Il faut du courage intellectuel pour affronter l’énigme algérienne. Car ici, tout semble avoir été conçu pour que rien ne transparaisse, que tout soit verrouillé, canalisé, neutralisé.
Le régime algérien se présente au monde comme un État souverain, fondé sur les principes de la révolution, mais fonctionne, en réalité, comme une fabrique à opacité, où l’histoire héroïque sert de paravent à la prédation, et où la souveraineté proclamée masque une profonde insécurité intérieure, politique et existentielle.
Ce régime ne repose ni sur une légitimité électorale, ni sur un contrat social modernisé, ni sur une vision économique intégrée. Il s’appuie essentiellement sur une logique rentière, rendue possible par la manne pétrolière, qui lui permet de distribuer, acheter, coopter, menacer, et exclure.
Il ne produit pas de richesse, il la redistribue selon des critères de loyauté, d’inféodation, et d’utilité stratégique à sa propre survie. Le pétrole n’y est pas une ressource, c’est un instrument de gouvernement.
Le pétrole comme mécanisme de dissuasion sociale
Dans l’Algérie contemporaine, la rente remplit une fonction quasi sacrée. Elle est le ciment d’un pacte tacite entre l’État et la population : vous vous abstenez de contester l’ordre établi, et nous vous protégeons de la précarité totale par quelques allocations, subventions, ou opportunités clientélistes.
Cette économie de la passivité, qui prend les habits de la protection, se retourne vite en économie de l’humiliation, car il ne s’agit jamais de droits, mais de faveurs. Comme le dit Pierre Bourdieu, « la main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit. » Ainsi se met en place un modèle où l’investissement productif est marginal, et où la dynamique entrepreneuriale est bridée non par la concurrence, mais par la crainte de déplaire à l’autorité.
Dans un tel cadre, nul investisseur (national ou étranger ) ne peut prospérer sans prêter allégeance au pouvoir. L’exemple de Rebrab est édifiant : il fut l’homme le plus riche d’Algérie, bâtisseur d’un empire industriel autonome, mais il commit le péché capital d’exister économiquement sans autorisation politique. Il fut rappelé à l’ordre, jeté en prison, humilié, non pour corruption (ce serait grotesque dans un système où elle est la norme), mais pour avoir osé briser la logique de dépendance.
Un capitalisme administré par la peur
L’Algérie ne connaît pas le capitalisme libéral, elle pratique un capitalisme de surveillance, une économie quadrillée, où le ministère du Commerce décide des quantités à importer, où la Banque centrale dévalue sans stratégie, où les barrières non tarifaires remplacent les politiques industrielles, et où l’administration douanière fonctionne comme une milice économique.
L’importation est autorisée ou interdite non selon les besoins du marché, mais selon les réseaux d’influence. Le blocage des importations, présenté comme un effort de souveraineté économique, est en réalité un instrument de mise au pas. Il ne s’agit pas de développer une industrie locale, mais d’exclure les acteurs non alignés, de rationner l’accès à la richesse pour sanctuariser le pouvoir.
La monnaie nationale est continuellement dévaluée, non pas pour améliorer la balance commerciale, mais pour préserver artificiellement la rente en dinars, dont dépend la paix sociale. Chaque dévaluation est une confession d’échec, mais aussi un acte volontaire : le régime ne veut pas d’une monnaie forte, car une monnaie forte permettrait des échanges économiques libres, une circulation des capitaux, une autonomisation de la société.
Le dinar faible est une frontière : il isole le citoyen, le maintient captif, le rend dépendant.
Le pouvoir comme théâtre d’ombres
Rien n’est clair dans le régime algérien. Les centres de décision sont multiples, invisibles, et constamment en déplacement. Le président gouverne-t-il ? Le chef d’état-major ? Le DRS dissous mais omniprésent ? Les réseaux d’affaires ? Cette opacité n’est pas un accident, elle est la méthode. Car l’imputabilité suppose la visibilité.
