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L’art en évocation : le beau ou l’utile ?

Street art

Image par Thomas G. de Pixabay

Si nous nous en référons à notre définition et à nos sensations contemporaines, à peu près unifiées dans une grande partie du monde, la question serait  saugrenue car il faudrait non pas opposer le beau et l’utile comme on le fait habituellement  mais les prendre comme formant un tout. La bonne formulation serait donc, « le beau et l’utile ».

On peut affirmer que toutes les sociétés séculaires, depuis l’Antiquité à nos jours, n’ont pas douté du rapprochement du beau avec l’utile dans l’exécution des créations humaines. Ce n’est donc pas la question du lien qui est en débat mais celle de sa nature. Sur ce point, le lien entre le beau et l’utile est toujours resté l’une des plus vivaces interrogations philosophiques. 

Pour nous lancer sur ce chemin réflexion, comment ne pas commencer au préalable par définir le champ de chacun des domaines identifiés par les deux adjectifs, le beau et l’utile

Que nous dit la sémantique contemporaine ?

Le point d’entrée est toujours la définition du dictionnaire pour démarrer avec une bonne racine de recherche qui mènera vers l’analyse plus approfondie. Le Petit Robert nous dit que le beau fait éprouver une émotion esthétique, qui plaît à l’œil. Ses proches manifestations sont les adjectifs, joli, magnifique, ravissant, splendide, superbe. Il s’oppose au laid.

Quant au mot utile ce même dictionnaire nous propose sa définition, il s’agit d’un usage qui  satisfait un besoin et qui est ou peut être avantageux. Le sens est proche (pas forcément synonyme selon le contexte) avec les adjectifs, bon, profitable, salutaire, indispensable, nécessaire. Il s’oppose à l’inutile.

Mais l’affaire est plus complexe, il faut aller plus loin car l’objectif n’est pas seulement de définir les deux notions mais, nous l’avons déjà précisé, en rechercher la nature du lien.

Que nous dit la pensée philosophique ?

Convoquons nos cours de philosophie de terminale et abordons cette relation d’une manière très simplifiée et pédagogique. Si nous voulons entrer dans le territoire de l’Antiquité, il nous faut le passeport à présenter aux deux gardiens du temple, Platon et Socrate (si on accepte de les dissocier comme deux philosophes).

Platon estime que le beau et l’utile convergent ensemble vers l’idée suprême qui représente chez lui la recherche du Bien. Le beau de l’art n’a d’autre utilité métaphysique et morale que ce qui est profitable à la pureté de l’âme.

Le beau n’est que la source de la beauté qui est celle des idées. Toutes les beautés y parviennent, comme celle du corps ou de la recherche des connaissances. 

Socrate estime que le beau n’existe que s’il est lié à l’utile mais dans le sens de la finalité fonctionnelle. Son exemple célèbre est celui du panier à fumier. Pour lui sa beauté est plus élevée qu’un bouclier en or car celui-ci ne protège pas entièrement de la mort. 

De ce fait le plus important pour Socrate est que le beau de l’art soit une copie de la nature par la perfection de ses proportions, son harmonie des lignes et sa parfaite cohérence.

Si nous généralisons à toutes les époques, la beauté d’une pyramide n’est validée que si elle permet la fonction de préparer le voyage du Pharaon vers l’éternité du ciel. L’aqueduc des romains n’est beau que s’il permet un acheminement de l’eau et ainsi de suite.

Au Moyen Âge, le beau est toujours subordonné à une finalité religieuse aussi bien que  fonctionnelle pour y arriver. Cependant cette dernière qualité diffère de l’idée de Socrate car la fonctionnalité est exclusivement celle qui mène vers la spiritualité de l’adoration.

Lui également, Saint Augustin voit le beau comme une expression de la vérité divine et rejoint l’idée de Platon selon laquelle le beau est au service d’une vérité du bien. Saint Thomas d’Aquin estime de la même manière que le beau est un plaisir qui n’a de sens que s’il sert la perfection de l’être, une idée plus proche de la définition platonicienne. 

Pendant la Renaissance nous retrouvons un peu de toutes les finalités précédentes mais avec une dimension supplémentaire, le statut. L’art du beau renforce le prestige d’un édifice, d’un mécène ou d’un artiste. 

