Ils étaient taxés d’assimilés et d’auteurs d’une littérature mineure durant la colonisation. Leurs textes n’ont jamais été révélés au grand public et totalement ignorés par la critique universitaire.
Victimes de la contrefaçon politique et idéologique des années d’indépendance politique, ils ne seront cités dans aucune anthologie littéraire algérienne. Nous parlons de Faci Saïd né en 1880 en Kabylie ayant fait une formation à l’Ecole de Bouzaréah et prenant la citoyenneté française dès 1906. Membre de la Ligue des droits de l’homme et de la SFIO-Algérie, un des fondateurs de l’Association des enseignants indigènes d’Oran en 1921 et un des animateurs de La Voix des Humbles.
Déjà en 1920, il est au Syndicat des instituteurs de Tlemcen qui s’occupait de la défense statutaire des enseignants et fonctionnaires algériens de l’enseignement. Nous ignorons tout de son parcours scolaire à la Medersa franco-musulmane, de son apport, minime soit-il, à la littérature algérienne dans les deux langues.
Nous pensons aussi à Ali Sator ou Satour, auteur du Manuel scolaire pour les écoles indigènes: Le français par les auteurs français, et d’un roman Les Attardés. Ce directeur d’école principale pour indigènes et directeur de La Voix des Humbles ne mérite-t-il pas d’être réhabilité par la publication de ses textes éparpillés dans la presse coloniale entre 1912 et 1937 ?
C’est une certaine autorité scientifique et universitaire qui, au nom d’une idéologie sélective, a occulté leur ombre de toute recherche historique et académique. Imprégnée par les thèses d’un communisme révisionniste ou d’un nationalisme révolutionnaire de pacotille, l’épuration des lettres algériennes ne faisait que poursuivre l’œuvre coloniale au niveau de la superstructure traduisant une réelle débâcle de l’infrastructure du sous-développement de toute une nation. Le sociologisme culturel d’Abdelkader Djeghloul et de Hadj Meliani s’est cloisonné à vouloir annoncer qui la paternité de la littérature d’expression française: Hadj Hammou Abdelkader, dit Abdelkader Fikri ou Youcef Loukil (1889-1940) de Mazouna. Une phobie de certains universitaires qui prospectaient le long des trois langues un patriarcat littéraire et artistique au risque de remonter aux temps des révélations mythico-religieuses.
En feuilletant l’annale, bien éparse, des publications algériennes entre publications et rééditions de titres parus durant les 20 années du régime de Bouteflika, une froide impression nous courbe le dos. De nombreux titres renvoient à des auteurs, des personnalités historiques et politiques, des érudits en théologie de l’islam et autres auteurs qui renvoient à une mappe littéraire et culturelle bien centrée sur l’Oranie.
Une régionalisation du fait culturel et artistique qui ne dit pas son nom. Nous retenons qu’entre 1999 et 2013, une odeur nauséabonde se dégageait du discours idéologique d’Etat faisant d’Ibn Khaldoun l’universel un enfant de Tiaret, de l’émir Abdelkader un poète soufi de Mascara; de Messali Hadj un nationaliste de Tlemcen et de Mohammed Dib un écrivain-photographe de sa cité. Un jeu bien dangereux que celui de vouloir régionaliser les questions idéologiques au point de ne pas épargner même l’ère paléontologique du Miocène du côté de Tighennif.
Un jour, l’Histoire et face aux archives ouvertes, nous apprendra un peu plus sur cette tentative belliqueuse d’alimenter une régionalisation de toute une histoire nationale à des fins de reconfiguration de la géographie humaine de tout un pays en élevant une certaine bannière fasciste du séparatisme de fait.
N’a-t-on pas permis et sans scrupule ni mention officielle à un gouvernement provisoire de Kabylie de se réunir dans certaines villes et villages des trois wilayas «kabyle»? Mais lorsque l’actuel chef de l’Etat mentionnait clairement lors d’une de ses premières interventions publiques qu’il avait «hérité d’un Etat disloqué» avait-il pris connaissance de toutes les données et au détail prêt d’une quelconque machination! Nous ne doutons nullement un instant. Il était question d’alimenter une brisure culturelle, voire historique apparentée à une visée de balkanisation de l’Algérie.
Aujourd’hui, la question qui s’impose d’elle-même est de poursuivre la résistance contre cette idéologie de l’émiettement du culturel et de l’histoire artistique. C’est une lutte à caractère politique pour une unité dans la riche diversité, un combat pour la rationalité historique dans sa totalité et sans exclusif.
Une Algérie littéraire peut-elle unir ?
Ils étaient portant unis par le verbe de la langue de Voltaire, rejetant les singeries de celle de Molière. Ils étaient originaires de l’ouest du pays et ils enseignaient où ils activaient en situation de colonisation à l’est, au centre et même dans le sud militarisé.