Et dans ce système, ce n’est jamais personne qui décide, mais toujours tout le monde, de façon diffuse, collective, fuyante. Michel Foucault écrivait : « Le pouvoir, c’est moins un lieu que des relations. » En Algérie, ces relations sont codées, mutiques, irrationnelles. Elles obéissent à des logiques de protection clanique, de mémoire révolutionnaire sacralisée, et de réflexes de survie paranoïaque. La justice y est instrumentalisée, elle frappe selon l’agenda politique ou la prépondérance factuelle d’un clan sur un autre, pas selon le droit.
L’épisode du Hirak, avec les arrestations massives d’hommes d’affaires autrefois proches du pouvoir, révèle cette logique : tant qu’ils étaient utiles, ils étaient intouchables. Dès qu’ils devinrent menaçants, ils furent sacrifiés, non au nom du peuple, mais au profit d’un rééquilibrage interne des clans.
L’inconscient politique du régime : entre peur, culpabilité et survivance
Pour comprendre les motivations profondes du régime, il faut interroger son inconscient historique. Ce pouvoir est issu d’une guerre de libération fondatrice, mais aussi traumatisante.
Il porte en lui la peur du retour du chaos colonial, la peur de l’ingérence étrangère, mais aussi la peur du peuple. Car le peuple algérien, héroïque dans la guerre, imprévisible dans ses soulèvements, est toujours perçu comme une menace potentielle. Le régime ne gouverne pas par amour du peuple, mais par crainte de sa colère. Il se protège donc en le maintenant dans l’ignorance, la pauvreté relative, et la fragmentation identitaire.
Il y a chez ce régime une culpabilité enfouie, celle d’avoir confisqué l’indépendance, d’avoir trahi les idéaux révolutionnaires, d’avoir détruit les élans modernisateurs des premières décennies. Mais cette culpabilité ne devient jamais conscience, elle est refoulée, compensée par un discours de grandeur, une obsession de la souveraineté, une haine de la critique. Le régime veut se faire aimer, mais il ne sait qu’inspirer la peur. Il veut être reconnu, mais il refuse le miroir.
Vers une impasse civilisationnelle
Nous ne sommes pas seulement face à un régime économique dysfonctionnel, mais à une impasse civilisationnelle. La modernité algérienne n’a pas été construite : elle a été suspendue, ajournée, reléguée. L’État n’est pas un médiateur du progrès, mais un barrage. Toute tentative d’émancipation individuelle (économique, intellectuelle, politique ) est perçue comme un risque pour l’architecture du pouvoir.
Et pourtant, comme le disait Hannah Arendt : « Le pouvoir naît quand les hommes agissent ensemble. » C’est précisément ce que le régime redoute : une société civile unie, instruite, organisée, qui exigerait des comptes, des institutions, des libertés. Il préfère donc gérer les tensions, segmenter les colères, instrumentaliser les oppositions, et maintenir la société dans un état de veille sans réveil.
Conclusion : un système contre lui-même
Le régime algérien est un système contre-productif par essence, il veut durer, mais refuse de se réformer ; il veut attirer les investisseurs, mais bride l’initiative ; il veut la paix sociale, mais propage la frustration ; il veut la souveraineté, mais détruit les conditions de l’autonomie. Sa survie est un cycle de répétitions, de simulacres, et de répressions contenues. Mais aucune rente ne peut éternellement anesthésier un peuple en quête de dignité.
Un jour viendra où la société exigera de sortir de cette logique mortifère. Et alors, peut-être, se vérifiera cette phrase prophétique d’Albert Camus : « Toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme. »
En Algérie, il est temps de substituer à la rente la responsabilité, à l’ombre la clarté, au soupçon la confiance, à la peur l’espérance. Encore faut-il qu’un projet, une voix, une génération s’élèvent avec assez de lucidité pour arracher la nation à l’obsession de sa propre survie.
Hassina Rabiane
Cet article est la version plus complète d’une précédente analyse