à des opérations militaires répétées contre les forces kurdes en Turquie, en Syrie et en Irak.
Cette approche sécuritaire, combinée à des mesures d’assimilation culturelle, a créé un climat de méfiance et de résistance. Dans ce contexte, il est fort probable que le futur État syrien adopte une posture similaire, limitant l’autonomie des populations kurdes et consolidant un pouvoir central fort cherchant à contenir toute velléité indépendantiste sous couvert de stabilité régionale.
Dans l’espoir d’éviter l’affrontement armé, les dirigeants du Rojava démocratique ont adopté une position défensive qui pourrait s’inscrire dans un plan à long terme visant à assurer une stabilité régionale en négociant progressivement une autonomie reconnue au sein d’un cadre centralisé imposé par la Turquie.
Les dirigeants du Rojava démocratique disent accepter de revoir leurs ambitions à la baisse. Ils envisagent une autonomie de gestion limitée pour leur région, renonçant ainsi à leurs aspirations initiales de fédéralisme élargi. Ce choix, bien qu’imposé par la conjoncture, s’inscrit dans une logique de préservation de l’intégrité territoriale de la Syrie.
Une réplique miniature de la Turquie ?
La Turquie s’oriente-t-elle vraiment vers la création d’un modèle réduit de son propre système en Syrie ? Si cela se confirme, cette perspective présente des avantages et des limites. D’une part, elle évite l’émergence, au moins dans l’immédiat, d’un émirat islamiste, garantissant ainsi une certaine stabilité régionale. Mais, d’autre part, elle prive les peuples de Syrie d’une véritable victoire démocratique et populaire. D’autant que l’intégration des factions djihadistes comme acteur clef de ce projet soulève des inquiétudes quant à la capacité de cet État futur à assurer une gouvernance stable et inclusive.
Ce compromis hybride, entre autoritarisme et modernité de façade, illustre l’ambiguïté des projets politiques turcs dans la région. Cette formule parviendra-t-elle à instaurer une paix durable ou ne fera-t-elle que contenir l’instabilité ? Toujours est-il que le contour final de l’État projeté dépendra aussi de la capacité des Syriens à maintenir une mobilisation et un engagement démocratique. L’évolution de cette situation reste pour le moment incertaine.
Mohand Bakir