Samedi 19 septembre 2020
L’Algérie, ce pays qui «déteste» les cafés littéraires !
Il était une fois, nous dira-t-on, un pays qui ne détestait pas que les femmes et les hommes libres, mais les cafés littéraires aussi. Les livres. Les lecteurs. Aokas alors, suivie de Tichy, de toute la Kabylie, de l’Algérie et de la diaspora aux quatre coins du monde, avant l’assaut final de l’obscurité, clamait les livres.
Un certain 27 juillet, elle a marché dans les rues. Pour que les livres se réapproprient une place dans le langage, une empreinte dans la référence. Des hommes et des femmes avaient marché armés de livres. Ils avaient l’impression de brandir des lampes aveuglantes de lumière susceptibles d’éteindre morceau par morceau la nuit inquisitrice. Les samedis, chaque samedi, rare contrée qui sortait des sentiers battus, les gens sortaient de chez eux. Un après-midi pour fumer des rêves, emprunter le tapis volant du multiple et atteindre les contrées verdoyantes des mille et un possibles. Les gens parlaient, discutaient, concevaient le pays à venir.
«L’Algérie cesse de plus en plus d’être un pays», me dis-je dès le premier post pour le moins éclaboussant. La tête baissée, l’échine ployée, défaite, l’Algérie prend-elle la route de la sortie de l’histoire ? Pourquoi n’arrive-t-elle plus à faire des enfants à son espace-temps ? Occupée à créer et réinventer le passé, elle oublie le présent à habiter, l’avenir à semer du possible. Sans ces rares gens qui ont leurs rêves plus grands que leurs peurs, elle serait sans doute réduite à n’être plus que de la géographie. Un tas de lignes courbes et brisées pour une topographie de l’insignifiance sur l’atlas du monde. Une infinité de terre et de sable, saupoudrée de quelques ruisseaux mourants et monts érectiles avec des touffes de présence çà et là pour ponctuer le regard, assoir ne serait qu’un souvenir indécis dans la mémoire.
Après les militants, les marcheurs, les journalistes et les clameurs, après le rêve, les chansons et les youyous coupants, après les viols et les arrestations, l’État ou le pseudo-Dieu-sait-quoi actionne la machine de l’abracadabrantesque. 8 ou 9 sur l’échelle Richter de la connerie. Une sismologie qui échappe à l’entendement où on fabrique du policier et du gendarme comme des videurs postés au portail de la pègre. Ils ont droit de vie et de mort sur la piétaille. Rare peuple qui a plus peur de ses policiers et gendarmes que de ses petits voyous. Nous, le peuple, le petit peuple revendiqué pour l’anniversaire et les ripailles.
«Arrêtez-moi tout ce peuple !» ordonne, baveux, le président à l’issue du énième détournement fluvial. « Tout le peuple ?», rétorque, perplexe, le policier. « Qu’on le bastonne et terrorise, étaye le président au costume taillé dans le tissu râpeux du 1%,. Qu’on l’emprisonne ! Qu’on en fasse un élevage de canes ! ».
Une révolution donc pour un peu de manchettes. Que les croupes de nos femmes ondoient devant nos yeux arides de délicatesse, que d’aucuns parlent de nous. L’inexistence dans le concert des nations n’a que trop duré. Une révolution, tiens, qui a horreur des idées face à un ogre qui en a plein. Une révolution pour l’avènement du pire!
Au pays de la cigogne, dirait-on, quand l’ultime fête proposée aux yeux est le bal des injustices, le voleur continue de détourner, le violeur de gouverner, et les autorités, qui ne savent plus rien hormis de sophistiquer la détestation du peuple, d’apeurer.
Dernière trouvaille : arrêter les cafés littéraires ! Les livres en quarantaine ! Les lecteurs au banc des accusés ! Convoquons les présidents des cafés littéraires ! Les associations. Les berbéristes qui refusent de devenir arabéens! Éteignez-moi un à un ces foyers de l’idée ! Les idées inspiratrices qui actionnent la sortie de la cessation. Colmatez les éclosions de sources pour qu’il ne pleuve plus que l’arabo-islamisme comme une pluie de crétinisation caractéristique devant le droit seigneurial de pucelage.
Empêchez ce peuple d’être heureux! Il ne faut pas qu’il soit heureux ! S’il est heureux, il pensera, il réclamera, il voudra, il osera, il désirera, il aimera, il se surpassera, et il créera. Sera libre. Autonome. Adulte avec d’immenses yeux d’enfants pour qu’il se souvienne de demain. La dernière chose qu’il voudra alors est d’être gouverné par de brigands doublés de clowns aseptisés et gonflés. Faites donc, avant qu’il ne soit trop tard, de ce peuple un tas «mineur» à vie ! Et de l ’école, une forgerie des servilités dorées !
Dans un État comme un funambule perché sur la fragilité de notre avenir, débile, la pègre pense sérieusement pouvoir réguler le débit des mots, rationner au compte-goutte les joies irrigatrices des jardins de l’âme, distribuer parcimonieusement l’air et le temps.
Tiakout Lmouloud, un ami, président du plus célèbre café littéraire en Algérie, où j’ai été accueilli à chaque fois comme on accueille un membre de la famille, celui sans doute à l’origine ne serait-ce que d’un peu de cette Algérie rebelle descendue dans les rues, enseignant philosophe, infatigable militant des libertés démocratiques, humaniste, berbériste, papa et frère attentionné, est convoqué par la police. De quoi est-il coupable? Il sort des sentiers battus, mon ami le philosophe pour qui les livres sont les gâteries de l’être. Il réfléchit donc, pense à une Algérie après les murailles, un «Je» après l’élevage, une vérité de la raison après les manuels du plomb et des clous doctrinaires, un horizon après les slogans et les oraisons de l’abêtissement massifié.
