Mardi 24 novembre 2020
Le colonel Lotfi s’est retourné dans sa tombe
Une affaire d’exclusion d’une lycéenne du lycée Lotfi à Oran a enflammé le débat sur les réseaux sociaux. Le motif serait une chevelure considérée non conforme à une moralité établie par le chef d’établissement. Essayons une réflexion qui irait au-delà de l’affaire en question.
Exclure une jeune fille du lycée Lotfi pour des cheveux bouclés ou tout autre aspect de sa personne physique serait effectivement un cran supplémentaire dans l’inacceptable et dans l’horreur d’une descente dans les abîmes du moyen-âge.
Après une forte colère, je me suis rendu compte que, sans déclarations contradictoires ou confirmations, il fallait être prudent devant les accusations d’une jeune lycéenne et de sa famille.
J’ai cependant cette tendance naturelle à penser qu’il y a du vrai car des affaires comme celle-ci, il s’en multiplie par dizaines quotidiennement.
Au-delà de cette interrogation sur la fiabilité de l’information, il est certain que le nom du lycée, celui du colonel Lotfi, est associé à une affaire sordide ou à l’évocation de l’insoutenable qui s‘est tellement déroulé ailleurs.
Cela m’a poussé à vouloir retranscrire la célèbre lettre du colonel Lotfi à son épouse. Elle contribue, par le pur hasard de l’évènement, à ma réflexion lorsqu’il s’agit de discrimination envers les jeunes filles, surtout dans un lieu d’éducation.
D’autres remémorations du colonel Lotfi auraient été possibles. Pourquoi particulièrement cette lettre ?
1/ Je ne suis jamais dans l’évocation grandiloquente ou dans les larmes de crocodile lorsqu’il s’agit des cérémonies d’État à propos du passé.
Ceux qui essaient de nous les faire couler sont ceux qui nous ont donné d’une main ce qu’ils nous ont retiré, en cent fois plus, d’une autre main. C’est aux morts, dont le colonel Lotfi, que va ma gratitude à avoir eu droit à un pays libéré.
2/ Je souhaite rappeler aux jeunes l’extraordinaire niveau à l’écrit et dans la réflexion de certains de nos aînés.
Cette lettre est une belle image de ce que fut l’Algérie dans l’appropriation de l’instruction et de sa déclinaison en libertés d’expression et de sentiments.
L’amour déclaré à sa femme n’est ni tabou ni ne contrevient à aucune règle de l’humanité mais, au contraire, la glorifie.
3/ Le nom d’un prestigieux lycée oranais, au moins dans ma jeunesse, porte le nom du colonel Lotfi. Ce fut anciennement un lycée de jeunes filles et, plus tard, celui dans lequel j’ai passé mon épreuve de philosophie pour le bac.
Qu’une affaire comme cela, vraie ou fausse, puisse souiller le prestige de ce lycée doit faire du mal au colonel Lotfi et le faire retourner dans sa tombe.
4/ Enfin, pour une raison personnelle, et très marginale, j’ai connu sa charmante épouse dans mon adolescence, cette personne même qui est l’objet de l’écrit du colonel Lotfi.
Voici la lettre rédigée quelques jours avant sa mort.
« À ma très chère femme,
Je m’excuse à l’avance de n’avoir pas osé t’annoncer de vive voix ce que je vais t’écrire. J’espère que lorsque tu recevras cette lettre, je serai bien loin en Algérie, ma Patrie Chérie.
En effet, je suis en pleins préparatifs et je dois rejoindre l’intérieur dans les plus brefs délais. Je crois ne t’apprendre rien de neuf en te disant que c’est la seule place possible pour moi en ce moment. Il m’est devenu impossible, intolérable, insoutenable de continuer à vivre à l’extérieur, ceci en dehors de toute considération de quelqu’un d’autre que ce soit. Ensuite, en tant que chef, que Révolutionnaire, qu’idéaliste imbu de principes, je dois être aux côtés de mes hommes pour les soutenir et du Peuple pour le réconforter et renforcer son moral.
De ton côté, je crois avoir tout fait pour t’ôter dès le premier jour toute illusion concernant ma présence à tes côtés tant que durerait la Révolution. Je t’ai toujours dit que je n’ai été et que je ne suis que par la Révolution et pour la Révolution. Il m’est même très difficile d’envisager pour moi une autre vie que la vie Révolutionnaire. Je te demanderai donc de faire preuve de beaucoup de courage et de patience ; je sais que tu en es capable. De mon côté, j’espère que tout se passera bien. Dans le cas contraire, j’aurais connu la plus belle fin qu’aurait pu souhaiter et rêver un jeune Révolutionnaire.
Alors il faudra que tu fasses preuve de beaucoup plus de courage encore. Tu pourras être très fière de ton mari et celui que je te confie, mon fils, le sera aussi beaucoup de son père. Au nom de l’Algérie, pour laquelle j’aurais vécu et j’aurais tout donné, et au nom de notre Amour, je te recommande instamment de veiller sur mon fils, sur son éducation, de lui donner une très solide instruction et d’en faire surtout un grand Nationaliste et un grand Révolutionnaire capable de réaliser ce que son père n’aura pas pu faire parce que la vie ne lui aura pas accordé assez de temps.
En ce qui te concerne personnellement, je te recommande encore une dernière fois de t’améliorer, de te perfectionner, d’approfondir tes connaissances et d’être toujours à l’avant-garde des jeunes femmes algériennes et un exemple sans reproche aucun.
C’est tout. Embrasse pour moi toute la famille.
Je t’embrasse.
Bab edd’Art »
C’est surtout le dernier paragraphe qui fait directement le lien avec l’affaire du lycée. Le colonel Lotfi aurait été effondré que le lieu dont il a l’honneur de porter le nom soit justement ce qui est en contradiction absolue avec son rêve.
C’est là l’une des manifestations les plus notoires de la trahison algérienne aux sacrifices des morts. Elle est dans ce paragraphe si hurlante, au regard du lycée Lotfi comme de tous les textes et attitudes de ce pays qui tournent le dos à ce rêve.
S. L. B.