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Le chantre de l’universalité

Bernard Malamud

Le chantre de l’universalité

« Sans héros, nous sommes tous des gens ordinaires qui ignorent jusqu’où ils peuvent aller. » Bernard Malamud

 
Ecrivain respecté, Bernard Malamud a grandi en stature. Ses nouvelles, ses articles, ses romans lui ont valu une audience large et un prestige accru. En obtenant à deux mois de distance le prix Pulitzer et National Book Award, son roman « L’homme de Kiev » a placé Bernard Malamud dans cette cohorte d’écrivains qui représente, aux yeux de beaucoup, le meilleur de la littérature nord-américaine.

La lecture du recueil de nouvelles « Le tonneau magique » est probablement la meilleure introduction au monde malamudien. On y trouve cette conjonction de réalisme et de fantaisie, d’humour et de tragédie, cette vision unique d’âmes souffrantes et courageuses, ce moral, cette extraordinaire qualité de l’expression et du dialogue qui marquent d’un sceau très original l’œuvre dans son ensemble. Choisis dans le cadre de la vie quotidienne, les personnages de « Le tonneau magique » sont des artisans, des étudiants pauvres, des petits commerçants. Ces femmes et ces hommes poursuivent désespérément, sinon pour eux, du moins pour leur descendance, une certaine forme d’idéal souvent inaccessible. Dans la nouvelle « Les sept premières années », le cordonnier Feld évoque avec nostalgie « le village enneigé de Pologne où il avait gaspillé sa jeunesse ». Il aurait voulu assurer le bonheur de son enfant et le sien propre en mariant sa fille avec l’étudiant Max. Ce dernier est un faux intellectuel, un sacré matérialiste (« il n’a pas d’âme, il ne s’intéresse qu’aux choses ») et Miriam le rejette. Feld s’aperçoit tardivement que c’est son assistant, Sobel, un homme de trente-cinq ans, si laid et si pauvre, qui aime et désire fiévreusement Miriam et que celle-ci, tôt ou tard, deviendra sa femme.

Dans une autre nouvelle, « Prenez pitié », Rosen veut se suicider pour sauver malgré elle une jeune veuve ruinée en lui permettant d’hériter de sa fortune. La veuve refuse son aide, affolant Rosen, parce que c’est la première fois qu’il rencontre « une personne à qui on ne peut jamais rien donner ». Certains personnages cherchent à échapper au malheur en acceptant la première illusion réconfortante. Dans « L’ange Levine », le petit tailleur perd tout ce qu’il a : sa boutique a brûlé, les dommages et intérêts qu’il doit verser à deux clients absorbent l’indemnité qui lui a été réglée par la compagnie d’assurances, son fils est tué à la guerre, sa fille épouse un imbécile et disparaît avec lui, sa femme tombe malade, lui-même souffre des reins… Le tailleur reçoit alors la visite d’un grand noir qui se prétend juif. Ce soi-disant Levine se présente comme un ange de Dieu venu répandre un peu de bien sur la terre. En fait, Levine est danseur de tango dans un cabaret d’Harlem, comme le tailleur s’en aperçoit en essayant de le retrouver. Le héros de Malamud croit en l’ange Levine et le voit un soir s’envoler. La preuve est qu’une plume blanche tombe du ciel — flocon de neige ? Peut-être… Mais le tailleur se nourrit de sa merveilleuse illusion.

D’aucuns, pour trouver un bonheur illusoire, se fourvoient dans le mensonge. Ainsi, le jeune juif qui, dans « La dame du lac » tombe amoureux d’une belle inconnue… Il croit qu’elle appartient à une grande famille patricienne. Pensant servir ses intérêts, il renie devant elle ses origines israélites. Or, il se trouve qu’Isabella n’est ni une aristocrate ni même une chrétienne mais la fille du gardien et une juive comme lui. Elle lui montre sur sa peau une ligne tatouée de chiffres bleutés : « Buchenwald… Ce sont les nazis qui ont fait cela… Je ne peux pas vous épouser… Nous sommes Juifs, mon passé représente quelque chose pour moi. Je chéris ce pour quoi j’ai souffert. »

Dans « La fille de mes rêves », l’écrivain raté Mitka dédaigne la passion de sa logeuse pour une correspondance fallacieuse avec une femme qui, lorsqu’il la rencontrera finalement, sera encore plus laide que la logeuse. Plusieurs personnages issus de l’imagination de Bernard Malamud vivent dans une sorte de prison tout en aspirant à quelque chose d’autre. Ainsi George, dans « Lectures d’été » « aurait voulu avoir un peu d’argent dans sa poche pour acheter des choses… Il aurait voulu que les gens l’aiment et le respectent. Il pensait à cela souvent mais surtout quand il était seul le soir. »

