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Le culte de l’argent agent de la culture des servitudes volontaires (2)

TRIBUNE

Le culte de l’argent agent de la culture des servitudes volontaires (2)

Autre caractéristique du capitalisme : la division du travail entre un travail intellectuel de gestion contrôlant et conservant une vue d’ensemble de l’appareil de production, et un travail manuel identifié a une pure exécution. Ne jamais perdre de vue que le travail intellectuel du dirigeant consiste à gérer le travail manuel des esclaves salariés.

La domination du corps social par la sphère intellectuelle est une domination de classe. Le travail intellectuel est le privilège social qui accorde au dirigeant son pouvoir de domination. Elle lui octroie cette prérogative de gouverner les travailleurs manuels condamnés à l’esclavage salarié.

Ironie de l’histoire : selon la bourgeoisie, le travail est la condition nécessaire de la liberté. Pourtant, le travail n’a été paradoxalement dévolu qu’aux seuls prolétaires pour être accompli. Le travail rend libre, proclame la bourgeoisie. Néanmoins, la bourgeoisie, elle, s’est emparée de la seule liberté, en exploitant le travail des prolétaires. La liberté du bourgeois consiste à ôter aux autres leur liberté.

Cette même bourgeoisie a naturalisé le travail. Elle s’est ingéniée à présenter le travail comme une nécessité naturelle. En réalité, le travail n’est que la forme sous laquelle le capitalisme façonne l’activité humaine. En effet, on confond activité humaine et travail. Or, il faut distinguer ces deux notions. Si l’activité humaine a toujours existé pour permettre à l’homme de se nourrir et de se perpétuer, le travail, lui, n’est que la forme spécifique que lui a imprimée le capital pour se valoriser. Au reste, comme on l’a indiqué précédemment, le vocable travail est né à l’époque de l’éclosion du capitalisme. Étymologiquement, le terme travail vient du latin tripalium et signifie « instrument de torture ».

Le mot est composé de « tri » (trois) et de « palus » (pieu), trois pieux ; il était surtout utilisé pour dompter les esclaves jugés trop paresseux, et aussi comme joug pour immobiliser les animaux. Au XIIe siècle, l’idée de souffrance était inhérente au concept du travail ; le sens de travail devient plus moderne, signifiant celui qui tourmente. Le mot travailler évoque aussitôt l’image de l’homme comme animal devant trimer comme une bête de somme pour vivre, souvent sous le joug d’un patron.

En revanche, le mot œuvrer, tiré du terme « œuvre », renvoie à l’idée de l’homme fabricant, qui fabrique (librement son œuvre – ce qui le distingue de l’animal qui, lui, travaille quand il a été dompté par l’homme -) consciencieusement son existence. Mais pour œuvrer il faut pouvoir disposer librement de son œuvre, ce qui n’est jamais le cas du travail (salarié) dont le produit revient intégralement au détenteur des moyens de production, autrement dit le capitaliste.

En effet, être actif est autre chose que travailler, notamment dans le système capitaliste. Dans certaines sociétés fondées sur une autre forme d’économie, l’activité se faisait non en fonction de l’argent et du marché, mais sous la forme du cadeau, du don, de la contribution, de la création pour soi, pour la vie individuelle et collective d’individus librement associés. Dans la future société humaine universelle débarrassée du capitalisme, l’homme va œuvrer, au sens noble du terme, mais ne plus travailler au sens animal du terme. Il œuvrera en artisan (de sa vie). Le mot artisan vient de l’italien artigano, dérivé lui-même du latin artis (art). À l’origine, l’artisan est celui qui met son art au service d’autrui. En outre, comme on l’a souligné plus haut, ce noble mot artisan a la même origine que le terme « artiste ».

Les deux mots sont demeurés synonymes jusqu’à la naissance du capitalisme au XVIIème siècle. Par la suite, artiste s’est appliqué à ceux qui utilisent leur art pour la distraction (de la bourgeoisie), tandis qu’artisan a été dégradé, désormais lié à l’esprit commercial, mercantile. Dans le processus de différenciation entre « travail » et « loisir » introduit par le capitalisme, on parle désormais d’artisan maçon, d’artisan menuisier, pour marquer l’aspect laborieux du terme, mais d’artiste peintre, artiste musical, pour souligner l’aspect noblement culturel du terme. Artisan renvoie au monde du « travail », tandis artiste réfère à l’univers culturel raffiné. Alors qu’originellement, les deux termes étaient associés, synonymes.

