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Le droit des gens et la raison d’Etat

TRIBUNE

Le droit des gens et la raison d’Etat

L’Etat ce n’est rien d’autre que l’effet, le profil, la découpe mobile d’une perpétuelle étatisation, ou de perpétuelles étatisations, de transactions incessantes qui modifient, qui déplacent, qui bouleversent, qui font glisser insidieusement peu importe, les sources de financement, les modalités d’investissement, les centres de décision, les formes et les types de contrôle, les rapports entre pouvoirs locaux et autorité centrale. M. Foucault

Pour expliquer la pesanteur de la Raison d’Etat sur les affaires publiques en Algérie et faute de mieux en la matière on s’en remet aux cours  de Michel Foucault sur la Biopolitique. Il s’agit principalement de l’enregistrement des cours portant les titres suivants : défendre la société (DF), Naissance de la Biopolitique (NB) et Sécurité, territoire, population (STP).

Ils ont tous été publiés dans la collection les hautes études, Editions Gallimard, respectivement en 1997 et 2004. Le choix des travaux de Michel Foucault s’explique par la thématique de l’Etat comme détermination socio-historique de l’Europe moderne qui a propagé la culture universelle de l’Etat. Qu’on le veuille ou non, l’Etat algérien en est le produit direct par le biais de la colonisation  française. L’Etat national en Algérie a hérité de toutes les structures de l’Etat nation français.Tout d’abord commençons par définir ce que c’est le droit des gens.

Il s’agit de meilleur acquis historique de la population qui nous provient de la tradition anglaise communément traduite en français par: le droit des gouvernés. Dans sa forme translittérée cela donne en arabe, Haq Nass ou Azref Imedden en tamazight.

Dans la suite logique du raisonnement, le mot gens, Nass ou Imedden, provient du latin « gens » qui  est: « dans le système social romain, un groupe familial patrilinéaire portant le même nom, le gentilice », alors que le mot arabe renvoie à l’homme et la racine berbère « MDN » donne : medden, les gens; les étrangers, les autres qui ne sont pas de la famille et Imedanen pour signifier aussi les gens qui ne sont pas des étrangers, (J-M. Dallet, dictionnaire, pp 477.) Notons que  le terme Gens a la particularité d’être un paramètre fonctionnel de la société nord-africaine antique qui peut être en cas de besoin utile pour définir le droit des gens comme structure sociale et politique des tribus berbères et le cas échéant étendu à toutes les formes d’organisation sociale culturelle et politique.

Nous connaissons bien l’aventure du mot gens en anthropologie romaine  mais le mot comme tel est insuffisamment instruit dans le domaine arabe pour fonder une science de l’homme hors islam. Rappelons qu’il existe une série d’études d’islamologie sur l’homme dont celle de Mohamed Arkoun sur Miskawayh (L’humanisme au IVe siècle d’après le Kitab al-Sawamil wa Hawamil, Studia Islamica XIV et XV, 1961).

Du reste, si nous nous nous tenons à l’aventure de la raison anthropologique berbère, il y aurait à exploiter tout un champ d’études à la suite de P. Bourdieu sur l’Argaz (l’homme en tamazight) dont le statut a été un peu entroverti par Tassadit Yacine pour les besoins des Gender Studies (Anthropologie de la domination, Anthropologie de la peur. L’exemple des rapports hommes femmes en Algérie, Amour, phantasmes et sociétés en Afrique du Nord, l’Harmattan, Paris, 1992).

D’ailleurs dans les sciences du langage, il est étonnamment intéressant d’étudier le phénomène précité de l’Enantiosémie. Bref, dans ses cours au Collège de France, M. Foucault rappelle les différentes conceptions de l’Etat en Europe. Et c’est à propos de la raison d’Etat que le philosophe français aborde la problème en rappelant le rôle de Machiavel.