Karim Smaili, un autre ami, président du café littéraire de Tichy, l’espace culturel dont j’ai eu l’honneur d’être le premier invité, lui aussi est escorté au commissariat. Me reviennent en tête nos croustillantes discussions, l’envie de l’homme de porter le monde sur ses frêles épaules, de sortir Tichy, la ville balnéaire, de son sommeil intellectuel et prorogé.
Émacié, l’œil luisant, une eau or et feu comme une lampe refoulée qui allume son âme de l’intérieur, Karim comme Lmouloud croient que les livres sont les compositeurs de l’aube ; ils sont persuadés que les discussions revendiquent les ponts, que les débats apprennent la marche sur les œufs fragiles du vivre-ensemble, que s’il faut un village pour élever un enfant, il faut tout un monde pour élever un peuple.
Mes amis Tiakout Mouloud et Karim Smaili ont été donc «terrorisés» par un État qui a la peur des quintessences alors que les terroristes, les vrais, courent les rues. Gouvernent carrément. Parce que, eux, ils ne sont pas à la tête d’associations conçues pour être des somnifères idéologiques que l’on gave pour expliquer au peuple que le bonheur n’est pas pour la terre, mais pour le ciel.
Voici donc un État qui ne veut pas du meilleur de ses enfants. Ne veut pas d’un peuple qui aime les livres, qui affectionne l’art, qui pense, produit, écrit. Les intelligences, il s’en fout comme de l’an quarante. Ou pire, il en est horrifié. Vivement les débiles ! Les ignares ! Les ignorants ! Les corrompus ! Les réceptacles altiers de la connerie ! Les cagots qui soupent à la bondieuserie et s’abreuvent aux couillonnades des constantes. Versez-leur les milliards, les associations qui débilitent et qui déplacent l’épicentre des séismes aux cheveux des femmes.
Un État, les quelconques s’entend, faute de promettre le paradis ici et maintenant, il édifie dans l’imaginaire un paradis après la tombe. Vivement les associations, organismes et organisations qui accélèrent l’aliénation pour usiner un peuple à convenance qui n’aspire à rien hormis de priver les autres de leurs libertés ! Une piétaille plongée dans la farine du sacré et noyée dans l’huile trompeuse des constantes ! Un peuple comme une multitude rodée à la génuflexion devant le seigneur autoproclamé, subordonnée aux mémoires meurtrières et mortifères !
Kamira Naït-Sid, présidente du congrès mondial amazigh (CMA), arrêtée. Pareillement. Selon le journaliste Kader Sadji : « Les personnes arrêtées s’étaient rendues aujourd’hui (jeudi 17 septembre 2020) à la bibliothèque pour préparer l’installation de l’équipement nécessaire au déroulement d’une rencontre culturelle sur la langue et culture amazighes qui devait avoir lieu le lendemain et surlendemain (vendredi et samedi 18 et 19 septembre 2020). L’activité a été préalablement autorisée par le maire de la localité après qu’une demande lui eût été adressée par le café littéraire de Tichy ». Elle aussi, elle a quitté la tribu de l’impensé imposée par une idéologie de l’abolition des altérités. S’affranchir du désert géographique et mental.
Autorisée ou pas, la rencontre pour préparer la rencontre amazigh, la pègre s’en fout. Elle ne veut pas de cette Algérie qui discute et qui rêve. Une Algérie immanquablement à venir. Plurielle, amazigh d’abord, plurimillenaire de souvenir. Une mémoire qui ne date pas du 1er novembre ou du 7e siècle. Un livre scolaire qui n’enseigne pas qu’Okba est un héros, mais un violeur.
Un pays qui ne sera pas que musulman, mais chrétien aussi, juif, animiste, athée, théiste… Une terre pour qui n’importera plus le slogan creux d’une Algérie absurde et unie, mais d’une Algérie d’Algériennes et d’Algériens d’abord et surtout. Une terre du mérite qui n’aura plus des voleurs et des criminels à sa tête.
Se contentera-t-on désormais de grossir la marche et d’ombrer les ruelles chaque vendredi ? Ou alors ira-t-on enfin vers le pays que nous méritons ? Un pays qu’on n’aura pas envie de quitter. Où les bancs publics seront remplis de gens qui lisent, d’hommes et de femmes qui devisent, de cœurs qui se nourrissent aux sucreries délicieuses de l’âme.
Il était une fois, nous dira-t-on, un pays qui ne détestait pas que les femmes et les hommes libres, mais les cafés littéraires aussi. Les livres. Les lecteurs. Aokas alors, suivie de Tichy, de toute la Kabylie, de l’Algérie et de la diaspora aux quatre coins du monde, avant l’assaut final de l’obscurité, clamait les livres. Un certain 27 juillet, elle a marché dans les rues.
Pour que les livres se réapproprient une place dans le langage, une empreinte dans la référence. Des hommes et des femmes avaient marché, armés de livres. Ils avaient l’impression de brandir des lampes aveuglantes de lumière susceptibles d’éteindre morceau par morceau la nuit inquisitrice. Les samedis, chaque samedi, rare contrée qui sortait des sentiers battus, les gens sortaient de chez eux.
Un après-midi pour fumer des rêves, emprunter le tapis volant du multiple et atteindre les contrées verdoyantes des mille et un possibles. Les gens parlaient, discutaient, concevaient le pays à venir.
En somme, la question est : prendra-t-on enfin les rênes de notre destin pour continuer le rêve grandiose d’une Algérie à libérer de ses ennemis intérieurs pour une terre qui aimera enfin les livres et les cafés littéraires ?