Dans un petit coin à Bab El Oued, tout près de la place des Trois-Horloges, un jeune trentenaire, avec une barbichette, s’assit sur un banc public. Il était là à prendre un bain de soleil, dans une tiédeur hivernale inhabituelle qui plongeait son voisin dans le banc, un vieux d’une soixantaine d’années au crâne chauve, dans la stupeur.
Les deux hommes se dévisagèrent un peu, avant de s’engager dans une discussion à bâtons rompus. C’est le vieux qui ouvrit le bal par une injonction : « Dieu a fait avorter l’hiver! » Cela avait suffi par provoquer l’ire du jeune qui, peu content paraît-il, du blasphème du septuagénaire, cria « ironiquement » à son oreille : « Astaghfirou allah! » Et aux deux interlocuteurs de s’échanger quolibets et plaintes à n’en plus finir sur le destin d’un pays, l’Algérie, en proie à ses propres contradictions. Pour le vieux, la nouvelle génération a failli au legs que leur avaient laissé les aînés libérateurs : la fierté d’être Algériens, la confiance en soi, la ponctualité, la culture du sacrifice et l’abnégation à la nation. « Pourquoi fuir le pays, quand on a tout à investir ici : terre, mer, richesses sous-terraines, etc ? », dit-il au trentenaire, sorti hors de ses gonds.
Ce dernier, peu loquace mais déterminé, lui expliqua, que l’ère de la faillite a commencé dès les années 1980, au moment où l’on fermait des usines et licenciait par milliers des ouvriers pourtant convertis au mantra du socialisme-maison, alors que des bateaux de bananes importés de l’étranger atterrissaient, par dizaines, sur le port d’Alger.
« Tout est programmé, ya cheikh, apostropha-t-il l’homme en béret basque, pour qu’on tombe dans le puits de la dèche : on a détruit l’école, l’usine, l’université, les ouvriers, les syndicalistes, les braves militants. Et pire, on a pollué les esprits par le virus de la rente et nous voilà coincés! »
Et devant le refus du vieux d’accepter le fait accompli, le jeune lui évoqua le départ récent de 1.200 médecins algériens en France ; ces derniers vont repeupler les déserts médicaux de l’hexagone tandis que nos hôpitaux allaient sans doute souffrir du manque d’effectifs et de mauvais soins.
« N’est-ce pas la pire des calamités, qu’après avoir garanti l’éducation, la formation et la prise en charge de tous ces cadres de la nation aux frais de l’Etat, on les laisse comme ça partir pour profiter aux autres qui n’en ont dépensé aucun centime, sans en tirer le moindre bénéfice? »
Resté coi, le vieil homme chercha, en vain, mille excuses pour sortir de son impasse, avant de réagir : « l’espoir, c’est à toi mon fils et tes semblables de le ressusciter, le changement, c’est à vous, la jeunesse, de l’inventer. » Si la discussion se clôt sur cette note optimiste, le jeune ne cessait de répéter à qui voulait bien l’entendre qu’en mathématiques, l’équation a plusieurs variables, et que si l’une d’entre elles c’est la jeunesse, les autres se trouvent ailleurs : la liberté, les droits de l’homme et la démocratie.
« Si un poisson, dit-il pour résumer, est hors de l’eau, peu importe si vous lui construisez un château! ».
Kamal Guerroua