En ce sens, il écrit : « Mais loin de penser que Machiavel ouvre le champ de la modernité de la pensée politique , je dirai qu’il marque, au contraire, la fin d’un âge, ou  en tout cas qu’il culmine à un moment, il marque le sommet d’un moment dans lequel le problème était bien celui de la sûreté du Prince et de son territoire. » (STP, p.67) Dans la leçon du 15 mars 1978 consacrée à la raison d’Etat, nous retrouvons toutes les caractéristiques  de la raison gouvernementale (Sécurité de la population et de ceux qui la gouvernent) qui prend le relais de la sûreté du Prince et de son territoire. Peu importe pour nous le moment de la rupture paradigmatique telle que la signale le philosophe français parce que cette discontinuité n’opère pas de la même façon à l’âge classique européen et dans un pays comme l’Algérie du XXe siècle.

Rappelons que l’Algérie du XVe au XIXe siècle était régie par le système de la régence ottomane avec tous les avatars des territoires indépendants de la tribu. Ainsi, la transplantation du modèle étatique européen s’est faite avec la mise en place de l’Etat colonial.

Du coup, suivre la logique du raisonnement de Michel Foucault requiert une certaine vigilance épistémologique pour ne pas tomber dans une impasse heuristique. Chronologiquement c’est à partir de 1830 que les procédés de la gouvernementalité ont été utilisés en Algérie. Alors les trois domaines de l’exercice de la gouvernementalité que sont: la disette (le grain), la ville (la circulation de la population) et l’épidémie (la variole) qui sont pris en charge par le marché.

Faute d’une étude empirique sur la gestion coloniale de ces trois domaines, vraisemblablement , les autorités françaises ont du déployer les mêmes techniques de contrôle de ces phénomènes.

En nous tenant à la structure de l’Etat colonial, nous pouvons  seulement extrapoler le temps épidémiologique  pour analyser le fonctionnement de l’Etat national en Algérie.

Par conséquent c’est à partir de la gestion de l’épidémie du coronavirus par les autorités algériennes et de leur traitement de la contestation citoyenne que nous allons examiner les dispositifs mis en place par l’Etat pour contrôler la société. Ce faisant, on ne peut pas comprendre l’imitation du modèle de l’Etat-Nation sans qu’au préalable revenir à la définition de la raison d’Etat. Loin s’en faut que cette définition revienne à Machiavel, c’est Palazzo (Discours du gouvernement et de la vraie raison d’Etat) qui donne la meilleure formulation politique. Pour les différentes éditions, voir note 2, p. 284.

Dans le texte M. Foucault reprend les questions suivantes que se pose Palazzo : Qu’est-est ce que c’est l’Etat et qu’est que c’est la raison? Tout d’abord, il écrit que « le mot « raison » s’emploie en deux sens: raison, c’est l’essence entière d’une chose, c’est ce qui constitue l’union, la réunion des parties, c’est le lien nécessaire entre les différents éléments qui la constitue et c’est subjectivement c’est une certaine puissance de l’âme qui connaître la vérité des choses, c’est à dire justement ce lien , cette intégrité des différentes parties de la chose , et qui la constituent.

La raison c’est donc un moyen de connaissance », mais également quelques chose qui permet à la volonté de se régler sur ce qu’elle connaît, c’est à dire de se régler sur l’essence des choses.

La raison sera donc l’essence des choses, la connaissance de la raison des choses et de cette espèce de force qui permet(à la volonté), et jusqu’à un certain point (l’oblige) de suivre l’essence même des choses. » (pp. 261-262). Autant dire pour que la reprise de cette longue définition n’est pas fortuite parce qu’elle projette de nouvelles catégories de l’entendement par rapport à celle de l’antiquité ou celle des temps médiévaux. Par exemple, elle fait défaut à la raison islamique et à plus forte raison à l’Etat national.

Quant à la définition par Palazzo de l’Etat; le mot s’entend en quatre sens: premièrement, un « Etat » est un domaine, dominium.

Deuxièment : c’est une juridiction, c’est un ensemble de lois, de règles, de coutumes….une institution, un ensemble d’institutions.
Troisièment : « Etat », une condition de vie, c’est à dire en  quelque sorte un statut individuel, une profession: l’état de magistrat ou l’état du célibat ou l’l’état religieux.
Quatrièment : « l’Etat » c’est une la qualité d’une chose  qui s’oppose au mouvement. Un état est ce qui rend quelque chose d’immobile car certaines immobilités seraient contraire au repos même de la chose, il faut bien  qu’elles se meuvent pour pouvoir rester réellement au repos.

