Au nord de l’Afrique, il n’y a pas de Cités mais des douars. C’est la mentalité du douar qui domine dans la société. On a les pieds au XXIe siècle mais l’esprit au moyen âge. Pour rentrer dans la cité, il faut sortir du douar. Les membres des tribus s’unissent quand il s’agit de combattre l’envahisseur étranger mais une fois l’ennemi vaincu, chacun retourne à sa tribu d’origine, à son douar, à son clan, à sa famille.
L’Algérie est tributaire d’un double passé, un passé colonial et une passé précolonial. Les deux coexistent au présent. La cravate visible tout en couleurs, pour dire au monde moderne, nous sommes des vôtres et le turban invisible en noir et blanc, pour dire à la société nous sommes issus de vous.
Aujourd’hui, quand on veut former un homme politique, en France par exemple, il doit idéalement passer par des institutions qui le forment dans des disciplines comme le droit, l’histoire, les sciences politiques. Il est de tradition de situer la naissance d’une forte réflexion sur la tradition des arts de gouverner entre le 16e et le 18e siècle. Elle débute avec le Prince de Machiavel pour poursuivre avec les traités de raison d’État au 17e siècle, jusqu’aux travaux des auteurs des Lumières.
Dans la pensée de Machiavel, le pouvoir, pour durer, peut s’exercer de plusieurs façons : soit par la loi, par la soit par la force soit par la ruse. Mais bien souvent, comme la loi bien souvent ne suffit pas, il faut parfois recourir à la force ainsi qu’à la ruse c’est-à-dire la manipulation. Pour asseoir sa théorie sur l’art de gouverner les hommes, il se réfère à des faits historiques. L’histoire est la base de la pensée politique de Machiavel.
Chez les hommes préhistoriques, dans des situations difficiles les clans au pouvoir sacrifient les plus faibles, les plus vulnérables, les plus exposés. Ceux qui étaient les moins difficiles, les moins importants. En revanche, on protégeait les plus importants, ceux qui apportaient le plus à la communauté. On retrouve ce schéma chez les abeilles. Le clan protège la reine parce qu’elle est importante. Puisqu’on ne veut pas être sacrifié par le clan.
Tout le monde veut être important dans le clan et de là on tombe dans les luttes de pouvoir puisque celui qui est important est préservé par le clan. Pour être protégé autant être important. Au besoin, on empêche certains de devenir important, de briller, de réussir.
Ceux qui sont autour de lui veulent prendre sa place. Parce qu’en prenant sa place eux aussi deviennent importants. Il faut comprendre ce jeu de pouvoir nous dit Machiavel. D’où l’appellation « miroir de prince ». Mais il faut savoir que le prince lui-même peut devenir le miroir vivant dans lequel se reflètent les vertus qui sont enseignées dans les textes : il y a une sorte de circulation entre l’image du miroir telle qu’elle est reflétée par les textes, c’est-à-dire l’image du prince idéal, et le prince lui-même, qui peut devenir le miroir de vertu que l’on souhaite trouver chez le gouvernant.
D’un point de vue textuel, la tradition des miroirs des princes repose principalement sur la convocation des récits des grands souverains. C’est une tradition universaliste qui ne stigmatise pas la période préislamique sous prétexte que c’était l’âge de l’ignorance, ni ne stigmatise le savoir venu de l’étranger. Ce qui intéresse les différents auteurs, c’est de puiser dans les récits des Anciens les éléments permettant de réfléchir à la bonne manière de gouverner l’État.
Les vertus du Prince seront donc en réalité distinctes mais indissociables des vertus populaires dans cet exercice qui ne peut jamais devenir fondamentalement moral. Or ces vertus sont contradictoires ; ce qui est politiquement nécessaire et bon peut être moralement vicieux, et ce qui est moralement bon peut être politiquement désastreux.
Si l’exercice du pouvoir influe sur l’imagination du peuple, celui qui le détient n’a pas le droit de s’y laisser prendre et de se cacher la réalité des choses. Le pouvoir du prince ne relève pas de la morale ordinaire.
Certes, vices et vertus sont partie prenante de la difficulté de l’exercer, mais il peut même s’adonner « sans trop de souci » aux vices qui ne compromettent pas ce pouvoir. La vérité effective contraint de raisonner en termes d’efficacité politique. Cet ordre ne peut être celui de la seule morale ni de la seule force.
On peut toujours juger moralement que les moyens sont mauvais et inacceptables, du point de vue politique, ils ne le sont pas. S’indigner serait hors sujet. La nécessité de maintenir le pouvoir donne sa valeur au mensonge politique ; le prince bon politique est capable de ne plus subordonner son action à la distinction du bien et du mal dès lors qu’il n’est plus possible autrement d’exercer le pouvoir.
Pourtant, on se demande si cela peut être encore vrai de nos jours ; les peuples des sociétés démocratiques ne seraient plus dupes du mensonge politique, mais ne l’ont-ils jamais été complètement ? Le mensonge des gouvernants est permis parce qu’aucune société politique ne saurait s’établir sur les seuls intérêts particuliers des gouvernés. Mais le mensonge politique a évolué en proportion : le contrôle des médias s’est fait plus subtil en passant de la propagande à la désinformation.
