Jeudi 11 juin 2020
L’aventure du surréalisme
«L’homme, ce rêveur définitif… » André Breton
Près d’un siècle après sa publication, le premier Manifeste du surréalisme a été réédité en livre de poche. Grâce à son prix modeste et à son tirage élevé, ce bréviaire capital du rêve et de la révolte, est accessible à tous, à un moment où la condition faite à l’homme par la société, interdit toute échappée, même individuelle. Ce fait résume bien le destin de ce mouvement créé après la Première Guerre mondiale par André Breton et ses amis.
Une fédération d’agitateurs dont l’objectif était de « changer le monde ». Ce courant, au goût inflexible de la révolte intellectuelle rarement traduit en actes, est devenu un objet d’études, un sujet de thèses, un désordre vénéneux et fascinant qu’on ne peut ignorer désormais sans risquer l’accusation d’inculture. Le scandale s’est tassé depuis longtemps déjà, la politique du refus a vieilli, et tandis que le groupe symbolisé par André Breton prenait ses distances avec le siècle pour survivre, les faiseurs de manuels et les universitaires s’emparaient de ses idées, de ses images, de ses œuvres pour en analyser dérisoirement la place, le sens et la forme.
Sans doute, le drame du surréalisme est-il d’avoir pris naissance en France où tout se termine par des mondanités, des étiquettes ou des esthétiques. Le titre de la revue, Littéraire, avant la rencontre avec Dada, rassembla la totalité des surréalistes mais pas que… Paul Valéry, poète si peu subversif, a publié un Cantique des colonnes dédié à la gloire de la Grèce solaire. Par la suite, seuls les poètes séditieux avaient droit de cité, des jeunes hommes en colère des années 1920 qui étaient avant tout des écrivains et des artistes peu soucieux de faire carrière, mais avides de s’exprimer.
Ce mouvement a régné en maître sur la poésie française durant des décennies avant d’être contourné par des générations nouvelles préoccupées par les misères qui frappent notre monde et qui se sont débarrassées de la spontanéité de l’image.
Le problème du surréalisme à sa naissance, c’est qu’il n’a pas rencontré la résistance qui l’aurait contraint à se fortifier. Il s’est donc contenter de « remonter aux sources de l’imagination poétique » en utilisant le véhicule du rêve, du délire et de l’écriture « mécanique » et surtout et avant tout à « remettre en jeu l’existence terrestre ». Reprenant l’espérance de Rimbaud à « changer la vie » de fond en comble par le miracle de l’imagination et du merveilleux qu’elle recèle.
Survenant en France, dans ces années dites folles, le surréalisme a été regardé comme une mode nouvelle par les uns et comme une forme littéraire d’avant-garde par les autres. Les surréalistes eux-mêmes, lorsqu’ils se révèlent, sont bien des écrivains de leur temps. C’est André Breton qui déclarait : « Dans le mauvais goût de mon époque, je m’efforce d’aller plus loin qu’aucun autre. » Le surréalisme voulait contaminer par le rêve, fonder la « surréalité » qui est le domaine du merveilleux, effacer une fois pour toutes l’opposition religieuse du bien et du mal, atteindre l’être humain dans ses assises et lui rendre son innocence. Le surréalisme voulait rendre aux gens une liberté inconcevable. Au lieu de cela, cette école littéraire a coloré le demi-siècle, influencé poètes, prosateurs, peintres, sculpteurs, cinéastes et publicitaires.
Les premiers lecteurs du Manifeste n’en ont retenu qu’une formule mise entre parenthèses : « Par bien des côtés, le surréalisme se présente comme un vice nouveau, qui ne semble pas être l’apanage de quelques hommes ; il a comme le haschisch de quoi satisfaire les plus délicats. »
Cette propagande pour un stupéfiant illicite avait de quoi séduire, en surface du moins, un public désireux avant tout de s’étourdir, de fuir le souvenir de la guerre par tous les chemins fût-ce par celui de la folie. On allait enfin accéder aux paradis artificiels jusque-là réservés aux seuls poètes. Un prospectus de 1925 se posait cette question : « le surréalisme est-il le communisme du génie ? »
Dans Le Second Manifeste (1930), André Breton constatait l’apparition d’un « poncif indiscutable » dans de nombreux textes surréalistes, en particulier dans ceux utilisant l’écriture automatique et les récits de rêves. Dans Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non, écrit aux États-Unis, Breton notait avec une amertume hautaine qui était sa marque : « Il reste peut-être que toute grande idée est sujette à gravement s’altérer dès l’instant où elle rentre en contact avec la masse humaine, où elle est amenée à se composer avec des esprits d’une toute autre mesure que celui dont elle est issue. »
Entre le Partez sur les routes ! des premières proclamations et ce regret de n’avoir pas fermé hermétiquement les portes du mouvement à la foule qui corrode et affadit tout ce qu’elle touche, et surtout l’essentiel, il y a la distance qui sépare la révolution de la religion, le combat à visage découvert de l’influence souterraine des sociétés secrètes. En attendant, la chaine poétique n’est pas rompue. On écrit toujours des poèmes dans l’orbite d’André Breton dont le rayonnement spirituel continue d’agir. Les noms les plus illustres de la littérature française s’y sont frottés à un moment ou à un autre, de Raymond Queneau à René Char, d’Antonin Artaud à Jacques Prévert. Ajoutez à cela les fondateurs du mouvement : André Breton bien évidemment, Philippe Soupault, Paul Éluard, Robert Desnos et Louis Aragon.
Il y a eu aussi des prosateurs inspirés comme Julien Gracq et André Pieyre de Mandiargues et les peintres comme Pablo Picasso, Francis Picabia, Salvador Dali et Jean Arp. Les grandes voix de la littérature des terres lointaines s’y sont mises aussi : Léon Damas, Aimé Césaire, Malcom de Chazal, Léopold Sédar Senghor, Magloire Sainte Aude, Octavio Paz et Cézar Moro. S’est agglomérée à tout ce beau monde une pléiade de valeur inégale comme Albert Fanjeaud, Jean-Claude Barbé, Arrabal, Guy Canabel et Gérard Legrand que dominent de très haut par leur originalité l’Egyptienne Joyce Mansour ou le Libanais Salah Stétié.
Si le surréalisme n’a pas libéré l’homme ainsi qu’il le souhaitait, il n’a cessé en tous les cas depuis une centaine d’années de nous étonner, de nous irriter et de nous ravir. Il a trouvé dans l’homme même « la matière première du langage » et dans ses contradictions et de ses imaginations mêlées la clé de l’image poétique moderne. Enfin ! Le surréalisme a élargi notre conception de l’amour et bouleversé d’une manière définitive la géographie de la poésie du passé en drainant jusqu’à nous les eaux égarées ou méconnues du lyrisme nocturne, du génie clandestin ou de l’humour noir.