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Le dernier mot : quand les langues disparaissent

Langues

À l’heure actuelle, environ 7 000 langues sont parlées dans le monde. Mais leur nombre s’amenuise d’année en année. Au point que l’Unesco estime que la moitié d’entre d’entre elles pourraient avoir disparu d’ici à la fin du siècle.

Si des milliers de langues sont actuellement utilisées sur la planète, une vingtaine seulement dominent le paysage linguistique mondial. Les langues maternelles de plus de trois milliards de personnes sont : le mandarin, l’espagnol, l’anglais, l’hindi, le tamazight dans toutes ses variantes, l’arabe, le portugais, le bengali, le russe, le japonais, le javanais, l’allemand, le wu, le coréen, le français, le télougou, le marathi, le turc, le tamoul, le vietnamien ou l’ourdou. Mais alors qu’en est-il des autres ? 

La grande majorité des langues de notre bonne vieille Terre (95%) ne sont en réalité parlées que par un tout petit pourcentage de la population mondiale (5%). Et ce sont celles-là qui sont en danger. Car elles sont fragiles, menacées d’extinction parce qu’elles ne reposent bien souvent que sur la tradition orale et peinent à se diffuser ou à survivre au-delà de leur région ou ethnie d’origine. 

Les études les plus alarmistes considèrent qu’une langue disparaît tous les quinze jours, quand d’autres, plus mesurées, estiment que c’est une tous les trois mois. Ce qui mène à l’inquiétante perspective de la mort de plusieurs centaines d’entre elles d’ici à un siècle, voire plusieurs milliers dans le pire des cas. Ainsi, l’Unesco juge que si rien n’est fait, la moitié des langues pourrait disparaître au cours de ce siècle. Cet inquiétant constat dressé dans son Atlas mondial des langues se base sur une échelle de six degrés de vitalité des langues en fonction de leur transmission d’une génération à l’autre. 

L’échelle de la transmission

L’agence de l’ONU pour la culture et l’éducation considère ainsi qu’une langue est « en danger » quand elle « n’est plus enseignée aux enfants comme langue maternelle à la maison » et que les plus jeunes locuteurs en sont les parents. Elle est « sérieusement en danger » lorsqu’elle n’est plus parlée que par les grands-parents, et que les parents la comprennent « mais ne l’emploient plus avec leurs enfants ni entre eux ». Le dernier stade avant l’extinction est celle d’une «situation critique », estime l’Unesco, c’est-à-dire que « les derniers locuteurs sont de la génération des arrière-grands-parents » et que la langue n’est « pas pratiquée dans la vie de tous les jours ». 

Le centre de recherche pour l’intelligence linguistique ethnologue, utilise un autre outil pour ses recherches, l’échelle EGIDS (Échelle élargie de perturbation intergénérationnelle) découpée en treize stades pour déterminer le statut d’une langue. Mais ses conclusions sont similaires à celles de l’Unesco : 3 170 d’entre elles sont aujourd’hui en danger (soit 44%), menacées dès lors que « ses utilisateurs commencent à transmettre une langue plus dominante aux enfants de la communauté », précise l’institut, qui rappelle que ce chiffre évolue constamment.

La région Asie-Pacifique est la plus touchée par cette menace, avec les langues indonésiennes et néo-guinéennes en tête de liste, suivies des langues aborigènes en Australie. Les Amériques sont en bonne place, avec de nombreuses langues autochtones en voie de disparition aux États-Unis, au Canada, au Mexique et au Brésil. L’Afrique est le troisième continent le plus affecté, surtout au Nigeria et au Cameroun. Mais toute la planète est concernée : l’Europe non plus n’échappe pas au phénomène, principalement en Russie. 

Domination linguistique

Trois principaux facteurs expliquent cette tendance. La première est sans conteste la colonisation européenne, qui « a entraîné la mort de millions de personnes autochtones, perturbant la transmission des langues d’une génération à l’autre », souligne la linguiste Evangelia Adamou, directrice de recherches au CNRSMassacres et épidémies ont provoqué la disparition de peuples entiers, et les politiques coloniales ont enfoncé le clou, en « dévalorisant les langues autochtones » et « en forçant l’éloignement des enfants de leur famille ». 

La chercheuse rappelle ainsi que les « boarding schools » (internats) mis en place par les colonisateurs en Amérique et en Australie notamment, avaient pour but de séparer les enfants de leurs parents et de les couper de leur langue maternelle. Dans ces colonies de peuplement, les langues locales ont eu beaucoup de mal à résister à la pression des langues coloniales et aux politiques racistes et discriminatoires.