Le travail, exercé au sein du capitalisme, ne sert exclusivement qu’à fabriquer des produits et services en vue de multiplier l’argent, contraignant ainsi des millions de travailleurs à des labeurs inutiles. Dans cette société capitaliste de pacotille, quatre-vingts pour cent de la production est absolument superflue. Inutile. Cette production superfétatoire représente un dramatique gaspillage de temps et d’énergie de l’Humanité, mais aussi un tragique pillage de la richesse naturelle de notre Terre. Dans le capitalisme décadent domine la gadgétisation de la production. Pour assouvir sa soif de profits, assurer sa valorisation, le capital invente chaque jour de nouveaux besoins factices. Inutiles.

Pour bénéficier de la consommation frénétique de ces produits factices, la possession de l’argent est indispensable. Et pour posséder cette matière toxique, il faut se résoudre à se déposséder en travaillant, autrement dit se vendre, s’aliéner au double sens du terme. Le travail étant la seule valeur rapportant de l’argent, au capitaliste comme au salarié, comme source respectivement de plus-value et de salaire, l’homme est contraint de vendre sa force de travail pour gagner ce sésame qui ouvre toutes les portes des cavernes d’Ali-Baba de la consommation : l’argent. Qui plus est, l’esclave-salarié doit toujours travailler plus pour payer à crédit sa vie misérable ; jusqu’à s’épuiser dans le travail, à accepter de subir les pires humiliations.

Ainsi, il consent à sacrifier sa vie au travail pour le profit de son patron. Aussi, pour lui rappeler la chance d’avoir un travail grâce à la générosité de son patron, le chômage a été inventé comme épouvantail afin d’effrayer le travailleur de toute inactivité. Car le chômage est vécu comme une déchéance sociale, une désocialisation, la fin de la consommation effrénée à crédit.

Que pourrait-il bien faire sans cette torture qu’est le travail ? Aussitôt, il serait désigné du doigt comme un impie de la société productive, un hérétique du travail, un blasphémateur de la servitude professionnelle. Et dire que ce genre d’activité aliénante est présenté comme une libération, une chance d’accomplissement social, de réalisation de soi. Quelle dégradation morale. Quelle déchéance sociale. Pourtant, enfermé dans ces bagnes de la production où tout est chronométré, millimétré, délimité, le travailleur est totalement dépossédé de lui-même. Il ne s’appartient plus. Il est l’esclave de son patron et l’exécutant de la machine. Quand l’humble humanité laborieuse se résoudra-t-elle à abolir ce marché des esclaves salariés où viennent s’approvisionner les négriers des temps modernes, aujourd’hui marché professionnel banalisé à l’instar de la légendaire foire aux bestiaux ?

L’organisation scientifique du travail constitue l’essence même de la dépossession des salariés : à la fois du fruit de leur travail mais aussi de leur temps, sacrifié à la production automatique des marchandises ou des services dont les bénéfices reviennent aux seuls patrons. Assigné à reproduire les mêmes tâches répétitives et rébarbatives « intellectuelles » ou physiques, le salarié-esclave est cantonné à besogner uniquement dans un domaine spécialisé de la production.

Sans maîtrise ni vue d’ensemble des autres « process » de fabrication. Cette spécialisation se retrouve à l’échelle de la planète dans le cadre de la division internationale du travail. La conception s’élabore en Occident, la production en Asie, le néant économique et la mort existentielle en Afrique. Pour le bénéfice du dieu-argent mondialisé.

Dans cette société capitaliste, le dieu-argent régente notre vie. Tout le monde est soumis à sa puissante attraction. Tout le monde lui voue un amour passionné. Chacun le courtise, veut l’atteindre, l’étreindre, le mettre sous son matelas, le coucher sur son compte bancaire pour le féconder, lui assurer des héritiers. L’argent impose sa puissance sociale. De là vient qu’il nous contraint constamment à calculer, à dépenser, à économiser. À être créditeur, débiteur.

L’argent humilie l’homme

L’argent corrompt l’homme. L’argent pourrit les gens. L’argent est une matière nocive qui n’a pas d’équivalent, son pareil. Il s’impose comme l’unique valeur devant laquelle toutes les autres valeurs humaines s’inclinent, déclinent, se ruinent. Les valeurs humaines ne rivalisent pas devant sa puissante position destructrice. Qui se prosterne devant le dieu-argent prostitue son âme. L’obligation de tout acheter et de (se) vendre constitue un obstacle à toute libération et autonomie authentiquement humaines. L’argent transforme les individus en concurrents, en rivaux, en ennemis. L’argent dévore l’humanité de l’homme. L’échange (monétaire, marchand) est une forme barbare du partage. Le calcul et la spéculation sont devenus le moteur des rapports sociaux.

