Mercredi 8 août 2018
Le culture et le plaisir de lire ne sont que des sentiments
La réaction du lecteur en question était attendue de ma part, je l’ai reçue au bout du troisième opus. Allons au fond et laissons de côté l’extrême courtoisie de la réponse qui, en résumé, me dit que l’article sur Camus est « plat et sans consistance, seulement un déversement de bons sentiments, ce que n’est pas la littérature ».
Le présent article n’est pas seulement une réponse à un internaute, le Matin d’Algérie n’est certainement pas un forum pour un faux combat littéraire à la Ruy Blas. Si je le propose dans la rubrique culture c’est que l’intervention de la personne est justement ce qu’il ne faut pas entendre de la lecture et de son plaisir.
En plus de sa discourtoisie, c’est dans le fond que l’intervention est l’absolue contradiction avec la vraie culture. Celle que propose mon contradicteur (je dirais plutôt, celui qui m’invective) ne sert qu’à promouvoir les titres universitaires, la prétention et l’accaparement du savoir avec, surtout, l’objectif de créer une caste de ceux qui pensent avoir son monopole.
Ma réponse, s’insérant entre deux articles de la série, est donc parfaitement dans l’objectif d’une rubrique culturelle du Matin d’Algérie. La réaction du lecteur en question me donne l’occasion de préciser ce qu’à voulu être le sens de mes contributions.
Tout d’abord, lorsque j’ai proposé cette chronique portant le titre « Conseil pour jeunes lecteurs », il faut comprendre que cela ne s’adressait pas à des personnes matures, conscients de leur très haut niveau intellectuel et qui le font savoir. Au passage, il n’était pas interdit non plus que cela s’adresse à eux, évidemment.
Mais revenons à cette expression « la littérature n’est pas un sentiment ». Et c’est justement là le fond du problème. Qu’est-ce donc la littérature si ce n’est pas un « sentiment » pour les jeunes lecteurs ?
Nous voilà au cœur du propos car l’article sur Camus, comme tous les autres, publiés et à venir, s’adressait aux jeunes lecteurs et certainement pas aux universitaires. Or, la lecture à cet âge est tout sauf une exégèse de gens instruits, ou plutôt qui pensent l’être.
Il ne faut pas se méprendre sur le propos, l’exégèse universitaire est fondamental car prétendre le contraire serait renier l’une des bases de la formation et se comporter en populiste. L’analyse rigoureuse des textes, des auteurs et du contexte sont absolument nécessaires à l’élévation de la pensée.
Mais voilà, plus on est formé et moins on doit se comporter comme cette confiture qui veut s’étaler comme dit le dicton. Le plaisir de la littérature est une rencontre de deux sentiments, celle de l’écrivain qui la traduit dans une histoire et celle du jeune lecteur qui la ressent. C’est un moment d’échange où une alchimie merveilleuse peut se passer.
S’adresser à de jeunes lecteurs avec la prétention de l’universitaire est incongrue. Les jeunes doivent lire sans se rendre compte qu’ils sont face à un écrit qui s’étudie, s’analyse et se décortique dans toutes les pratiques universitaires. Ce serait une catastrophe et la garantie d’un éloignement, justement ce qui s’est passé ces dernières années (entre autres causes que sont l’évolution sociologique et l’apparition des nouveaux supports de communication).
L’Algérie est malade de ces personnes qui signent leurs articles d’une présentation trois fois plus longue que la main. Les concours d’entrée aux grandes écoles, les Masters (équivalent d’aujourd’hui) et autres titres, sans compter les publications pédagogiques, c’est un passé lointain pour l’auteur de la chronique.
Et plus on apprend, plus on est simple dans son rapport aux jeunes en matière de communication du plaisir de la lecture. Quarante ans après avoir prouvé que l’on a une place dans ces niveaux, c’est justement le moment « d’essayer » d’atteindre la plus haute marche qui s’appelle la modestie et le rapport aux sentiments. Nous n’avons plus rien à prouver du côté de l’érudition pour brandir à la face des jeunes nos diplômes et compétences.
Que la lecture soit tout sauf du sentiment, voilà bien la réponse qui est la plus déroutante qu’il m’ait été donné de lire. La culture n’a aucun autre but que rendre les individus bons et éclairés, se déclinant par la littérature au travers une histoire simple qui touche la perception la plus profonde du lecteur.
« Pauvres étudiants confrontés à vos articles », me dit l’intervenant. Je pourrais répondre « pauvres jeunes algériens » confrontés à la prétention et au charabia de ceux qui pensent détenir la culture car celle-ci, dans ses hauteurs et ses objectifs, s’exprime d’une manière simple et s’adresse aux sentiments humains, rien de plus.
En 1975, à mes début à l’Institut d’études politiques, Sc Po Paris, voulant démontrer mon érudition à tout prix, un pêché de jeunesse, j’avais reçu une leçon mémorable de la part d’un très grand professeur de droit constitutionnel. Il avait corrigé ma copie (les professeurs le faisaient exceptionnellement pour certains TD). De mémoire, là également, je cite sa phrase en rouge comme appréciation, elle est encore gravée en moi :
« Soyez simple dans vos argumentations et évitez de montrer votre érudition qui masque très mal votre jeunesse et incompétence sur le sujet ».
Cet immense professeur est celui que notre glorieuse Assia Djebar a remplacé dans son fauteuil de l’académie française. Je dois le remercier et lui envoyer au ciel certains « érudits », ou qui pensent l’être, afin de leur apprendre le haut niveau, c’est à dire la simplicité. La platitude se juge toujours à partir du niveau où l’on place sa prétention.
Je lui dois beaucoup dans mon métier de transmission et, particulièrement celui du goût à la lecture. Ma platitude, je l’ai payé de quarante ans de formation et c’est loin d’être terminé car son chemin est long pour y arriver. En ce point de vue, je l’accorde à notre internaute, j’en suis loin encore.
Que les jeunes lecteurs lisent en laissant ouverts tous les sentiments qui peuvent les toucher, qu’ils n’en aient pas honte.