Dimanche 27 mai 2018
L’Algérie selon Orwell *
Tout est parti d’un rêve…
C’était il y a longtemps, un jour qui rappelle étrangement ce beau jour du mois de juin.
Abdekka patientait. Il avait attendu ce moment depuis au moins deux ans. Toute la bassecour était là ou presque.
Au premier rang, Mahssouda Rogia qui, depuis sa première grossesse n’a pu retrouver sa jolie silhouette. Mais elle ne cessait de vagabonder ici et là. Elle voyageait dit-on plus vite qu’un pigeon.
– Moi je sais la démocratie, susurra-t-elle à Warda Lahnina, mais je ne veux plus courir les rues avec une banderole et des slogans. Trop fatiguée ; je brigue un fauteuil sinon un homme bien assis.
Warda Lahnina une énorme bête forte, bébête. On pouvait compter sur elle pour plein de besognes. Elle cultivait le don de fustiger l’argent roi. En baissant les yeux, elle mit sa main sur sa bouche :
– Ma chère camarade, fit-elle du bout des lèvres, la démocratie est un leurre, Larga vida al comunismo .
Il y avait aussi Noubla Tarrat, la chèvre blanche qui passait son temps à brouter. Elle sourit et caressa sa barbichette comme dans la chansonnette. Qui aurait dit qu’un jour elle serait Wazirat El Haf Wa Lkaf !
A côté, on voyait Hmida L’Ghoul, l’âne le plus vieux fait vibrer ses oreilles pour ne pas les entendre. Acariâtre et peu expansif. Connu pour une boutade dont il était si fier et qu’il ne cessait de rabâcher à chaque fois qu’on lui demandait son avis. « Dieu m’a donné une queue pour chasser les mouches. Il aurait mieux fait de supprimer les mouches et m’éviter cette langue queue. » Il se courba l’échine et se laissa dire sa boutade.
Personne n’avait rien compris, mais tous se mettaient à rire. Sidi Sghir qui d’habitude les faisait taire en les regardant du coin de l’œil n’était plus là. Chah !
C’est alors Abdekka qui le lorgna. « Bla Azrayin, je te ferai rire un jour, pas forcément par la bouche, pensa-t-il en caressant sa crinière. »
Hmida L’Ghoul était aussi l’ami et le complice de Mahssouda Rogia. Assise à ses côtés.
– Il n’y a pas de quoi rire, la situation est grave, dit Hmida, rassuré de ne pas croiser le regard de Sidi Sghir qui dormait cette nuit sur ses deux oreilles, en prenant son air intelligent et en voyant arriver les canetons : Zoubida Lamghatia, Alilou L’Patrone, Noura Chikha, Zitouna Lamaaria et d’autres… cherchant un endroit paisible où personne ne pourrait leur marcher dessus.
– Les écraser tu veux dire ! articula Hmida.
Tout le monde se tut d’un coup. Loubya Zerga la jument, la jolie follette brune, qui tirait le cabriolet de Sidi Sghir, arrivait en se déambulant dans les couloirs, et on entendait le craquement insupportable de ses talons. Tous la suivirent du regard jusqu’à ce qu’elle arrive. — C’est long ! cancanaient en chœur les cannetons, mais Abdekka les regarda de côté avec insistance puis fixa les molosses installés à droite, tout près du drapeau.
La Chatte Lalla Nwira cherchait la place chaude pour ronronner.
Mouhlouh Lawzir, le corbeau apprivoisé était le seul absent au discours, perché près de la porte de derrière. Il jouait au pendule en se voilant la face.
Le cheval de trait Abdekka Lamsalah toussailla pour aiguiser sa voix et entama son discours. Il était maintenant entouré de tous les animaux de la ferme.
— Mes chères sœurs, mes chers frères ! Quelqu’un parmi vous peut me dire pourquoi vivons-nous, à quoi servons-nous ?
Hmida se leva voulant répondre comme si la question lui était posée, mais Rogia et Hnina le retinrent et il s’assit.
— Notre vie n’est que labeur et misère, continua Abdekka, notre vie est brève. On nous donne à peine de quoi subsister. Et dès qu’on est plus en mesure de labourer, de pondre, on nous égorge avec cruauté. On ne sait plus ce qu’est loisir et bonheur. Notre pays est-il donc si pauvre pour nous procurer une vie digne et décente ?
– Non ! Fertile est notre sol et le climat est propice à l’agriculture, répondit en chœur la bassecour.