Comme le proclame un commerçant dans une pièce de théâtre de Brecht : « Je ne sais pas ce qu’est qu’un homme, je ne connais que son prix. » Telle est la doxa de toute civilisation asservie au culte de l’argent. Au sein de la société capitaliste, l’homme, en guise de cerveau, s’est doté d’une calculette. Sa raison raisonnante ne raisonne plus. Car elle est accaparée par les calculs égoïstes de sa vie glaciale, parasitée par sa logique comptable. Le quantitatif a triomphé du qualitatif. L’avoir a supplanté l’être, a planté son être. L’argent nous ampute de nos possibilités. Car, dans ce système mercantile, ces possibilités ne se réalisent qu’au moyen de la solvabilité. L’argent méconnaît l’investissement gratuit, il n’est attiré que par l’échange lucratif. De sorte que des millions d’énergies créatives meurent faute d’oxygène monétaire nécessaire à leur accomplissement. Combien d’intelligences demeurent en friche pour ne pas être nées riches.

Une chose est sûre : dans cette période de crise systémique du capitalisme, d’effondrement de l’économie, l’humble l’humanité régénérée (le prolétariat mondial) n’a pas besoin de miser sur l’augmentation de sa réserve d’argent mais, au contraire, d’œuvrer à l’anéantissement cette matière toxique et létale. Elle doit non seulement exproprier la marchandise et l’argent mais les supprimer. Car, comme l’a écrit Tolstoï, « L’argent ne représente qu’une nouvelle forme d’esclavage impersonnel à la place de l’ancien esclavage personnel. »

Plus rien ne doit être ravalé à une marchandise : les individus, les logements, les moyens de production, la nature. Il faut cesser la reproduction des rapports marchands, responsables de notre malheur, de notre dégradation physique, de notre dépression psychologique, de notre avilissement moral, de notre aliénation.

L’argent, symptôme et moyen d’asservissement, n’est que le signe conventionnel donnant le droit ou le moyen de profiter du travail d’autrui. L’argent offre la liberté d’aliéner celle des autres, autrement dit d’acheter leur soumission, notamment par le travail salarié.

Pour une nouvelle société humaine

Nous devons œuvrer à l’instauration d’une société humaine universelle débarrassée des rapports marchands, s’atteler à l’éradication du fétichisme de l’argent, à l’anéantissement de la dictature du profit. Œuvrer à l’édification d’une société produisant non pour vendre mais pour satisfaire les besoins essentiels humains. Une société dans laquelle les hommes et les femmes reçoivent leurs produits et leurs services librement, selon leurs besoins, sans médiation monétaire (actuellement, paradoxalement, dans les pays développés la majorité de la population vit sans monnaies fiduciaires : elle ne voit jamais défiler l’argent entre ses mains, ni son salaire. Toutes les opérations s’effectuent par virement et avec la carte bancaire sans contact.

Ainsi, selon la loi de la dialectique – rien ne reste là où il est, rien ne demeure ce qu’il est, tout est mouvement, changement -, le capitalisme renferme en lui les potentialités de la future société sans argent, en d’autres termes, recèle en son sein, en vertu du principe de la négation de la négation, les forces vectrices de sa disparition, de sa transformation radicale). Une société dans laquelle les relations humaines sont directement établies, sans transaction pécuniaire. Dans laquelle les oppositions de classes seront abolies. À rebours de cette société capitaliste où les individus s’opposent selon leurs rôles et leurs intérêts sociaux.

L’exemple de la société kabyle

Songeons que, pour prendre seulement l’exemple de l’Algérie, il y a à peine cinquante ans, toutes les catégories du monde capitaliste (argent, salariat, etc.), ces rapports marchands étaient totalement inexistants au sein de la société algérienne. De même qu’ils étaient ignorés dans d’autres pays semi féodaux, semi colonisés. Pierre Bourdieu l’a amplement démontré dans ses travaux consacrés à l’Algérie.

Les pratiques sociales et économiques kabyles offrent un bon exemple de l’absence totale des catégories marchandes capitalistes dans la société kabyle. En effet, en opposition à un modèle de travail capitaliste, Bourdieu a présenté les paysans kabyles (fellahine) comme participant (ou ayant participé) à une économie du don ou « de la bonne foi » dans laquelle le travail individuel et collectif (tiwizi) reste extérieur à l’esprit de calcul. Il a démontré que, dans la société kabyle, il n’y a pas de distinction entre travail et loisir. Bourdieu a caractérisé le bouniya – l’homme de la bonne foi « pure » – par son « attitude de soumission et de nonchalante indifférence au passage du temps que personne ne songe à perdre, à employer ou à économiser. Dans la société algérienne, la hâte est considérée comme un manque de savoir-vivre doublé d’une ambition diabolique. Tout le contraire de la société de l’urgence en cours dans les pays capitalistes modernes. Dans ces sociétés, le temps, c’est de l’argent (Time is money).

