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L’Algérie, par-delà le mouvement populaire : une révolution citoyenne est salutaire

TRIBUNE

L’Algérie, par-delà le mouvement populaire : une révolution citoyenne est salutaire

Après le « dégagez, bon débarras », c’est le temps du  grand débat qui, heureusement, vient d’être commencé par Tewfik Hamel avec son article majeur, «l’énigme Algérie : un nouveau temps politique ?  Il est majeur surtout parce que, par le titre au moins, il demande ce que Bachelard recommande, se défaire des explications que suggèrent ses impressions immédiates.

Cette Algérie se serait-elle transmuter soudainement, remettant en cause l’une des plus grandes et des plus coriace thèses de sociologie, l’idée durkheimienne, que le passage d’une société de la solidarité mécanique à la solidarité organique se réalise par un long processus, nécessitant des transformations sociales en profondeur et de vigoureuses règles morales en surface, sachant que juste avant la première marche nationale du 22 février, la société algérienne, dans le meilleurs des cas, la Kabylie, était au niveau intermédiaire entre la logique de solidarité mécanique et la logique solidarité organique, puisque les dernières élections ont fait valoir la logique clanique ?

L’Algérien qui la veille était traité par tous les algériens d’incivique s’est-il lever le lendemain en se retrouvant, on ne sait par quelle « fleur magique », comme dans « L’âne d’or ou les métamorphoses », transformé en homme civique ? Les gouvernants seraient-ils aussi aventuriers, voire même fous pour vouloir se maintenir avec un cadavre comme candidat pour un cinquième mandat ? Sachant que sur le plan social, l’algérien était loin d’être à « sa dernière résignation », un préalable à la révolte pour K. Polanyi, et que la majorité des algériens étaient habités et gagnés par la logique de captation de la rente, le mouvement, général dans tout le pays, pouvait-il être spontané ?

La Kabylie qui hier chantait en chœur des couplets de Matoub pouvait-elle virer aussi facilement, spontanément et surtout entièrement vers les chants des enfants d’el-mektoub ? Toutes ces questions, auxquelles quelques analystes donnent déjà quelques réponses, Mohamed Lakhdar. Maougal considère que le mouvement « n’est pas spontané ( 😉 il résulte, sans doute, précise-t-il, d’une longue préparation aussi discrète qu’efficace», l’universitaire, connaissant leur valeur pour l’élaboration d’hypothèses de travail et d’une démarche d’analyse, se doit de les poser.  Mais ces réponses ne sont plus déjà l’urgence de l’heure. L’urgence est de voir comment transformer cet espoir collectif en enthousiasme créatif, ce mouvement à sourde colère en soulèvement populaire.

Le soulèvement populaire pacifique a aujourd’hui un nom, la révolution citoyenne, qui consiste à réaliser le changement en le revendiquant ou à revendiquer le changement en se mettant en action pour le réaliser, ouvre des champs de recherche-action où les universitaires, les praticiens et les citoyens travaillent ensemble, devant faire des territoires d’un pays de véritables jardins où fleurissent chaque jour que dieu fait des innovations sociales sur les décombres des anciens temples qu’on défait.

Pour faire que le mouvement de contestation actuel, dont l’origine est encore inconnue, s’inscrive dans un processus irréversible de passage de l’Algérie vers la modernité, en la faisant passer par les plus belles avenues, il faut que la révolution citoyenne devienne une réalité quotidienne. Ce qui nécessite de tenir compte des failles dans le mouvement à corriger, des actions de rupture à engager et des perspectives d’avenir à dégager.  

Des failles dans le mouvement à corriger

Un mouvement populaire de cette ampleur, qui ne s’est pas donné des structures d’encadrement, est nécessairement exposé à des risques de contamination. Il est donc utile d’y faire vivre continuellement le double mouvement de participation et de détachement critique pour permettre à la dynamique d’ensemble de réaliser une résilience systémique. Cette posture nous a permis de repérer deux dangers importants dont il faut se méfier.      

Que le mouvement s’effrite par des coups de la fausse élite

Après avoir éliminé l’élite véritable durant les années 1990, nous citons, entre autres, T. Djaout, S. Mekbel, M. Boussebci, D. Liabes et Lounès Matoub, le système, a créé un grand vide élitiste. À partir des années 2000, le système s’est mis à fabriquer une élite artificielle, élite politique, intellectuelle et artistique. Cette nouvelle élite, ils l’ont fait sortir de l’ancienne télévision algérienne, des casernes, de la direction de la Bibliothèque nationale, etc.  