Ils ont réussi et à corps dépendant d’accéder à des professions libérales entre médecins et avocats et ils soutenaient et soignaient leurs coreligionnaires avec passion, humilité et sans intérêt lucratif. Ils assistaient sur invitation, aux fêtes coloniales officielles, mais ils ne manquaient pas de soutenir ou d’apporter leur adhésion aux actions des Oulémas, des nationalistes, des socialistes, des communistes algériens et le monde associatif autochtone. Ils avaient une très haute idée de l’action culturelle et celle de l’émancipation de l’algérien et de l’algérienne. Ils se mêlaient aux débats dans sa diversité et non par adversité, ils menaient leur lutte avec conviction. Ils méritent notre estime et notre respect.
Nous citons l’exemple de Mohamed Talbi Ben Rabah né en 1910 à Dellys. Le 14/7/1923, la presse coloniale de Tizi-Ouzou le présentait en ces termes:
«Notre jeune et distingué concitoyen M. Talbi vient de passer brillamment devant la Faculté d’Alger les examens de seconde année de la licence de droit. À l’occasion de ce beau succès qui ne nous surprend pas, nous sommes heureux de féliciter M, Talbi».
Dans l’actuelle Dellys, seules les quelques anciennes familles de la cité phénicienne gardent le souvenir de cet ancien avocat de Dellys puis celui du barreau de Tizi-Ouzou qui plaidait gratuitement les affaires des Algériens démunis.
Mais le reste de l’Algérie ignore encore qu’il était en 1957 l’avocat de la moudjahida Djamila Bouazza devant le tribunal militaire d’Alger. Vingt ans auparavant, Me Talbi avait acquis la qualité de citoyen français et sera honoré de l’ordre de Chevalier de la Légion d’honneur à titre exceptionnel. Cela ne l’empêcha pas d’être un homme d’une culture exceptionnelle et dès 1932, il se distingua par son action sur le front culturel. Nous retenons qu’au seul mois de décembre de la même année, il est au Cercle du Progrès de Tizi-Ouzou et accompagné de la Société musical El-Djazairia, dans une conférence sous le titre d’Une page d’histoire de la musique arabe. L’illustre invité sera présenté en arabe par cheikh El-Okbi et par Me Ali Sator en français. Cette même conférence est donnée à Alger au Cercle militaire, siège de la Société Géographique d’Afrique du Nord.
Le 15/6/1948, Me Talbi Mohamed est à la Radio d’Alger et dans un arabe classique digne d’un lettré intervenant à l’occasion de la commémoration de la mort de Pierre Loti «amoureux de l’Orient et de l’islam». Alger-Républicain du 9/2/1949 félicitera cet aède des forces du progrès et de la culture, alors avocat au barreau de Tizi-Ouzou, de la naissance de son fils Mahdi. Une insertion qui en dit long sur l’estime qu’avait ce poète aussi parmi les Algériens. Il avait réussi à trouver toute sa place dans cette Algérie littéraire parmi les belles plumes de l’époque coloniale.
Le journal La Kabylie française (LKF) de Tizi-Ouzou du 2/4/1949 écrivait à son sujet que par «une fine figure et rêveuse appelle la sympathie, nous avons nommé Me Talbi, avocat à Tizi-Ouzou. Par son délicat recueil de vers Les Jardins du soir, ses poèmes en prose, Vers la Lumière, ses études et ses conférences remarquées sur la musique andalouse, notre excellent ami a montrée avec talent, ce talent qui confère tant de charme à son éloquence, que l’austérité du code peut faire un mariage d’amour avec l’art».
Du journal LKF du 3O/5/1925 nous avons trouvé le texte qui suit intitulé Nocturne:
La lune à l’infini
Étale sa lumière
L’aile de la prière
Bat dans le ciel uni.
Par les espaces bleus
Sentant que l’heure est brève
Les étoiles; sans trêve,
Grisent leur sein frileux.
Et frissons de jasmin
Ou mystère de roses,
Le souvenir des choses
Flotte dans le chemin.
Sur un tout autre plan, un autre méconnu de nos anthologies littéraires est assez polémique. Boudib Si Ahmed (BSA) est né le 9/10/1905 probablement à Saint-Arnaud (…) et qui au mois de mars 1921 fut admis en 6e classe du cours moyen alors qu’il avait 16 ans. Dix ans plus tard, il est membre du mouvement fasciste Croix de Feu au côté de Jacques Réber et Aomar Zemerli.
En février 1939, il a été élu Secrétaire général de l’Amicale des mutilés et anciens combattants, veuves, ascendants et pupilles de la nation pour la région de Tizi-Ouzou ayant comme président M. Bonnet et vice-président Belkassem Ibazizen. Mais cette adhésion au fascisme ne peut l’exclure d’une quelconque anthologie littéraire ni encore de notre histoire politique nationale.
Son adhésion aux idées de la «révolution nationale pétainiste» est à situer sur une toute autre anthologie politique qui ne ferait qu’enrichir notre bibliothèque politique au sein de la colonie Algérie. Le 1/2/1941, BSA composa un poème intitulé La France Nouvelle à «l’honneur du maréchal Pétain» qui lui a adressé son portrait avec la dédicace suivante: «Avec les compliments et les remerciements du Maréchal de France, chef de l’Etat». Et au tour du général François de la Légion des Volontaires fascistes de France de lui faire parvenir «ses remerciements» pour l’hommage rendu à la Légion et au Maréchal.
