Tout va bien, les chiffres l’affirment, les institutions confirment. Reste à savoir ce qu’il advient d’un pays quand le réel n’est plus invité à la séance.
Il faut reconnaître une chose à Abdelmadjid Tebboune : il sait dresser des bilans qui ne rencontrent jamais d’obstacle. Devant le Sénat et l’APN, le pays devient un couloir interminable, propre, ciré. Chaque phrase avance sans jamais croiser le réel. Tout est réussite, tout est dynamique, tout est sous contrôle. Un discours prononcé devant des institutions qui ont perfectionné l’art rare de ne pas déranger.
La méthode est presque élégante : d’abord bénir un Parlement “revitalisé”, comme si la souveraineté naissait d’un vote bien rangé. Ensuite, dérouler les chiffres comme on déroule un tapis rouge sur une rue pleine de nids-de-poule et de dos d’âne. Investissements inédits, inflation en recul, industrie renaissante, logements par millions. Le pouvoir parle en quantités pour éviter de parler en responsabilités. Le nombre sert de rideau : derrière, il n’y a ni fond ni forme, ni emploi réel, ni dignité du quotidien. Le mirage suffit. La feuille Excel fait le reste.
Car ce discours n’est pas un échange. C’est une cérémonie. Le chef de l’Etat parle, les bancs acquiescent, et le peuple, convoqué comme figurant, écoute une réussite à laquelle il n’a jamais été invité autrement que par procuration. Six pour cent au premier mandat. Quinze ou vingt au second. Mais une légitimité gonflée à l’intonation, comme un ballon qu’on remplit à la tribune militaire. On sait d’où vient l’air, qui tient la pompe, et combien de temps ça tient : jusqu’au journal de vingt heures.
Les annonces tombent en rafale : 309 projets étrangers, 13 000 start-up, 1,7 million de logements, 80 % de médicaments, 15 000 exploitations agricoles.
À ce rythme, l’Algérie ressemble moins à un pays qu’à un tableau de bord qui a pris le pouvoir. Or un chiffre n’est pas une politique. C’est un paravent. Derrière les logements, encore des millions sur la paille. Derrière l’industrie, aucune chaîne de valeur lisible. Derrière les start-up, un désert réglementaire et bancaire si vaste qu’on pourrait y organiser un sommet… à condition d’avoir des invités. Quant aux gagnants, eux, connaissent déjà la prise. Ils savent où se brancher.
Et quand la question insiste, elle passe directement au tribunal de la morale : qui ne reconnaît pas est jaloux ou ingrat. Voilà la démocratie version brochure. Le désaccord devient un vice, le doute une trahison, la critique un défaut de patriotisme. On ne répond plus. On classe. On ne débat plus. On diagnostique.
Moment “humain”, minute de théâtre, l’aveu d’échec sur la viande. Unique fissure dans la fresque triomphale. Mais l’échec est livré sans auteur, sans système, sans architecture de responsabilités. Juste une interpellation morale aux acteurs du secteur, comme si l’économie obéissait à la pudeur et à la bonne intention. La crise devient un sermon : “soyez jaloux de votre pays”. Traduction : l’État a échoué, mais c’est votre faute de ne pas être assez vertueux. Un classique.
Le passé, lui, sert de paratonnerre permanent. Tout ce qui résiste aujourd’hui viendrait d’hier. L’ère précédente devient l’alibi universel : elle explique, absout, justifie. Pratique pour un pouvoir qui entame son deuxième mandat et continue de parler comme s’il était encore en train de découvrir le pays. À ce compte-là, demain, on expliquera les embouteillages par l’histoire, et les coupures d’eau par une météo d’archive.
À l’extérieur, le récit a moins de maquillage et plus de murs. On proclame l’intégration dans la “dynamique mondiale”, et le monde répond par des portes restées fermées. BRICS : refus. G20 : pas d’invitation, pas de table, pas même un verre d’eau à l’entrée. Sahara occidental : posture droite, effet qui s’émousse. Libye : “solution entre frères” pendant que le terrain se découpe sans nous. Tunisie : perfusion et grands mots. Sahel : fâcheries, incertitudes, voisins nerveux. Et les relations franco-algériennes, elles, suivent un calendrier plus intime que diplomatique : douleurs cycliques, crispations récurrentes, fièvre, trêve… jusqu’au prochain épisode. Un contentieux qui se renouvelle comme une ordonnance, avec deux capitales qui grimacent en même temps et font semblant d’être surprises.
Et là, surprise, presque au détour du réveillon, comme on glisse une facture sous une porte : on annonce qu’on va retoucher la Constitution. Déjà ! Pourquoi ? Comment ? Avec quel mandat populaire ? Silence. On laisse entendre que les deux chambres, supposées acquises, feront le reste. Le désir de l’enfant gâté, version institutionnelle : on change la règle parce qu’on tient le stylo.
Et comme si cela ne suffisait pas, on ressort la déchéance de nationalité : solution miracle, version tampon. Avec un seul passeport vert, on ne règle rien. On appelle ça gouverner. En réalité, on fabrique des apatrides et on mesure jusqu’où un peuple peut encaisser.
Le décor, lui, est prêt : opposition muselée, presse bâillonnée, et justice passée en mode réseau mobile. Une justice à la puce, au “passe-moi le numéro”. Ici, l’indépendance se mesure parfois en barres de réseau.
Ce discours ne cherche pas à convaincre. Il cherche à fermer la conversation, à dire que tout est déjà jugé, validé, applaudi. Pourtant, plus un pouvoir répète qu’il réussit, plus il révèle sa peur centrale. Celle qu’on lui demande enfin des comptes. Pas en slogans. Pas en chiffres. En légitimité.
Fin d’année terrible. Début 2026 imprévisible. Et au milieu, une certitude : tant qu’on gouverne par listes, le réel finira toujours par raturer la page.
Zaim Gharnati