Parmi tous les sens donné par Palazzo c’est certainement le quatrième sens qui retient notre attention parce qu’il met en exergue l’inertie comme la manifestation de la puissance de la physique de l’Etat. Indépendamment de la définition de l’inertie par la physique classique  (En physique, l’inertie d’un corps, dans un référentiel galiléen (dit inertiel), est sa tendance à conserver sa vitesse : en l’absence d’influence extérieure, tout corps ponctuel perdure dans un mouvement rectiligne uniforme.

L’inertie est aussi appelée principe d’inertie, ou loi d’inertie, et, depuis Newton, première loi de Newton.), et des rapports fonctionnels initiés par M. Foucault, il serait intéressant d’inspecter l’emploi du concept d’inertie politique dans la tradition révolutionnaire. Nous y reviendrons plus loin au problème de l’inertie politique lorsqu’on parlera du Hirak comme mouvement révolutionnaire. Tout d’abord, Palazzo se pose la question « qu’est-ce la république?  et il répond de la façon suivante: « La république, c’est un Etat aux quatre sens du mot que je viens de dire. Une république, c’est d’abord un domaine, un territoire. C’est ensuite un milieu de juridiction, un ensemble de lois, de règles, de coutumes.

La république, c’est sinon un Etat, du moins un ensemble d’états, c’est-à-dire d’individus qui se définissent par leur statut. Et enfin la république, c’est une certaine stabilité des trois choses précédentes, domaine, juridiction, institution ou statut des individus. (STP, p.261/262)

Avant de continuer la lecture de Palazzo par M. Foucault, retenons que  les trois concepts (Raison, Etat et République régulés par le libéralisme) tels qu’ils sont définis par ce dernier intègrent parfaitement l’exercice de la souveraineté politique par l’Etat algérien qui est elle-même une condensation théorique ou une raison sous-jacente de l’exercice du pouvoir sur les gens qui résident dans un territoire. Conformément aux contours théoriques de l’Etat, ce dernier est intrinséquement lié aux différent sens que lui attribue la Raison qui de surcroît délimite le champ d’application des divers « états’ juridiques et sociaux.

Enfin, la République qui est le forme globale de l’Etat. qui régit les divers statuts des individus. Une fois dit cela, il est tout à faire légitime de se repositionner sur la question de la raison d’Etat. Palazzo par la bouche de M. Foucault dit d’un point de vue objectif: » On appellera raison d’Etat ce qui est nécessaire et suffisant pour que la république, aux quatre sens du mot « état » conserve exactement son intégrité. » Et d’un point de vue subjectif: » on appellera « raison d’Etat », une règle ou un art qui fait connaître les moyens pour obtenir l’intégrité, la tranquilité ou la paix de la république » (STP, p. 263).

Enfin que peut-on dire de la gestion de la crise sanitaire? Ils faut retenir au moins deux choses:
La première: Sans injurier le personnel médical qui fait un travail formidable, l’opinion algérienne considère à tort ou à raison que le pouvoir algérien mime trop le raisonnement épidémiologique français. En terme d’autonomie poitique, le pouvoir algérien est incapable de fournir le moindre modèle épidémiologique qui lui soit propre. La raison comme levier de commande de l’Etat est dénaturée par le système bureaucratique qui géle les principes fonctionnels pour en faire de la prédestination, ultime salut de l’homme.
La seconde: c’est l’Etat boiteux qui de nature  recourt à la sous-traitance scientifique pour modéliser l’infection virale. Etonnamment, les chiffres sont presque constants et que la courbe est fatalement linéaire qui donnent l’impression que l’épidémie est sous contrôle alors que le système de santé en Algérie est complétement délabré.

Alors que dire du biopolitique ? 

Il est quasi certain que l’aventure de la raison en Algérie nécessite une enquête approfondie sur le personnel politique qui assemble des individus de divers milieux sociaux. Et paradoxalement ce sont les idéologues panarabistes déchirés par la tension entre la foi et la raison qui ont pris le dessus sur les plus enclins à prendre en charge la raison telle que la définit Palazzo. Et nous verrons plus loin que c’est l’armée, structure reproductible de la Raison d’Etat qui  assurera tout le formalisme doctrinal de l’Etat Nation. Selon ses prérogatives, elle garantit la paix, la stabilité, l’intégrité territoriale. Elle est l’ultime garant de la République. Finalement, par la violence qu’elle exerce sur la population, elle  incarne l’Etat. Nous verrons plus loin que la violence comme  coercition n’est pas totalement prise en compte dans la détermination du biopolitique.