C’est à cette même époque et sans qu’ils soient membres de la LVC, que Mahieddine Bachetarzi et Rachid Ksentini avaient «algérianisé» sur une musique andalou par la Moutribia et chanté sur plusieurs scènes le chant Maréchal, nous voilà!
Il n’en demeure pas moins que BSA est poète de son état et ne peut être ignoré pour le seul choix d’être un légionnaire fasciste en situation de colonisation. Il forme bien notre mémoire collective bien contradictoire qu’il est toujours intéressant de la soumettre à l’analyse critique. Faisant partie de cette dynamique littéraire, BSA était un fervent collaborateur littéraire dès les années 1930, dans plusieurs titres de presse notamment, La Revue Littéraire et Artistique d’Algérie et de Tunisie ou encore dans La Vie Mondiale dont l’exigence de la maîtrise du verbe français n’est pas à la portée de tout le monde face au service de «lecture» du Gouvernement général d’Algérie.
De même qu’il réussit à devenir ce talentueux collaborateur du journal de l’Académie Numidia de Constantine, à être membre de l’Académie des Jeux-Floraux de la même ville et membre de la Société des Écrivains Internationaux. Parmi ses œuvres, nous citerons un recueil titré Mes premières amours, composé en français et en kabyle.
Dans LKF du 3/1/1931, nous apprenons que BSA a été primé par l’Académie Numidia et qu’il figure dans une anthologie. Ce jeune littérateur d’origine «indigène» plein de talent et d’avenir «a été plusieurs fois primé à des concours littéraires diverses notamment au concours mondial de Hollande pour son texte L’Entente des Nations». Un poète de Kabylie qui a obtenu lors de deux concours, cinq diplômes honorifiques et un prix pour l’ensemble de sa poésie. Un nom qui attend sa réhabilitation 91 ans plus tard, l’auteur des Beaux yeux (1937) fut aussi rédacteur régional de LKF et des éditions du même titre de presse et dirigea sa collection poétique «Lotus Universal» durant les années 1930. Parmi ses textes: Cantate et Tizi-Ouzou, deux textes figurant dans l’anthologie citée plus haut et datés de 1929, La mort d’Orphée, Onze novembre, Acrostiche à G…, Spleen et Tristesse.
Pour lecture, voici ce poème primé à Constantine et paru dans LKF du 19/7/1930:
Tizi-Ouzou
Un superbe Couché de soleil rubis doré
De ses rayons mourants le beau panorama,
Laissant seul au pied du vénérable Belloua,
La joyeuse Cité Reine au sein de la flore!…
Des toits aux tuiles rouges flamboient ardemment,
Mais l’Astrée tout doucement s’éclipsant
La nuit de son voile étoilé en avançant
Les éteint sans cesse, et, silencieusement!
Tout s’efface et se tait dans le soir bien serein
De la noble Cité toujours enchanteresse…
Alors qu’au loin s’entend, se répéter sans cesse
Le nom d’Allah, au grand appel du muezzin!
Vers l’Orient flamboyant, la Lune d’or s’élance
Baignant dans sa clarté la brume au flot mourant,
Tizi nonchalamment, cède au sommet pendant
Qu’Amour lascivement veille aux Espérance!…
C’est cette Kabylie littéraire que l’Algérie ignore par le fait que l’on s’aveugle par la haine de celui qui s’oppose à nos idées, nos croyances et nos convictions. Il semble bien que nous n’avons rien retenu de la lecture de Jean El-Mouhoub Amrouche qui a cultivé «avec un égal bonheur les genres littéraires les plus variés». Rien saisi d’Azouaou Mammeri, cet «enfant de la montagne, virtuose des pinceaux qui a chanté, sur des toiles merveilleuses, apothéose du matin et la troublante poésie du crépuscule sur le Djurdjura» et qui, en s’adressant aux Ath-Yenni lors d’une conférence qu’il donna en septembre 1935 à l’occasion de la fête des bijoux, que « la tribu est morte, faites-en votre deuil. Elle n’existe plus que comme curiosité touristique ». Nous n’avons jamais cherché après le soldat Chérif Ait-Athmane de la Seconde guerre impérialiste mondiale ni à son retour de captivité afin de lire La Prison est pour les hommes, à travers ses accents « si humain à travers des pages émouvantes dédiées à la monotonie cruelle des Stalags ».
Comme sommes-nous aussi décadents de vouloir s’enfermer dans une éphémère virilité patriarcale au point d’ignorer que lors de la dernière étape du Tour d’Algérie cycliste en avril 1949, « une étoile de Radio-Algérie et sa troupe de chanteurs, comédiens, danseuses et musiciens» avait animée la cité des genets par une opérette de 3 actes et 4 tableaux de sa propre production, intitulée Er-rachid (Calife de Baghdad). elle s’appelle Fadhila Khetmi.
Mohamed-Karim Assouane
Universitaire.