Tommy Castelli, dans « La prison », vit des journées sinistres : « le temps pourrissait en lui ». Jeune, il avait été un gosse « à la tête pleine de projets » mais tout s’est ligué contre lui avant qu’il eût la possibilité de  les accomplir. Tristesse, douleurs, humiliations ont pour contrepartie chez Bernard Malamud l’aspiration des hommes à un idéal sans cesse battu en brèche par la réalité — mais toujours renaissant. L’une des nouvelles les plus émouvantes — et sûrement la meilleure — du recueil  est celle qui donne son titre à l’ouvrage, « Le tonneau magique ». Léo, un étudiant rabbinique, cherche à se marier. Il consulte un arrangeur de mariages professionnel qui lui fait rencontrer diverses candidates très peu satisfaisantes (la première est boiteuse, une autre trop âgée…) Réfléchissant sur l’échec de ces entrevues, il se rend compte que, pris par ses études, il n’a jamais eu le temps d’aimer une femme et aucune femme ne l’a aimé. Il décide qu’il épousera une femme qui l’aimera et qu’il aimera « même si elle n’est pas une épouse pour un rabin ». L’élue sera la fille égarée d’un entremetteur dont celui-ci a laissé intentionnellement trainer la photo à côté des celles des candidates. C’est une fille qui a souffert et qui apportera une véritable dot à Léo. Les dernières pages du livre montrent la jeune femme, gênée et timide, attendant Léo sous un lampadaire. De loin, le jeune homme voit « que ses yeux — c’étaient nettement les yeux de son père — étaient remplis d’une innocence désespérée. Il crut voir en elle sa propre rédemption. Des violons et des cierges allumés tournoyaient dans le ciel. Léo se précipita, ses fleurs à la main. » Pendant ce temps-là, le futur beau-père, désespéré, entonne, appuyé contre un mur, la prière pour les morts. Ces violons et ces cierges qui tournent dans le ciel, cela pourrait être dûChagall. Et comme chez Chagall, il y a chez Bernard Malamud une compréhension toute particulière de la tradition et de l’âme juives, de ces êtres persécutés ou malheureux chez qui la souffrance, liée à un certain sentiment de fraternité, aboutit à une affirmation de la valeur de la vie et de l’esprit humain.

Dans « Les idiots d’abord », nous retrouvons des gens malheureux assaillis par un destin tragique. « Le réfugié allemand » est l’histoire du journaliste Oskar Gassner, rescapé des persécutions hitlériennes — mais dont la femme, convertie au judaïsme a été massacrée par les nazis — qui s’est suicidé à New York.  Quelques fois, le héros de Malamud n’est pas juif. C’est alors une petite italienne pauvre, une femme de ménage de quarante-cinq ans, ou encore une veuve qui, après avoir été trompée par son mari, est lâchée par l’amant rencontré au cimetière. Comme dans le recueil précédent, l’humour côtoie la tragédie. Ainsi, un des malheureux qu’évoque Malamud nous dit, parlant de son enfance : « Nous ne mourions pas de faim mais personne ne mangeait de poulet. A moins que nous ne fussions malades ou que les poulets le fussent… »

Le héros de l’ouvrage qui a pour titre « L’homme de Kiev », c’est Yakov Bok, un petit juif russe d’avant la Première guerre mondiale. Elevé dans un orphelinat, trompé, abandonné par sa femme, ne trouvant pas de travail dans sa communauté, Yacov se rase la barbe et sort du ghetto. Son cheval meurt en route et ses outils tombent dans le Dniepr. Il obtient pourtant un emploi à Kiev dans une briqueterie, gagne la confiance de son patron, se laisse presque séduire par une femme goy, commence à vivre à peu près tranquillement avec, pour principale distraction, la lecture de Spinoza. La police du Tsar trouve un enfant égorgé dans une cave. Ce meurtre, probablement commis par une mère indigne et son amant, est considéré par les policiers comme un crime rituel juif. Yakov est soupçonné de l’assassinat, arrêté, battu, torturé. Le tortionnaire ordonne l’inspection des parties intimes des prisonniers, les torture « en faisant aspirer le sang du pénis à l’aide d’un appareil fabriqué à cet effet, lequel était constitué d’une pompe métallique dotée d’un compteur rouge indiquant la quantité de sang prélevée. » Malgré la torture, Bok, drogué, acculé au suicide, refuse d’avouer. Deux ans plus tard, il sera jugé en cour d’assises. Condamné ou acquitté, peu importe. Il sera resté sur ses positions. Il sera devenu un homme. Et pendant ce temps, l’orage gronde dans les rues de Kiev : la révolution d’Octobre est en marche. A travers ce récit, Malamud évoque à la fois l’absurde kafkaïen et le problème aigu de l’injustice dans la cité.

Ainsi, Malamud défend, à l’instar d’Emerson, le caractère sacré de l’intégrité de l’être humain. Alors qu’on a reproché parfois à Saul Bellow son appartenance à « l’école juive », on lance rarement ce genre d’accusation à Malamud qui, pourtant, choisi presque toujours ses héros dans le monde juif. C’est que l’auteur de « L’homme de Kiev » arrive plus aisément que Saul Bellow à présenter le juif comme un homme universel.

L’œuvre de Bernard Malamud nous frappe, en définitive, par son optimisme et son humanisme. Levine dans « L’ange Levine » et Bok dans « L’homme de Kiev » nous apparaissent au début du récit comme de malheureux clowns. Ils se transforment sous nos yeux en héros.

Auteur
Kamel Bencheikh

 




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