Au demeurant, dans le biopolitique, M. Foucault parle de deux conceptions de la liberté, l’une conçue à partir des droits de l’homme et l’autre à partir de l’indépendance des gouvernés. (BP) Il va de soi que les institutions algériennes  dépendent historique de la tradition française des droits de l’homme. Ce faisant, l’hétégéronéité des deux conceptions induit de facto aux yeux du philosophe français, » la régulaton de la puissance publique en terme d’utilité qui l’emporte sur l’axiomatique de la souverainté en terme de droits originaires. L’utilité collective (plutôt que la volonté collective)  comme axe général de l’art de gouverner. » (BP, p. 44)

Faute de pouvoir retracer toute l’histoire de la tradition anglo-saxonne, il a communément partagé de dire que:  » la nouvelle raison gouvernementale, celle de la raison d’Etat et celle de la raison du moindre Etat, c’est à dire que « le gouvernement n’a pas à intervenir, n’a pas de prise, il n’est légitimé, fondé en droit et en raison à intervenir que dans la mesure où l’intérêt, les intérêts, les jeux des intérêts rendent tel individu ou telle chose, ou tel bien, ou telle richesse ou tel processus, d’un certain intérêt pour les individus ou pour l’ensemble des individus ou pour les intérêts affrontés de tel individu à l’intérêt de tous.(« BP, p.47)

Comme nous l’avons précédemment souligné le « gouvernement des hommes » en Algérie dépend fondamentalement de l’héritage colonial où les choses ne dépendent pas de l’utilité ou du moindre Etat mais de la manifestation abrupte du tout Etat. Foncièrement, ce qui caractérise la gouvernance en Algérie, c’est le Tout Etat qui obstrue le droits des gens.

Ce Tout Etat réduit à néant les droits fondamentaux. Il est le lieu par excellence de la virtualité ou l’idéalité de l’exercice des droits fondamentaux. A titre provisoire, il n’y a qu’à voir comment le pouvoir politique se joue de la constitution ou comment il réduit le droits des gens. Dans les faits, il est une pure assimilation virtuelle de l’Etat de droit. Il s’assimile plus au pouvoir du Souverain ou au despotisme oriental. Forcément, il y aurait à analyser la loi fondamentale algérienne et même peut-être la déclaration du premier novembre 1954 pour retrouver les prémisses et mêmes tout le dispositif discursif de l’Etat totalitaire pris dans son ancienne forme du pouvoir du souverain. De plus, il y aurait davantage à interprêtrer la formule des prescriptions guerrières comme des dispositions permanentes du Tout Etat parce qu’elles portent plus sur sa  propre substitution que sur celui du droit des gens.

Que dit la déclaration du premier novembre 54?

A lire la déclaration, le but est un peu plus clair sur les orientations idéologiques qui correspondent selon notre terminologie au dispositif discursif de l’Etat totalitaire. En effet, il est question de  :  » la restauration de l’Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre  des principes islamiques » A la différence des corpus analysés par M. Foucault, nous avons affaire à une congruence d’idéalités qui met en avant non pas la restauration du droit des gouvernés mais de l’Etat souverain qui rappelle dans un certain sens L’Etat du Souverain qui prend en charge toute une batterie de dispositions sociales et doctrinales qui n’ont rien à voir avec le moindre Etat. Nous laissons de côté, les questions du socialisme incarné par l’Etat et la prise en charge de l’islam par ce même Etat pour nous concentrer sur la problématique Etat/ Société. Le deuxième but suivant de la révolution : « Le respect de toutes les libertés fondamentaux sans distinction de races et de confessions, sont plus des déterminants originaires repris à la fameuse déclaration universelle des droits de l’homme que du droit des gouvernés.

Du coup, on retombe sur les mêmes travers idéologiques qui ne garantissent pas du tout aux individus leurs droits fondamentaux parce que la souveraineté n’est pas celle du peuple mais elle est l’incarnation de l’Etat. Ainsi, les retors politiques s’expliquent par l’entremêlement de la Raison d’Etat  dans des desseins inavoués du totalitarisme comme si les révolutionnaires de novembre 54 n’avaient pas pris conscience des risques pris en invoquant la souveraineté de l’Etat avant celle du peuple.