Durant ces dernières années, nous avons assisté au pullulement par clonage de savants sans savoir, d’artistes sans art, de leaders du militantisme sans expérience militante – alors que, se désole M. Ait Larbi, le « militant, c’est des dizaines d’années de militantisme. Il ne cherche pas à saisir les opportunités », permettant au système de remplir ce grand vide par cette élite pleine de vides. Ces savants qui n’ont pas brouté dans le champ du savoir, ces leaders de mouvements sociaux n’ayant pas été enfantés par un mouvement social, permettent au système, par une stratégie d’encombrement, d’empêcher une élite véritable de trouver une place dans l’espace public, en chargeant de les chasser ce que S. Al-Matary désigne « d’intellectuels anti-intellectuels », ce que nous, nous nommerions « les tueurs d’élites ».  Cela a permis au système, pas seulement de montrer au monde que la Kabylie n’est plus terre d’élite, mais surtout de reproduire la culture du statu quo dans le mouvement pour le changement.

Que le statu quo habite le mouvement pour le changement

Le mouvement populaire, dit injustement mouvement du 22 alors qu’il a été enfanté par la ville de Kherrata près d’une semaine avant, a eu, depuis son commencement et dans toutes ses marches, des groupes nombreux, bien organisés et bien disséminés dans les foules,  groupe d’enfants, groupes de jeunes filles, groupes d’étudiants, groupes d’enseignants, etc., qui entonnent sans répits dans la langue arabe des chants patriotiques et des slogans qui rappellent les anciens défilés des structures du Parti-Etat. Etrangement, même en Kabylie, ces groupes parviennent à montrer que les berbéristes, les culturalistes et ceux voulant situer le mouvement à gauche constituent ensemble une infime minorité. Or si les mouvements de rue sont utilisés pour crier des mécontentements et exprimer quelques revendications, ils sont pareillement utilisés pour délégitimer d’autres revendications, discréditer d’autres luttes.        

Des actions de rupture à engager

Pour pouvoir enclencher une révolution citoyenne, un seul moyen existe, aurait dit H. Ait Ahmed, faire exactement le contraire de ce qu’ont fait ceux qui ont détourné le fleuve Algérie.    

A la place de la logique bureaucratique, une logique démocratique

Par un travail de conditionnement subit dans la famille, dans l’école, dans l’espace public et dans le milieu professionnel, le système a fait que chaque algérien soit, pour reprendre l’expression de S. Latouche, « colonisés par des catégories » mentales l’amenant à reproduire par ses comportement dans des structures où se déploient ses actions, les schèmes du système leur donnant par-là même une légitimation et une solidification.

Ces schèmes, empruntés à la théorie de la bureaucratie et au registre des structures religieuses traditionnelles, sont fait pour faire voir dans chaque rapport humain un supérieur et un subordonné inhérents à des hiérarchies sociales ou professionnelles, supérieur qui commande et subalterne qui est commandé. Si donc nous voulons réussir une rupture radicale avec le système actuel, il est un devoir pour chacun de faire un effort sur soi pour détacher et évacuer de soi les valeurs du commandant ou du commandé et les remplacer en se saisissant des valeurs de collégialité, d’horizontalité, d’interactivité, d’égalité et de fraternité.

A la place de la dislocation, des connexions

Tout en alimentant la culture de la dictature du communautarisme, le système a savamment entrepris un travail continu de dislocation des structures sociopolitiques pour que chaque voix contestataire se retrouve seule face au système, assurant à chaque fois que le contestataire soit le diable et le système le bon Dieu. Or une révolution nécessite la convergence de toutes les luttes, car, avertit F. Lordon, « Si ces luttes n’aperçoivent pas qu’elles se fondent toutes dans une cause commune, et que leur réel objectif c’est cette cause commune, elles seront toutes défaites ». Et quel serait le contexte de validation de cette idée  de la nécessaire convergence des luttes si ce n’est pas le contexte algérien où la cause commune est « le départ de tout le système » !