– Notre ferme, dit Abdekka peut nourrir une douzaine de chevaux, une vingtaine de vaches, des centaines et des centaines si ce n’est des millions de moutons. Pourquoi alors végétons nous dans cet état pitoyable ?
Hmida tenta encore de répondre, même réaction, on le saisit par la queue et on l’obligea à s’assoir.
– Le produit de notre travail est volé par les « Ibads », tous responsables, nos seuls ennemis. Qu’on les supprime. C’est la racine du mal. Ils consomment sans produire. Ils ne donnent pas de lait, ils ne pondent pas d’œufs, ne poussent pas la charrue, ne chassent pas, alors qu’ils sont les suzerains de tous les animaux : ils gèrent nos tâches, nous donnent une maigre pitance, ils gardent tout le reste. On laboure le sol, on féconde. Notre lait, nos petits, nos œufs, tout vendu. Pour enrichir Sidi Sghir et sa cour.
Tous les maux de notre vie sont dus aux Ibads , les tyrans, débarrassons-nous d’eux. Nous serons libres et riches. N’écoutez pas ceux qui disent que les Hayamans et les Ibads ont les mêmes intérêts. Les Ibads ne connaissent d’intérêts que les leurs. Unissons-nous tous sans faille !
– Et les rats et les lapins sont ils nos amis, demanda Mouhlouh Lawzir.
– Evidemment, répondit Abdekka l’air déjà un peu hautain.
Puis il évoqua enfin et brièvement son rêve. Une berceuse que lui fredonnait sa mère et dont il se souvenait aujourd’hui plus que jamais.
Et les animaux avaient voté : « L’ennemi c’est les deux pattes, les quatre pattes et les volatiles sont nos amis. » Tous se mirent à chanter la berceuse entonnée par Abdekka :
Bêtes de Bladi
Prêtez l’oreille à l’esprit
L’âge de bronze est arrivé
Et l’activité trabendiste commença ce jour-là puis s’accentuait de nuit en nuit, pendant que Sidi Sghir dormait. On voyait bien que l’espoir renaissait. Jamais une bête à quatre pattes qu’on appelait « Hayawan » n’avait pensé voir ce soulèvement de son vivant. « Idji Nharkoum » disait-on mais on n’y croyait pas vraiment.
Hmida L’Ghoul dit Bouboule et Dekka Lamessalah dit Napolitain se mirent au travail. Bouboule était le cerveau et Napolitain le bâton. Ils appelèrent à leur rescousse Rogia qui vint en trémoussant le téléphone portable à l’oreille. Tous ces trois trabendistes notoires de la pensée ont inventé un concept appelé « Hiwaniya »
Les réunions clandestines étaient parfois loufoques :
– On aura encore du sucre après Sidi ?
– Qui va nous nourrir une fois que Sidi n’est plus là ?
– Doit-on apprendre à nous mettre debout ?
– Porter des Sarouals ?
C’est à ce moment que Blis L’Chitane, le chat noir au museau blanc, fit son apparition. Il sauta parmi la foule, dansait en tournant sur lui-même et en levant les bras vers le ciel :
– N’ayez crainte chère sœur ! Il y aura toujours du sucre pour tout le monde, répondit-il à Loubya Zerga, Une montagne inépuisable. C’est du pur sucre candi ; là-bas dans le ciel. Et tous suivirent son bras levé. Personne ne vit quelque chose et Chitane L’Blis d’ajouter :
– Mais vous êtes bêtes ou quoi, c’est derrière les gros nuages, frères. Ce sera vendredi tous les jours, et le sucre vous tombe à peine la bouche ouverte…
Même ceux qui haïssaient Chitane L’Blis se forçaient de croire à l’existence de cette montagne de Sucrcandi.
Aussi le discours de Napolitain, l’ânerie de Bouboule, le soutien de Rogia et les paroles de Chitane L’Blis auraient eu leur effet. Sidi Sghir fut chassé le lendemain à coup de sabot, de griffes, sous les paroles de la chansonnette des bois :
Bêtes de Bladi
Prêtez l’oreille à l’esprit
L’âge de bronze est arrivé
Les commandements furent affichés partout.