Et que dit la constitution algérienne ? 

Hélas, la première constitution algérienne va conforter cette orientation doctrinale. Il n’ y a qu’à voir la ribambelle des droits fondamentaux qui d’ailleurs ne sont pas respectés par les nouveaux gouvernants de l’Algérie indépendantes. On peut citer le départ des Européens pour la plupart chrétiens ou l’abandon par les israélites de la terre de leurs ancêtres et l’étouffement de tout expression politique ou identitaire, etc. L’article 22 est le plus éloquent de tous les autres lorsqu’il édicte ce qui suit: « Nul ne peut user des droits et libertés ci-dessus énumérés pour porter atteinte à l’indépendance de la Nation, à l’intégrité du territoire, à l’unité nationale, aux institutions de la République, aux aspirations socialistes du peuple et au principe de l’unicité du Front de libération nationale. »

Il rappelle étrangement la Raison d’Etat telle que la définit Palazzo. On retrouve tous les ingrédients de la limitation du champ de la liberte au nom de la  raison d’Etat. Cette raison d’Etat est conservatrice. Elle est « la juste médiocrité » selon l’expression du marquis du Chastelet (p. 264)  A suivre les rédacteurs de la première constitution algérienne, l’esprit et la lettre de l’énoncé ci-dessus correspondent aux caractéristiques de la raison d’Etat. Elle oppose ‘exercice des droits individuels à la Nation, à l’intégrité du territoire et aux institutions de la république. Par conséquent, elle ne déroge pas aux precriptions contenues dans la déclaration du premier novembre 54. A toute fin utile, les autres montures constitutionnelles répondent aux mêmes exigences doctrinales remodelées en fonction des situations politiques du moment. Du coup, la politique du Tout Etat se caractérise principalement par une gestion médiocre des affaires publiques congrénées par la corruption et le népotisme.

Le coup d’Etat  

Ce qu’il y a de commun dans les différents coups d’Etat en Algérie c’est la mise à l’écart du peuple par l’élite politique. Et paradoxalement tous ces coups d’Etat ont été décrétés au nom du peuple « souverain » dont la bienséance se résume à un Etat bienfaiteur de la population comme si les ressourses naturelles relevaient de sa seule autorité. Nous y voyons dans cette orientation les mêmes caractéristiques du Tout Etat qui met à l’écart les gens et qu’ils enfantilisent souvent.

La surdimension de l’Etat se conjugue généralement avec l’emprise qu’il exerce sur la société. L’opération par laquelle s’exerce le surdimentionnement est la manière propre du personnel politique qui nécessairement doit subjuguer la population pour tenir les rênes du pouvoir de l’Etat. Loin des charmes du charisme , les hommes politiques algériens et les plus importants d’entre eux maquillent le machiavélisme qui est en eux pour afficher la meilleure figure du chef.

Par nécessité, ils transforment le surdimensionnement de la personne appelée « zaim » c’est à dire  l’imprégnance de la guidance des hommes en une série substitutive de qualités héroiques. Le fait que l’héroisme soit devenu dans les moeurs politiques algériennes et à contrario de l’épouvantail du Harki, le lieu des discours de la révolution n’est en réalité qu’un jeu de simulacre entre prétendants. A la lumière des enseignements du très machiavélique Gabriel Naudé (Sciences des Princes, ou considérations politiques sur les coups d’Etat), le jeu des prétendants est de nature à surdimensionner leur égo parce que tous se donnent la figure du Prince.

C’est cette figure construite à partir du simulacre (les vrais ou faux héros de la révolution) que s’inscrit la logique du renversement du régime. Faute de pouvoir documenter toutes les périodes historiques, nous avons choisi  (1962, 1965, 1992 et 2019/2020) quatre dates et trois personnages politiques (Ben Bella, Boumediene et Bouteflika, les 3B) pour démontrer comment se tissent les liens entre la pratique du coup d’Etat et la personne prétendante à la plus haute fonction de l’Etat. Parmi ces trois personnes, incontestablement c’est le président déchu qui est la figure de proue de l’usurpation. Sans trop nous aventurer dans des considérations dithyrambiques, Abdelaziz Bouteflika incarne à lui tout seul, toutes les facettes du simulacre. Dans l’histoire de l’Algérie moderne, il traduit en acte la volonté de la puissance acquise par l’usurpation.