La jeunesse : à la place de la logique d’acteur, la logique d’auteur

Avec le slogan « les jeunes, des hommes de demain », le système a fait que toujours et partout, la jeunesse a été, au pire marginalisée, au mieux réduite à faire le pion dans les jeux. En même temps qu’on faisait de la majorité exclue, une masse d’hommes et de femmes sans qualités, corvéables à merci, par la logique d’acteur, les jeunes impliqués, les privilégiés, se retrouvaient jouer les rôles secondaires qu’on leurs dictait.  La mimique, l’habit et le discours bien étudiés, qu’on leur faisait faire, porter et dire, permettaient de les dresser pour en faire des fous et chevaux idoines du système. Cela permettait également le maintien du statu quo par la reproduction des valeurs et pratiques inhérentes au système. La rupture véritable avec le système consiste donc principalement à accorder, dans ce mouvement populaire déjà, le statut d’auteur aux jeunes, auteur de transformations sociales, en les laissant être les concepteurs des scénario des pièces qu’ils choisissent eux-mêmes de jouer, concepteurs du texte, de l’habit, de la mimique et du discours. C’est ce qu’exactement disait M. Feraoun à la fin de sa dernière œuvre, « La cité des roses », en parlant à ces élèves : vous voulez détruire ces mythes, puis reconstruire de nouveaux par vous-mêmes. Alors faites !… Laisser les jeunes faire eux-mêmes leurs nouveaux mythes va leur permettre  de re(découvrir) l’importance de leurs habileté et créativité dans tout procès de production, d’idées ou d’objets, de construction de structures structurantes.

Des perspectives d’avenir à dégager   

La transformation du mouvement populaire actuel en révolte violente n’est pas souhaitable,  puisque, en plus des moyens de répression dont dispose le régime, dans cette masse confuse, il y a une infinité de groupuscules irréconciliables qui se jalousent et se concurrencent sournoisement, qui sont juste capable de produire une guérilla, et « la guerilla, disait Victor Hugo, ne conclut pas, ou conclut mal ; on commence par attaquer une république et l’on finit par détrousser une diligence».

En même temps «laisser les jeunes faire ce qu’ils veulent de leur mouvement », comme disent quelques esprits étriqués, n’est pas une solution acceptable, sachant que, d’une part, « le mouvement, souligne justement F. Lordon, n’est pas un soulèvement », d’autre part ni les slogans ni les sourires ne peuvent constituer ou se transformer en un projet d’avenir. L’autre «solution est que l’armée, comme la préconisé Djamel Zenati, négocie avec la rue qui veut un nouveau régime », écrit Lahaouri. Adi, en osant même ajouter, plutôt répéter une autre fois pour qui ne l’a pas encore entendu que « la vocation de la Sécurité Militaire sous Boumediene, et plus tard du DRS, était d’abord d’empêcher les citoyens de faire de la politique parce que cela affaiblirait l’unité nationale.

A travers le DRS, ajoute-t-il, l’armée ne cherchait pas à établir une dictature militaire, mais à construire un Etat apolitique. Nourrie de populisme, s’ingénie-t-il de conclure, l’armée est plutôt paternaliste, se comportant comme mère protectrice d’un Etat menacé par les intérêts étrangers ». Mais l’armée ne veut pas tenir compte de cette préconisation, précisément parce qu’elle représente la totalité du pouvoir réel, et c’est à elle donc qu’on demande de dégager. Reste donc une dernière alternative : faire de ce mouvement populaire une révolution citoyenne.  Ce qui nécessite de l’inscrire dans une vision de soi dans le monde et de la doter de structures autogérées et autonomes, devant permettre d’engendrer, collectivement et démocratiquement, par la pensée et par des faits, l’Algérie nouvelle.

Une vision de soi dans le monde

Mener jusqu’au bout une révolution, ce n’est pas parvenir à faire partir tous les hommes du système, quel que soit leur nombre. Une révolution, c’est précisément le remplacement d’un ordre injuste, c’est-à-dire des institutions, structures, cultures, par un nouvel ordre. Ce qui implique que les forces du changement prennent collectivement conscience du fait qu’elles soient face à un défi partagé : donner forme ensemble à un avenir désiré. D’où la nécessité de discuter pour clarifier des questions incontournables : par exemple, voulons-nous une Afrique du Nord amazigh, comme ce fut le cas  dans le passé ou une Afrique du Nord orientale, comme elle est aujourd’hui ? Parce que dans les pays d’Amérique latine, comme le Mexique, et dans les pays d’Europe de l’Est, comme la Pologne, les révolutions citoyennes ont échoué par l’économique, voulons-nous en Kabylie une économie qui prend racine dans ces patrimoines égalitariste et solidariste, donc il faut plus de coopératives, de mutuelles et d’associations, ou une économie libérale, ou encore une économie d’entreprises publiques ? Voulons-nous la femme émancipée comme dans la Kabylie d’à l’arrivée des français ou une femme soumise aux percepts de l’islam, comme c’est le cas depuis l’indépendance de l’Algérie ? Voulant-nous plus de démocratie directe, comme dans la Kabylie ancienne et les Etats fédéraux  actuels, telle que la Suisse, ou plus de démocratie représentative comme c’est le cas en Algérie actuellement ? Voulant-nous une école inclusive, une école élitiste, une école égalitariste, ou une école confrérique ? Toutes ces questions et d’autres doivent avoir des clarifications dès le départ, et c’est en fonctions de ces clarification que le projet d’une nouvelle constitution pour une nouvelle Algérie va être élaboré.

