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« L’Algérie en guerre (1954-1962) » de Benjamin Stora

A l’inverse de la guerre civile des années 1990 soigneusement camouflée par le régime d’Alger, la guerre d’indépendance croule à présent sous une avalanche d’images. Spécialiste de la mémoire visuelle depuis ses premiers documentaires, parmi ses nombreux talents de témoin et d’historien, Benjamin Stora livre une synthèse d’une rare hauteur de vue en s’interrogeant sur les valeurs de tout ce qui a trait à l’image et à ce qu’il appelle « une mémoire visuelle enfouie ».

C’est la continuation très documentée d’Imaginaires de guerre publié par l’auteur en 1997 et le reportage, qui a fait date, des Années algériennes de 1991.

Outre un index, une bibliographie qui rappelle l’importance d’ouvrages clefs, dont la thèse publiée de Sébastien Denis sur Le Cinéma et la guerre d’Algérie (2013), est très utile, en fin de volume, une petite chronologie des images essentielles, depuis l’interdiction du film de René Vautier, en 1957, L’Algérie en flammes, jusqu’au documentaire  de cinq heures, signé par l’auteur et Georges-Marc Benamou¸ C’était la guerre d’Algérie, diffusé en 2022 par France 2.

Articulé en un plan classique en trois parties, ce livre contient une introduction qui replace cette recherche en perspective historique sur le long terme. Et ce, en partant d’un paradoxe initial : les images de ce dernier grand conflit colonial étaient rares : elles deviennent surabondantes depuis au moins le début des années 2000.

Il s’agit bien d’une « troisième source », y compris les bandes dessinées et les films d’amateurs pris lors du conflit. Elle complète l’accès aux archives et les publications de témoignages oraux et écrits. Et d’évoquer aussi la censure et l’auto-censure, comme ce fut le cas pour les questions délicates telles que la torture, les enlèvements d’européens ou les massacres des harkis, sans oublier, pendant le conflit de 1954 à 1962, la double guerre civile, entre Français et entre Algériens.

La première partie dresse un état des lieux des « images fixes », avant, pendant et après la guerre d’Algérie. L’auteur traite du pays réel ou fantasmé, notamment par les films de propagande et les clichés pris par les hommes du contingent, mais aussi par les Algériens eux-mêmes (images de combattants dans les maquis).

A noter la découverte des photos d’Etienne Sved, datant de 1951. Elles montrent la pauvreté et le délabrement de l’Algérie profonde, faisant écho au témoignage de Mostefa Lacheraf (après le texte de Camus sur la Kabylie en 1939).

Après une référence sur l’importance des images et des films (Pierre Schoendoerffer) sur la guerre d’Indochine, Benjamin Stora s’intéresse à la profusion des images de guerre, y compris à travers les œuvres de photographes tels René Bail ou Marc Flament qui s’intéressent aux militaires français et occultent le sort des populations civiles algériennes, à l’inverse de Marc Garanger.

S’il évoque les photos de Paris-Match et les nombreuses études consacrées aux clichés pris par les militaires français, l’auteur étudie aussi ce que l’on doit aux « agenciers » de l’AFP (Agence France-Presse) jusque dans les derniers moments de l’Algérie française.  A souligner l’évocation des catalogues d’exposition, depuis les premières à Paris en 1992 (Musée d’histoire contemporaine et Institut du Monde arabe), jusqu’à celles de Saint-Omer, en 2002 et de l’hôtel de Sully, à Paris, en 2004 (Photographier la guerre d’Algérie).

L’AFP classe les divers types de représentations, y compris les premiers regards algériens sur la guerre. Si on s’attend à une synthèse consacrée à l’avalanche de documentation concernant la guerre vue par les Français, on ne peut être qu’étonné par l’exhumation de « photos interdites », comme celles du quotidien France-Soir concernant la répression sanglante des Algériens à Paris dans la nuit du 17 octobre 1961.

En bref, cette première partie apporte beaucoup sur la fabrication des images par les deux camps. L’algérien est illustré d’abord par des non-Algériens (le Yougoslave Zdravko Pecar, ou le Hollandais Kryn Taconis), puis par des natifs du pays tels Abderrezak Hellal ou Maadad Messaoud dans Guerre d’Algérie, chronologie et commentaires (1990).

En écho au chef d’œuvre de Kamel Daoud, Houris (2024), en fin de première partie, Benjamin Stora évoque de main de maître la « tragédie à huis clos » des années 1990-2000, qu’il fut le premier à analyser dans son ouvrage La Guerre invisible : Algérie, années 90, publié en 2000.