En définitive toutes les qualités du Prince énoncées par Machiavel au demeurant l’habitent pour qu’il puisse avoir la capacité d’être l’un des principaux acteurs des intrigues et de surcroît un des grands faussaires de l’histoire de la révolution en tenant compagnie à Boumediene. Beaucoup diront qu’il a été le principal instigateur du coup d’Etat de 1965. A la mesure de leur capacité de nuisance, les trois B détiennent la palme de la médiocrité dont parle le marquis de Chastenet qui est une marque indélibile du régime algérien. Revenons au premier coup d’Etat formenté par Benbella avec l’appui de Boumediene et Bouteflika contre le GPRA. Dans les annales politiques algériennes,la personnalité du dernier président déchu est si controversée qu’il est partie prenante voire l’instigateur des complots contre ses adversaires politiques.

A l’issue d’un exil au Mali durant la guerre de libération nationale sous le couvert de commissaire politique, il n’a cessé de fomenter les intrigues au sein du FLN. Avec l’appui de l’Etat Major, il formentera le coup de force contre le GPRA en appuyant Ahmed Benbella. En contrôlant tous les pouvoirs régaliens, le clan d’Oujda renverse dans le sang le régime de Benbella. Beaucoup d’observateurs diront qu’il a été à l’origine du coup d’Etat du 19 juin 1965. L’instauration de la dictature de Boumediene lui laisse le champ libre pour faire pavoiser sous les lambions du tiers-mondisme, la diplomatie algérienne.

Au sommet de la gloire obtenue grace au machiavelisme qui l’habite, à la  mort de son protecteur, l’armée en choisissant le plus haut gradé de l’institution militaire l’exclut de la présidence. Après un long passage à vide, il a appelé pour assumer la charge présidentielle qui s’éternise jusqu’au moment où le peuple algérien décide de s’en débarraser. C’est sous les signes du népotisme et de la corruption généralisée qu’il quitte El Mouradia. Nous avons volontairement suivi les péripéties d’un homme au centre de tous les coups d’Etat pour  dire avec Michel Foucault que: « les politiques, c’est une secte, c’est à dire quelque chose qui frise l’hérésie. » (STP, p. 251) En effet, le noyau dur du clan d’Oujda a toujours agit comme une secte.

Pour agir, les hommes de main ont besoin de se regrouper dans une secte pour comploter. C’est le sens que donne Gabriel Naudé au coup d’Etat. L’interprétation que fait M. Foucault du texte de Gabriel Naudé nous permet de mieux comprendre comment fonctionne le système algérien. Le  renouvellement du système algérien depuis 1962 à aujourd’hui dépend d’une manière intrinsèque du besoin du coup d’Etat. Saisir la clef de voute du système algérien revient à le renouveler par le coup d’Etat. Comme le dit si bien G. Naudé le coup d’Etat « ne signifie aucunement la confiscation de l’Etat par les uns aux dépens des autres qui l’auraient détenu jusque-là et qui s’en trouveraient dépossédés. Le coup d’Etat, c’est autre chose…. c’est d’abord un suspens, une mise en congé des lois et de la légalité. » (STP, p. 267)

En prenant en compte tous les alibis des coups d’Etat en Algérie, aussi bien les renversements du GPRA et de Ben Bella que l’interruption du processus électoral de 1992 ou du trucage généralisé des dernières elections présidentielles sont tous des facteurs bouleversant la légalité. Ce qui laisse entendre que la désignation des présidents en Algérie est une affaire de coup d’Etat qui n’est pas en rupture avec la raison d’Etat. Tout au contraire, « il est un élément, un événement de faire qui s’inscrit tout à fait  dans l’horizon général, dans la forme générale de la raison d’Etat, c’est à dire  quelque chose qui excéde les lois ou en tous cas qui ne se soumet pas au lois », écrit M. Foucault. (STP, p. 267)