La formation des États-nations a également beaucoup contribué à ces disparitions. L’idée d’un seul peuple parlant la même langue, uni sous le même drapeau et les mêmes valeurs, a abouti dans de nombreux pays « à une éducation de masse monolingue et le plus souvent dans la langue nationale ». Cet imaginaire, avec son objectif d’uniformisation, a engendré « le déplacement linguistique des langues minorisées vers les langues dominantes », pointe la linguiste. C’est ainsi que le breton, le basque, de nombreuses langues de Nouvelle-Calédonie et de Guyane ont failli disparaître ou sont toujours menacées. En France ou ailleurs, le manque de reconnaissance des langues traditionnelles a poussé et pousse encore à les délaisser au profit de langues considérées plus « prestigieuses », synonymes de réussite scolaire et professionnelle.  

Changement climatique

Dernière explication, et non des moindres, selon Evangelia Adamou : les périodes de crise, qui « perturbent profondément l’usage et la transmission des langues ». Pendant les conflits, les pandémies et les catastrophes naturelles, « les populations luttent pour leur survie et donc l’organisation traditionnelle de leur société en souffre beaucoup ». À ce titre, le changement climatique a un impact majeur. Les conditions de vie extrêmes forcent les populations à quitter leur région d’origine, souvent pour rejoindre les zones urbaines où ils sont contraints de s’intégrer, perdant leurs traditions et leur langue avec le déracinement. 

La question du changement climatique est d’autant plus importante que ses conséquences se font le plus ressentir dans les régions du monde où on retrouve la plus grande diversité linguistique. Les îles d’Indonésie ou de Papouasie-Nouvelle-Guinée, viviers et berceaux les plus riches de la planète, sont directement menacées par la montée des eaux. L’Amazonie, elle aussi remarquable en la matière, est de plus en plus sinistrée par la déforestation. Ou encore le Nigeria, avec ses 500 langues, fait face à la montée des températures, la pollution et à l’érosion de ses côtes. Autant de cas qui engendrent des déplacements de populations et menacent la pérennité des langues locales.

Perdre sa langue

Et cette perte a des conséquences non négligeables. Car avec chaque langue qui disparaît, c’est une identité culturelle, des savoirs traditionnels et une richesse humaine qui s’éteignent. « Une langue, à travers ses mots, leur étymologie et la syntaxe, véhicule une philosophie. Les toponymes [les noms propres qui désignent un lieu, NDLR] portent les caractéristiques de la région. Et la cosmologie – comment on conçoit l’univers – passe par des mythes dans la langue ancestrale », souligne la linguiste Evangelia Adamou. L’extinction d’une langue emporte avec elle cet héritage et appauvrit le patrimoine de l’humanité.Je m’abonne

Mais cela a aussi des conséquences très concrètes sur les locuteurs. Être coupé de sa langue, c’est être coupé de son rapport au monde, perdre ses repères. Ce qui peut provoquer des difficultés à rejoindre la société dominante, des problèmes d’isolement, de dépression et d’alcoolisme, auxquels viennent souvent s’ajouter le racisme et la pression sociale. « Des études montrent comment ne plus parler sa langue a un impact important sur la santé. Les populations ont besoin de ce cadre traditionnel pour être en bonne santé, que ce soit physique ou mentale », souligne la chercheuse.

Prise de conscience

Leur préservation est donc essentielle à bien des égards. Et de plus en plus d’initiatives vont aujourd’hui en ce sens, car la prise de conscience est réelle. L’Unesco a proclamé la décennie des langues autochtones (2022-2032) afin de sensibiliser et promouvoir des programmes de préservation et de réhabilitation. Des chercheurs et institutions mettent à disposition des milliers d’archives et d’informations sur les langues en danger, comme le site Pangloss du CNRS ou le catalogue de l’Endangered Language Project (ELP). Un matériel précieux pour les communautés locales qui se lancent dans des projets de revitalisation linguistique. 

« Il y a actuellement un vrai mouvement de revendication de sa culture et de son identité, souvent porté par les jeunes autochtones, qui multiplient les efforts et les tentatives de revitalisation de leur langue un peu partout dans le monde », insiste Evangelia Adamou. La linguiste précise que cette jeunesse n’apprécie guère le pessimisme véhiculé par les statistiques et l’usage d’expressions comme « les derniers locuteurs ». Car cela suppose la mort de leur culture, l’impossibilité de s’adapter au monde moderne et ferme leur horizon en niant les initiatives pour réhabiliter leur langue. 

« On peut réagir avant qu’il soit trop tard et, même quand une langue n’est plus parlée, il y a toujours de l’espoir », insiste la directrice de recherches au CNRS. Il est d’ailleurs plus exact de parler d’une langue « dormante » que d’une langue « morte ». Car le langage n’est pas un organisme biologique mais une réalité sociale capable de se « réveiller ». Certaines langues éteintes ont ainsi été réactivées, comme le wampanoag aux États-Unis et le livonien en Lettonie, entre autres. Mais l’exemple le plus frappant est sans doute l’hébreu. Après avoir disparu pendant des siècles, il est aujourd’hui la langue officielle d’un État et la langue maternelle de plusieurs millions de personnes. Malgré le danger bien réel, les langues n’ont pas dit leur dernier mot.

Avec Rfi

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