Le destin a voulu que la vie du grand homme doive s’arrêter aux portes de l’Algérie indépendante. C’était comme pour signifier que l’incarnation de la culture et de l’espoir n’y avait plus sa place dans ce nouveau monde qui lui aurait tourné le dos tant il est l’opposé de ce qu’il fut.
Mouloud Feraoun, avant de se pencher sur sa dimension politique, fut celui qui a donné par son célèbre roman Le fils du pauvre la définition de la réussite par le mérite. Tout y était, le monde extérieur et celui de ses racines profondes.
Né en 1913, Feraoun nait en Kabylie, dans le village de Tizi Hibel sous le nom de sa communauté des Ait Chabane. Il n’a pas été épargné par l’obligation d’une attribution d’un nom choisi par les administrateurs des Affaires indigènes pour un recensement des populations et de leur état civil en Kabylie comme dans de nombreux villages isolés en Algérie.
L’écolier aux pieds nus se révèle être un excellent élève. Comme pour Albert Camus, il doit à son maître de poursuivre ses études au cours complémentaire de Tizi Ouzou après son certificat d’études. Un diplôme qui était déjà une étape très improbable pour la quasi-majorité des « indigènes » dont seulement dix pour cent bénéficiaient d’une instruction scolaire.
Par son excellence et acharnement à progresser il passe le concours des bourses qu’il réussit, ce qui lui permet d’accéder à un cursus qui va l’amener jusqu’au brevet élémentaire puis au prestigieux concours de l’Ecole normale d’instituteurs qui fut ouvert aux indigènes depuis 1928.
Mouloud Feraoun est ainsi l’exemple de la parfaite assimilation dans les deux cultures dans un équilibre parfait. Il est resté l’enfant de la culture de sa terre natale aussi bien que celui de la culture française.
Dans le premier volet de sa célèbre trilogie, Le fils du pauvre, personne mieux que lui n’avait décrit aussi justement la situation d’un petit enfant de famille très modeste qui se hisse au sommet de la littérature par la force de son acharnement à y arriver. Le fils du pauvre, un titre qui est devenu l’hymne à l’espoir et la preuve que rien n’est prédéterminé si on veut y mettre sa farouche volonté.
La terre et le sang, second volet de la trilogie, va au-delà de son assimilation aux deux cultures qui vont le forger et faire apparaitre encore plus clairement sa thématique fondamentale, celle qui traverse son œuvre, celle à laquelle il aspirait, le lien entre toutes les cultures et religions.
Dans ce roman il témoigne du drame que subissent tous ceux qui sont au carrefour de toutes les humanités. Il fut le premier écrivain à aborder la délicate question de l’intercommunicabilité, le premier à oser briser le tabou en clamant que seuls ceux qui doutent ou ne ressentent pas leurs racines ont peur de la différence, de l’autre.
Dans le troisième volet, Les chemins qui montent, le jeune homme Amer revient de France vers son village natal et tombe amoureux d’une orpheline convertie au christianisme par les Sœurs qui l’avaient recueillie. Son rival, autant amoureux de la jeune fille, devient son ennemi.
Il continue ainsi dans la souffrance de l’écartèlement entre les cultures. Cette fois-ci le personnage est un jeune homme qui revient dans son village natal accompagné par une femme française. On imagine ce qu’il en adviendra face à la stupéfaction d’une communauté qui reste fermée à une telle initiative d’ouverture d’esprit
Avec cette personnalité si forte et assumée qui s’est confrontée à tant de barrières, il restera pourtant toujours le gentil fils du pauvre. Parmi tous les commentaires qui ont été rédigés à propos de sa personne, j’en ai retrouvé deux particulièrement significatifs.
La premier est l’éloge de la grande résistante française et ethnologue reconnue, Germaine Tillon qui dans un article publié dans Le Monde dit “Cet honnête homme, cet homme bon, cet homme qui n’avait jamais fait de tort à quiconque, qui avait dévoué sa vie au bien public, qui était l’un des plus grands écrivains de l’Algérie, a été assassiné.”
Puis celui de Jean Daniel, écrivain et éditorialiste né en Algérie, “Il était de ces êtres comme Camus les aimait : silencieux, fins et solides, accordés à la vie.”
Mouloud Feraoun écrira plus tard que la période essentielle dans sa vie aura été celle des trois années passées à l’école normale. Il fera la connaissance de celui qui restera son ami, un Oranais, d’origine presque aussi pauvre, fils d’ouvrier, Emmanuel Roblès. De plus en plus inséré et admiratif de la culture française c’est à ce moment qu’il découvre la politique avec un autre de ses camarades, Ahmed Smaïli, qui dirigeait une section du parti communiste à l’école normale. Ce dernier animait le journal interne La lutte sociale. L’activité militante de ce dernier lui a valu un renvoi.
Et voilà Mouloud Feraoun piqué au virus de la politique en étant le disciple de son camarade. Devenu instituteur et marié, un second événement entre beaucoup d’autres va marquer son parcours, celui de sa lecture d’un reportage d’Albert Camus dans Alger républicain sous le titre « Misère de la Kabylie ». Il fut très critique envers le grand écrivain car il estimait que celui-ci passait sous silence les événements d’Algérie. Il lui écrivit en manifestant ce sentiment de déception.
Mais Mouloud Feraoun s’est lui aussi mis en situation d’être critiqué pour son attentisme. Les chemins qui montent vont effacer le doute sur son sentiment nationaliste face à la colonisation. Je pense personnellement que son profond attachement et admiration de la culture française n’était pas étranger à cette hésitation des débuts. Si ce n’est pour la conviction, certainement déjà présente dans son réveil précédent à la politique, au moins pour la modestie de son engagement.
En 1955, il dirige secrètement un journal dans lequel il dénonce la répression de la colonisation mais aussi celle du FLN auquel il n’adhère pas. C’est donc dans une position de relative neutralité qu’il aborde ce combat même s’il est désormais définitivement rallié à l’idée d’une Algérie indépendante.
C’est lui-même qui déclarait en novembre 1958, « Je ne veux pas faire de politique. Jamais je n’en ferai. Ce n’est pas dans mes cordes ». En réalité tout son militantisme assumé prouve que c’était plus une position médiane que neutre. Elle était probablement, selon mon opinion, le résultat de son éternel désir d’alliance entre ses deux identités. J’en conclus qu’il voulait éviter la rupture des liens culturels tout en voulant la rupture du lien politique.
Dans cet état d’esprit, il fut très optimiste après la déclaration d’intention du Général de Gaulle. « La sagesse refusera l’intégration, comme on refuse une duperie, la sagesse accordera l’indépendance pour confondre toutes les folies, réparer toutes les erreurs, faire oublier tous les crimes. De Gaulle est un sage. Ça, je le crois. » Ce qui ne laisse encore une fois aucun doute sur son sentiment politique tout en accordant une chance au maintien des liens.
Il refuse ensuite un poste au Quai d’Orsay puis collabore avec Germaine Tillon dont nous avons déjà fait référence pour une implication dans des centres sociaux.
Ce qui est arrivé devait se produire, la suspicion a été à l’égale de son parcours d’intellectuel et militant, il sera accusé des deux côtés, lui qui a voué toute sa vie à la communion des cultures.
Le fils du pauvre sera assassiné par des sicaires de l’OAS le 15 mars 1962 alors qu’il venait d’accéder à la dignité d’inspecteur des centres sociaux. Sa mort le fera accéder à plus haut, le Panthéon algérien des grands hommes.
Boumediene Sid Lakhdar