Des structures autogérées et autonomes

Chantal Jouanno, présidente de la commission nationale du débat public (CNDP), dit par expérience que les acteurs politiques classiques font inévitablement échouer le débat public, parce qu’ils confondent « débat public (…) [et] opération de communication politique (…) [,] débat public et campagne électorale ». à cela s’ajoute le fait important, souligné par T. Hamel,  qu’actuellement en Algérie, « l’opposition est consciente de sa faiblesse, et c’est pour ça qu’elle ne se projette pas dans l’avenir ».

D’où, pour le mouvement populaire algérien, la nécessité de sortir des sentiers battus, en allant constituer dans les universités, les milieux socioprofessionnelles, les village et les quartier, des structures autonomes et autogérées de la révolution citoyenne. Ces structures vont d’abord constituer des communautés d’apprentissage.

Apprentissage du vivre et faire ensemble dans le respect des différences. Apprentissage de la participation au débat dans l’espace public, apprentissage de l’entretien du bien commun, bref apprentissage du partage de ressources communes et de la gouvernance partagée. Elles vont servir ensuite de cadres d’expression, sous une forme imagée, artistique (théâtre, dessin, chanson, poésie, etc.,) et sous la forme de documents synthétique, de tables rondes, de conférences-débat, de cercles de discussion, etc., permettant de donner sens à ce que se passe.  

Des exemples de ces structures et de leurs activités existent déjà, comme la « Fabrique l’Amicale de Bejaia pour la Réflexion Interactive et Qualitative de l’Université sur son Environnement Social (FABRIQUES) » qui « se veut un atelier de réflexion et de production d’idées, devant permettre aux universitaires d’être impliqués totalement dans le mouvement populaire, ses luttes et ses signifiants, et à la société d’être dotée d’un projet de société exprimant parfaitement son idéal à désirer et à réaliser ». Comme également cet artiste peintre qui a  installé au niveau d’Alger une toile, invitant les manifestants à donner un coup de pinceau ; ce chanteur compositeur, Brahim Tayeb, qui a joué des chansons engagées avec les manifestants au niveau d’Alger, ce groupe de jeunes ayant joué leur pièce de théâtre révolutionnaire au milieu des manifestants et le cinéaste Drais cherchant un écran géant pour diffuser aux manifestants son film interdit « Ben M’hidi ». Ils existent, et il s’agit donc de les reproduire, de les renforcer et de les perfectionner.

Med-Amokrane Zoreli est enseignant-chercheur à l’université de Bejaia

Bibliographie

Aït Larbi  Mokrane: « On ne peut pas fabriquer des leaders et des militants sur Facebook », TSA, 17 Mars 2019.

Al-Matary Sarah, L’anti-intellectualisme en France, Seuil, 2019.

Atlantico Rédaction, Chantal Jouanno sur le Grand débat national : « Ils ont confondu débat public et campagne électorale », dans  Atlantico, 21 mars 2019.

Addi Lahouari, L’armée, la politique et la société algérienne,  dans TSA, 21 Mars 2019.

Feraoun Mouloud, La cité des roses, Bablio, 2015.

Frédéric Lordon, Tisser les luttes, dans Le Monde Diplomatique, 8 avril 2018.

Gaston Bachelard,  Le Nouvel Esprit scientifique, PUF, 1999.

Hamel Tewfik, L’énigme Algérie : un nouveau temps politique ?, dans El Watan, 16 mars 2019.

Hamel Tewfik, Plate-forme ou slogan : «Dégagez» sans un plan directeur ?, dans Le Matin d’Algérie, 22 mars 2019.

Hugo Victor, Quatre-vingt-treize (1874), Folio Gallimard, 2001.

Karl Polany, La grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps, Folio Gallimard,  2009.

Latouche Serge et Fressoz Jean-Baptiste,  Survivre dans l’Anthropocène, au  Séminaire de La Gazelle, décembre 2018.

Maougal Mohamed Lakhdar,  Le mouvement a été soigneusement préparé, dans L’expression, 18 Mars 2019.

Auteur
Med-Amokrane Zoreli

 




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