Cette « décennie sanglante », marquée, entre autres, par le grand massacre de Bentalha en 1997, manque en effet cruellement d’images, un peu comme le tout début de la guerre d’indépendance. L’invisibilité du carnage est le propre d’une presse muselée depuis le décret sur l’état d’urgence de 1992. Elle se solde aussi par le lourd tribut payé par les journalistes et les photographes assassinés.

Et d’évoquer l’importance des photos prises par des étrangers, comme le Suisse Michael von Graffenried. Celui-ci parcourut le pays de 1991 à 2001 et montra bien des aspects de cette nouvelle « guerre san nom » et « sans front ». Ses photos rappellent qu’il arrive que l’histoire bégaye, telles celles qui sont consacrées aux groupes d’auto-défense en Kabylie, en 1995, armés de fusils de chasse, comme cela avait déjà été le cas au temps de la « pacification » définie par les forces coloniales…

De même, les images des paras rappellent celles de la « première guerre d’Algérie ». L’auteur évoque aussi sa propre expérience quand il travailla pour les images fixes de L’Algérie vue du ciel de Yann Arthus-Bertrand (2005), documentaire qui soulignait aussi l’incroyable beauté de ce pays rude et divers.

Consacrée à l’image filmée, la deuxième partie traite d’éléments mieux connus relatifs, notamment, aux films de fiction, jusqu’au récent Ce que le jour doit à la nuit d’Alexandre Arcady (2022). Stora propose ici une approche historienne et donc chronologique. Outre l’analyse de films censurés pendant le conflit (18 films, dont Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard) ou de films auto-censurés suivant le drame (L’insoumis d’Alain Cavalier, 1964), l’auteur dénonce une idée reçue sur la quasi absence d’œuvres après 1962 : il existe plus de 40 films, en France et en Algérie, sur la guerre d’indépendance entre 1960 et 1970.

A noter les réflexions sur le cinéma des femmes, d’Agnès Varda, Cléo de 5 à 7 (1962) à Rachida Krim, Sous les pieds des femmes tourné pendant la « décennie sanglante ». Les pages relatives au cinéma algérien sont des plus novatrices. Si on s’attend à l’analyse de la Palme d’or 1975 de  Chronique des années de braise de Lakhdar Hamina, on découvre comment les cinéastes algériens, tout en entretenant l’image du « peuple en marche », se risquent aussi à reconstruire et abordent des thèmes « politiquement incorrects », telle la guerre sordide entre le FLN et le MNA en France dans Les Sacrifiés, d’Okacha Touita ( 1982). Belles pages aussi sur les circonstances du tournage de La Bataille d’Alger (1965) de Gillo Pontecorvo (Lion d’or à Venise en 1966), qui dut attendre le 1er novembre 2004 pour être programmé en France sur Arte.

Fort de son expérience à Hanoi, Benjamin Stora fait aussi une comparaison bienvenue entre les films français « cloisonnés » par des mémoires douloureuses, et les grands films consensuels américains traitant aussi du traumatisme de la société (Voyage au bout de l’enfer). A noter la synthèse des films de fiction algériens depuis le classique Bab El-Oued City de Merzak Allouache tourné en 1993.

Ces œuvres montrent à la fois le réel sur le long terme (La Colline oubliée d’Abderrahamane Bouguermouh, 1997), et une volonté de survie dans la « décennie noire » (Le Harem de Madame Osmane de Nadir Moknèche, 1999).

La troisième partie, « Mes documentaires », est une invitation à redécouvrir l’apport essentiel du grand historien-confluence qu’est Benjamin Stora, juif de Constantine ayant vécu la douleur du partir (cf. son autobiographie, Les Clés retrouvées, 2015) qui a su respecter tous ceux qui ont connu le drame algérien. Il nous invite à pénétrer la fabrication de ce type de reportage, à la fois pendant la guerre d’Algérie et après l’indépendance. En ce sens, l’historien devient documentaliste et aide grandement à la construction dépassionnée du récit historique, sortant ainsi du cadre étroit de mémoires qui continuent de s’ostraciser des deux côtés de la Méditerranée. Il reste à souhaiter qu’un film aussi important que Larbi Ben M’Hidi, de Bachir Derrais (2021) puisse émouvoir, par son impartialité, les publics français et algérien pour, qu’in fine, la plaie commence à se refermer…C’est bien ce travail de compréhension et de réconciliation qu’entreprend, comme président et suite à son célèbre rapport de janvier 2021, Benjamin Stora au sein de la commission mixte franco-algérienne créée en 2023.

Jean-Charles Jauffret

Benjamin Stora, L’Algérie en guerre (1954-1962). Un historien face au torrent des images, Paris, Editions de l’Archipel, octobre 2024, 340 p., 22 euros.

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