En résumé personnel je dirais que l’histoire de la pensée qui théorise le beau et l’utile nous persuade que les deux notions sont très liées lorsque que l’esthétique de l’art provoque une élévation de l’être humain, excluant la sensation de plaisir telle que l’a défini Le Petit Robert dans son sens contemporain. 

Nous aurions pu énoncer beaucoup d’autres positions philosophiques mais la quantité n’est pas importante pour juger de ce lien toujours présent dans la pensée philosophique et des époques. 

La naissance de l’autonomie de l’esthétique

Au début du XIX ème siècle la rupture est consacrée par deux mouvements qui vont se sont succéder au cours de deux siècles, tous les deux étant en résistance et en rejet des traditions classiques de l’art.

Pourtant, les deux mouvements contestataires de la pensée classique seront inverses dans leur approche du lien entre le beau et l’utile. Le premier, dès ce début du XIXème siècle déclare  l’autonomie de l’art en refusant que l’utile soit de l’art. Il n’y aurait plus besoin d’une utilité spirituelle ou fonctionnelle pour susciter un plaisir et une émotion chez l’être humain.

Le mouvement de « l’Art pour l’Art » apparu à cette époque porte bien son nom. C’est surtout l’expression littéraire qui va porter une affirmation tranchée. Pour Oscar Wilde « l’art ne doit servir à rien d’autre qu’à manifester la beauté ». Théophile Gautier va beaucoup plus loin car s’il partage cette position d’autonomie de la beauté, il se risque à une position beaucoup plus brutale en affirmant que « tout ce qui est utile est laid ». 

L’un des exemples les plus commentés pour illustrer cette position est celui qui se déroulera en 1887 avec la construction de la Tour Eiffel. Son concepteur voulait sacraliser le temps de la révolution industrielle et démontrer la puissance des innovations et des nouveaux matériaux comme l’acier. La Tour Eiffel se voulait être en même temps la marque de son époque.

Devenu l’un des monuments les plus visités au monde, on oublie souvent qu’il avait fait l’objet lors de sa conception et sa réalisation d’une résistance farouche. Une partie de la population parisienne trouvait que le projet insultait la beauté de Paris par ses prestigieux monuments hérités de l’histoire. Elle y voyait une laideur qui ne pouvait représenter le Beau qui venait d’être consacré comme autonome de l’utilité.

En rédigeant cet article m’est venu un sourire difficile à contenir en m’imaginant la stupéfaction de Platon ou Socrate devant une toile peinte complètement en noir de Pierre Soulages ou des sculptures et peintures de Fernando Botero. 

Et je ne peux même pas visualiser l’apoplexie qui les foudroierait à la vue des œuvres de Pablo Picasso ou des objets inattendus, parfois incongrus, dans les expositions d’art contemporain.  C’était prévisible que ce soient les populations conservatrices et les régimes totalitaires qui qualifient cet art de civilisation dégénérée qu’il faut combattre, voire éliminer par la force. 

La fusion définitive des beaux-arts et des arts appliqués 

Ainsi est arrivée au XXème siècle la certitude que les beaux-arts et les arts appliqués forment un tout indissociable. L’une des manifestations les plus visibles de cette évolution  est celle du design. Anciennement nommé en français la stylique le mot anglais s’est imposé comme cela est courant.

La question centrale, comment l’objet moderne peut-il répondre à un besoin précis ? Optimiser l’utilisation et l’efficacité peuvent-ils se confondre avec l’utilité ?

L’ergonomie d’une chaise, la fonctionnalité d’un édifice ou la conception d’une fourchette, l’utile convoquent le beau pour former un ensemble.

Cette nouvelle approche a trouvé un juge de paix inattendu dans le droit. Dans tous les codes de protection intellectuelle des pays à droit similaire, la protection juridique est consacrée par la formule « Est protégé toute œuvre de l’esprit ». C’est cette globalisation qui insère définitivement les beaux-arts et les arts appliqués dans une même unité de traitement juridique.

Quant à moi, ancien enseignant dans une école supérieure d’arts appliqués (pas en art mais en droit), je n’aurais même pas pu franchir les grilles de l’établissement si j’avais posé ma candidature en tant qu’étudiant.

Mes œuvres depuis ma jeunesse ne sont classés ni dans le beau, ni dans le classique, ni dans le fonctionnel. Un jour, déjà dans l’au-delà, le triomphe définitif du mouvement artistique liant le laid à l’inutile, comme certains le jugent pour l’art moderne, me rendra hommage. 

Boumediene Sid Lakhdar 

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