Pas un hayawan qui obéit à un être à deux pattes et tous les haymans sont égaux
Et c’est seulement lorsque le lait disparaissait en barils entiers qu’on commençait à se poser sérieusement des questions. Le cerveau qui passait son temps à réfléchir et à planifier, le bâton qui ne cessait de taper sur tout ce qui bouge, et la girouette qui courait le pays et la planète, tous sentaient qu’ils avaient naturellement besoin de plus de lait que les autres, alors ils l’ont mis de côté. Non, non, ils ne l’ont pas volé, ils l’ont entassé dans des caisses bien à l’abri, et ils en consommaient à vomir. Vaut mieux trois qui dévorent que mille. La réserve restera pleine. Et mille esclaves qui travaillent c’est mieux que trois. Mais on promettait un peu de loisir, une plus grande ration… À voir !
On hissait le drapeau. Le nouveau. Le vert est resté en profusion, il dit combien est verte la prairie pour tous. On diminua la part du blanc, c’est la couleur des pigeons. Quant au reste, on supprima tout et on le remplaça par une couronne. « Ce que Sidi Sghir n’a pas osé, nous le ferons, s’en réjouissait Hmida. La nouvelle démocratie a tout à gagner en s’appuyant sur la royauté. »
Et l’histoire recommença.
Hmida rappela Lamaaryaa à l’ordre, fit de Lamghatya une déesse, idolâtrait Chitane L’Blis et faisait l’apologie de la montagne Sucrcandi.
Un an a suffi à rendre la république à son sens le plus Hayamani.
– Tout naturellement nous détestons le lait et vous le savez tous, proclamait un jour Napolitain, mais il est indispensable pour « notre » santé mentale. Nous sommes tous les trois, en désignant Hmida et Rogia, des penseurs. Nous sommes là pour veiller sur vous. Et seulement pour cette raison que nous buvons tout le lait et pour cela vous avez intérêt à cravacher dur pour en fabriquer. Vous les vaches vous avez entendu ? Oui, Oui, meuglaient les vaches. Oui, oui, gloussaient aussi les poules sans que personne ne leur demanda leurs avis. Sinon vous savez ce qui vous attend, Sidi Sghir reviendra, et pas besoin de vous expliquer le reste. Sur ce tous se turent, pas seulement de peur que Sidi revienne.
Zoubida Lamghatia, Alilou L’Patrone, Noura Chikha, Zitouna Lamaaria, tous se mirent à la tâche, jusqu’à épuisement. Et pour célébrer cet évènement historique dans la vie des Hayamans, Nopolitain les informa qu’une stèle nommée « Tahanant Rih Wa Lahwa » serait montée au lieudit « Tbahdila ».
Sauf que Bouboule n’était pas d’accord avec le projet de la stèle. Rogia se murait dans son silence, elle attendait évidemment de savoir qui serait le vainqueur. Elle ne voulait froisser personne, alors on demanda L’Vot. Les slogans fusaient. « Votez pour Napolitain et vos mangeoires seront pleins », « Votez pour Bouboule et la vie sera coule. »
Comme Rogia fut approchée par Napolitain, elle se pencha vers le oui, alors Bouboule se retrouva seul et pour l’écarter on l’enferma quelques temps avant de lui faciliter l’évasion.
Sorti de cette mésaventure, Napolitain prit des décisions anti-Hayawani. Il ne prononçait plus ses discours dans le parterre des Hayamans, et il s’entoura de sept autres molosses ramassés pas Rogia.
On assassina à bras le corps. Plusieurs pigeons qui portaient les missives, des moutons accusés d’avoir eu des contacts avec les Ibads, un chien qui a failli arracher un bras à Rogia, des chevaux qui courraient follement et librement dans la prairie… On en a fait un massacre, alors les gueules se turent.
Et comme Napolitain était de la race des chevaux, il s’entoura de chevaux et ordonna à ce que tous les chevaux sans exception dorment dans un lit et se couvrent de draps chaque nuit. De plus, ils n’ont plus l’obligation de travailler. Le tout farniente !
Quand le lait vint à manquer, on préleva sur les autres aliments et on diminua la ration de tous. Tahanat Rih Wa Lahwa a été soufflée par le vent et il fallait tout recommencer. Comment se pourrait-il ? Celle qui était supposée tourner grâce au vent soit détruite par ce même vent ! On le dit en silence mais personne ne rit cette fois. Napolitain déclara solennellement qu’il était dorénavant interdit de rire. Pas de loisir, pas de rire… C’est là aussi que Chitane L’Blis vint trainer le reste de la troupe pour observer le spectacle. Quand les nuages formaient un dessin qui le convenait, il partait tous les chercher. Il leur traduisait la forme des nuages en usant de mots mystiques dans une langue qui a vieilli. « Le blanc c’est le sucre, le miel est au sommet, seuls ceux qui arrivent à gravir la montagne peuvent espérer le miel et les autres le fiel. » Même L’Ghoul aurait eu envie de rire s’il était encore parmi eux.