Même instruit, un peuple qui ne peut plus avoir accès qu’à des informations trompeuses ou tronquées n’est-il pas exposé à son insu aux orientations du pouvoir qui en émane légalement ? Même Internet ne permet pas toujours de vérifier la fiabilité des sources et les États poursuivent leurs efforts pour en encadrer, dans ses formes visibles, l’activité par des lois ou, au besoin, la menace existentielle.
Au fond, quel qu’il soit, le pouvoir est de se manifester partout comme étant le pouvoir : il ne regarde qu’à soi, les circonstances imposent les moyens, et tous les moyens sont des moyens de pouvoir ; mais étant politique, il doit rester pourtant supportable pour ne pas tomber dans la tyrannie. Le mensonge politique doit faire, tant bien que mal, s’accorder les oppositions, et vivre dans une même société amie et ennemie. Sa valeur est alors d’écarter toute forme de tyrannie ou de démagogie comme non politiques.
Le « réalisme politique » tend à faire oublier que la morale entre dans le jeu politique autant que l’idéalisme à l’y imposer inconsidérément. Parler de vertu politique du mensonge ne permet ni tout à fait de sourire ni tout à fait de tout prendre au sérieux.
En ce sens, on ne gouverne jamais par pur « réalisme ». La vérité effective enseigne au prince que, quels que soient les moyens du pouvoir, le peuple préférera toujours se laisser tromper pourvu qu’il puisse l’imaginer agir en sa faveur en recevant ses bienfaits.
La vertu et le mérite ne lui importent que par la façon dont il l’imagine agir en sa faveur. Il suffit que son intérêt et celui du prince se rencontrent, comme cela se voit à la façon dont l’un peut gouverner en obtenant de l’autre qu’il accepte de l’être. La « fin » n’est pas ce qui justifie les « moyens », elle n’a aucune qualité morale, elle est dans les moyens mêmes. En ce sens, il est vain de prétendre opposer le pouvoir personnel à l’État. Même si, arbitraire, il le met en péril. Le pouvoir solitaire n’a pas de sens – l’exercice solitaire du pouvoir n’est qu’une métaphore indiquant qu’il revient à celui qui le possède réellement de décider – puisqu’un pouvoir, qu’il soit princier, monarchique ou républicain, s’exerce sur des hommes, tous les hommes avec leurs défauts et leurs qualités, qu’ils soient amis ou ennemis, justes ou injustes, proches ou lointain, bons ou méchants, croyants ou mécréants, lâches ou courageux, humbles ou riches, jeunes ou vieux, hommes et femmes…
Durant des siècles la communauté africaine était gouvernée par des chefs de tribus, des princes ou des rois qui considéraient les ressources de la tribu comme étant leur propriété et qu’ils pouvaient en disposer comme bon leur semble. Ils ne devaient rendre des comptes à personne. Cette confusion du patrimoine public et privé, de l’espace public et de l’espace privé nourrit depuis longtemps l’imaginaire des peuples arabo-musulmans. C’est cette représentation symbolique du père qui va permettre la perpétuation des régimes monarchiques et des dictatures militaires arabes et africaines. C’est le culte du père sans la mère, de la partie droite du cerveau sans la partie gauche, de la domination du masculin sur le féminin, de la primauté de l’instinct animal sur la raison humaine, de la violence physique sur la sagesse spirituelle, de la force sur le droit. C’est une logique de fonctionnement déséquilibrée du pouvoir et donc de la société.
On conquiert le pouvoir par la force, on se maintient par la force et on considère les richesses de la nation comme un butin de guerre qui revient à ceux qui ont libéré le pays les armes à la main. Cette tradition des arts de gouverner porte une véritable réflexion sur la nécessité de la formation du prince : il n’est pas donné à n’importe qui de gouverner sans être muni de ces savoirs et de ces préceptes.
Si la société est une nécessité à laquelle l’homme ne peut échapper, elle n’est pas pour autant immédiatement ordonnée et régulée de sorte que tous travaillent dans la même direction et pour le bien commun. C’est justement ce désordre qui rend nécessaire l’établissement d’un gouvernement ou un organe investi du pouvoir exécutif afin de diriger un État. Selon Nicolas Machiavel (1469 -1527), ce souverain doit être un hypocrite démagogue incarnant en lui l’homme et la bête.
Le prince, comme le nomme Machiavel, doit user des lois et de la force pour guider mais également pour conserver le pouvoir. Pour Machiavel, tous les moyens sont efficaces quand ils sont nécessaires. Toutefois, le prince doit toujours paraître vertueux en public et vicieux en privé et non l’inverse. Ainsi, pendant qu’il n’est pas nécessaire pour le prince d’avoir toutes les vertus, il est très nécessaire pour lui de sembler les avoir. D’où la maxime machiavélienne, « gouverner, c’est dissimuler ». Dès lors, faut-il crédibiliser Machiavel ? La satisfaction du bien commun et la pratique du pouvoir peuvent-elles justifier le droit de ne pas se conformer aux exigences de la morale ? Existe-t-il un droit ou un devoir de vérité en politique ? Je voudrais conclure avec cette maxime : « La souveraineté peut durer malgré l’impiété, mais ne peut se maintenir dans l’injustice. »
Dr A. Boumezrag