Preuve que le capitalisme n’est pas naturel, mais un mode de production historique, spécifique, transitoire, voué à disparaître. Pour une fois, le passé est le meilleur miroir de l’avenir, le meilleur reflet du devenir. N’oublions pas que seule la rétrospection nous permet de tracer la prospective, d’avoir une perspective. Présentement, la mémoire est le miroir de l’avenir. Pensons qu’il existe encore dans notre vie des séquences sans médiation monétaire, sans argent : dans l’amour, dans l’amitié, dans la sympathie et dans l’entraide. Quotidiennement, nous cultivons encore ces échanges millénaires, sans présenter de facture à notre interlocuteur, à notre prochain.

Qui nous empêche d’élargir ces rapports humains gratuits à toutes les sphères de la société ? La réponse : nous-mêmes. Par notre « servitude volontaire », notre lâcheté, notre pusillanimité, notre frilosité en matière de combativité, nous refusons de nous libérer de nos chaînes, de nos catégories de pensée marchandes, de nos valeurs mercantiles, de notre cupidité, de notre oppression protéiforme.

De manière générale, la critique demeure inopérante sans s’accompagner d’une perspective : la transformation de l’ordre existant. Cependant, la perspective sans la critique est aveugle. De même, la critique sans perspective est impuissante. Il est intolérable, pour notre existence, de dépendre d’autres individus (patrons, employeurs publics, gouvernants) qui tiennent entre leurs mains notre destin individuel et collectif. Il faut en finir avec l’auto-domination et l’autocratie. Le système de domination capitaliste est le plus totalitaire, le plus complexe, le plus destructeur. Notre vie est tellement conditionnée par le capital que nous reproduisons le système quotidiennement sans être conscient de l’existence d’une autre alternative. Le capital colonise nos cerveaux. On pense au travers de ses catégories marchandes posées comme naturelles et éternelles. Donc, tout bouleversement implique la suppression et la négation du capital.

De sorte que toute transformation des structures sociales implique la mutation de notre base mentale ; et aucune mutation de la base mentale sans la suppression des structures sociales. Indéniablement, aujourd’hui nous ne sommes plus au stade des protestations, ni des indignations. Ni, pareillement, à la phase de la rénovation de la démocratie, ni du lifting de la politique bourgeoise. Ni à l’ère de la lutte pour l’égalité et la justice, ni à l’ère du combat pour l’État social et pour l’État de droit.

Toutes les politiques économiques du capital ont échoué : le libéralisme, le keynésianisme, l’État-providence, le stalinisme, les socialismes tiers-mondistes militarisés, l’islamisme, le populisme, le multiculturalisme, le fascisme, etc. Tous ces combats sont révolus, surannés. La société capitaliste n’offre plus d’avenir. Elle est en pleine putréfaction. Elle est vérolée. Elle pue la mort. L’humanité doit donc renouer avec la Vie. Il faudrait ressusciter le vivant de l’homme enseveli par le capital.

L’époque est à la transformation radicale des conditions sociales et économiques ; à la suppression de toutes les valeurs marchandes capitalistes qui nous enchaînent, nous oppriment, nous avilissent. Il faut abolir notre statut d’esclave (salarié, chômeur à vie, « citoyen veau-tant »). Il faut nous libérer de cette prison mentale bourgeoise qui nous prive de notre authentique liberté. Il faut se libérer de toutes ces figures immanentes de la domination capitaliste : politique, État, démocratie factice bourgeoise, argent, salariat, marchandise. Il ne faut plus que la vie soit cette grande occasion manquée, marquée au fer rouge sang. Cette vallée de larmes, cet immense rocher de Sisyphe de malheurs qui revient en rond, en cycle. Il s’agit de se réapproprier notre existence. De faire reculer les nécessités et d’élargir les agréments. Il nous faut plus être ceux que nous sommes forcés d’être : des estropiés de la vie, contaminés par l’asservissement volontaire.

« Nous voyons ici, au travers du discours de bon père missionnaire, à quel point le rapport que les « sauvages » (désormais constamment désignés ainsi) entretiennent avec le travail a marqué leur destin et contribué à accélérer leur « disparition » : c’est en quelque sorte leur paresse qui les aurait conduits vers la mort. (…). Ils aiment mieux se laisser mourir de faim et de mélancolie que de vivre pour travailler. (…) On peut affirmer que c’est ici, dans le rapport au travail, que les antagonismes entre les cultures se sont avérés les plus forts et les plus destructeurs (qu’on songe ici à l’exemple de l’Algérie colonisée – NDA -).

Pour les Espagnols de l’époque de la rencontre, « travailler » était le signe premier d’une infériorité, et donc coloniser consistait en premier lieu à « mettre au travail » ces populations considérées, a priori, comme « inférieurs ». Annie Jacob : Le Travail reflet des cultures : du sauvage indolent au travailleur productif, Les éditions PUF.

Auteur
Khider Mesloub

 




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