Tous les maux de cette peuplade furent attribués maintenant à Bouboule. Il aurait cassé Tahana Rih Wa Lahwa, monté contre eux les pigeons, et se serait associé aux Ibads.
On oublia pour toujours Sidi Sghir, et on ne jurait que par Napolitain. Grace à Fakha-Matou Sidi Napolitain j’ai pondu six œufs d’un coup, caquetaient une poule l’air enflammée. Ma traite a doublé de volume et mon lait est d’une qualité excellente, accentua la vache aux taches de rousseur.
On changea l’hymne des Hayamans en sérénade composée expressément en l’honneur de Fakha-Matou Sidi Napolitain.
Napolitain conclut des accords secrets pour vendre tout le bien des Hayawans composé principalement du chargement de bois pour s’acheter son lait et son confort. Il se fit livrer un carrosse équipé d’un centre d’urgence d’une modernité déroutante, plus luxueux encore que celui de Sidi Sghir. Les poules, les vaches, les moutons, tous picoraient ou broutaient le peu qui poussait dans les champs devenus arides, et se soignait aux herbes sauvages.
Quand les Hayawans entamaient un quelconque questionnement grâce aux pigeons qui continuaient de voler en jetant des bouts de papiers pour les informer, Napolitain invoqua souvent leur mémoire défaillante.
Tahanat Ri Wa Lahwa fut malgré tout reconstruite et achevée. Napolitain vint accompagné de ses molosses et son coq perfide pour l’inaugurer.
Chitane L’Blis fit son apparition, toujours le même discours :
– C’est là-bas, piailla-t-il, au pays de Sucrcandi, que nous pauvres Hayawans reposeront pour toujours de nos peines.
Il faut dire que leurs vies n’étaient pas des plus heureuses ; Labeur labeur et famine famine. Bien que Napolitain ne crût pas aux promesses sucrées de Chitan L’Blis, il l’autorisa à rôder et prêcher son message. Il voyait bien que les Hayawans, à défaut d’autres fables d’esprit, se délectaient de ces causeries mielleuses pleines de faux espoirs.
Quelques années ont effacé tous les souvenirs dans la tête des Hayawans. Napolitain ordonna aux pigeons de cesser de marauder, fit tirer certains récalcitrants et mit les autres dans des cages. Les nouveaux nés ne savaient presque rien de la révolte si ce n’était le drapeau et l’hymne. Napolitain cependant garda un secret pendant plusieurs jours. On le voyait rarement et on soupçonnait quelque événement qui se tramait dans l’obscurité, puis un jour tout se dévoila.
On voyait sortir du bois Rogia et Hnina qui tentaient tant bien que mal de déambuler en marchant sur les pattes de derrière. Puis suivirent d’autres, Lamaarya, Lamghatya, Chitan L’Blis, Loubya Zerga, Noubla Tarrat, tous devant Napolitain qui, un fouet à la patte, cravachait celui qui tombait ou trébuchait.
Il annonça, à la fin du parcours, le début du nouveau règne. Tous les commandements étaient abolis et remplacés par un seul :
« Tous les hayawans sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres »
On apercevait depuis les Hayawans qui se mêlaient nettement aux Ibads ; ils s’étaient réconciliés. Et on trinquait et on prévoyait des projets d’avenir.
Il subsiste pourtant aujourd’hui des altercations violentes et souvent secrètes, mais de là à distinguer véritablement qui sont les Hayawans des Ibads … !
Quant à la fin de l’histoire, je vous la raconte en mille morceaux car il y a eu des Sidis depuis ce fameux mois de juin. Sidi Twil fut empoisonné par un champignon non comestible lors d’une sortie pédestre. Sidi Sghir a subi à son tour une tentative d’empoisonnement de la part de son jumeau. Il resta cloué longtemps sur un fauteuil troublant. Bouboule et d’autres étaient revenus sans trop de remous pour mourir dans la ferme. Le reste, Ibads et Hayamans, vit encore à la ferme sans se douter qu’une grande famine les guette…
Pendant ce temps, un autre Sidi se prépare au trône.
A. H.
* Inspiré par Animal Farm de George Orwell