La révolution et le Hirak

En contrepartie de la violence de l’Etat, nous avons jugé bon de parler du Hirak comme moment de la révolution. A la différence de M. Foucault ( Nous laissons de côté toutes les controverses au sujet de ses déclarations sur la révolution iranienne, voir: Sophie Wahnich, Foucault saisi par la révolution dans vacarmes 2014/3 no 168, pages 131-151)  et à partir du moment où les événements apportent quelque chose de nouveau nous nous inscrivons pleinement dans une perspective révolutionaire. Il va de soi que le mouvement de contestation qu’a connu l’Algérie est une nouveauté politique. Le pacifisme comme expression généralisée de la contestation citoyenne est devenu une arme indéstructible entre les mains des contestateurs.

La longue durée de la contestation pacifique est une autre raison de croire à un changement radical du sytème politique en Algérie. Il va de soi que les modalités de la lutte pour le changement nécessite une organisation acéphale du Hirak c’est à dire instruire et organiser horizontalement les moyens de la lutte pour que dans les affaires publiques, la société compte dans les décisions d’intérêt général qui sont prises généralement sans aucune concertation.

Ainsi, les différents mécanismes de la raison d’Etat décortiqués par le philosophe français ne sont pas automatiquement transposables à la réalité algérienne. Si au final, l’analyse de Michel Foucault aboutit à la société de contrôle, la réalité algérienne est traversée par des antagonismes structuraux qui englobent aussi bien les mentalités que le fonctionnement des organes du pouvoir. A ce titre, la société algérienne est surplombée par l’autoritarisme de fait qui paralyse la société et qui de facto devient amorphe.  Et c’est précisément, le hold up de la légitimité du pouvoir par un clan qui paralyse presque toutes les energies de la population et qui rend impossible toute ouverture sur le futur. En lieu et place des dispositifs de la « gouvernementalité » des sociétés ouvertes analysées par Michel Foucault, le système autoritaire qui sévit en Algérie se renouvelle par reconduction à l’infini de l’imposture comme mode d’expression des putchistes.

A la rigueur, la raison d’Etat en Algérie n’a besoin ni de la loi ni de la société civile. Le mode de fonctionnement de l’Etat national est fondé sur le principe de la souveraineté de l’Etat, principale figure du patriarche substitutif du Prince et de tous ses attributs. Dès lors parler du devenir du Hirak revient à intégrer le cours de l’histoire non pas les différentes variantes dont parle Michel Foucault (DF, p. Cours du 28 janvier 1976) mais celle des luttes des opprimés et des dominés. Toujours dans la logique de la pensée anglaise, en lieu et place des analyses marxistes, arrêtons nous à l’analyse naturaliste de Francis Bacon de la sédition.

Ce dernier d’après M. Foucault écrit : « Les séditions c’est comme les tempêtes, ça se produit précisément au moment où on les attend le moins… » (BP, p.273) A peu de choses près, le déclenchement du Hirak algérien a eu lieu au moment où ni la population ni les militants politiques ne croyaient à la possibilité de voir se réunir dans les rues algériennes des millions de manifestants contre le régime de Bouteflika. Le fait que la Hirak est une aspiration à la liberté, toutes les tentatives de détournement de la révolution par le pouvoir algérien est une chimère qui n’a de prise que sur ceux qui croient au machiavelisme ambiant.

La lecture couplée de Michel Foucault sur Machiavel et Bacon consiste à instruire l’instabilité de la situation qui rend possible l’acte de gouverner lorsque a eu lieu la sédition ou l’émeute. A point nommé les remèdes suivants (En réalité les remèdes doivent portés sur les matières inflammables c’est à dire sur le ventre ou la tête ou encore sur l’indigence et le mécontentement, PB, p. 275) préconisées par le penseur anglais, sont appliqués par tous les gouvernements. A ceci près que l’autoritarisme s’y inspire en racolant les gens, en les achetant et pour les plus récalcitrants à l’embrigadement, il les emprisonne. Quant au peuple, il l’instrumentalise à coups de subventions et de manipulation des chiffres éléctoraux incroyablement faux.

La possibilité pour le Hirak de transformer l’Algérie reste intacte. Quand le veuille ou non cette occasion historique rend possible un monde meilleur pour beaucoup de gens. Ce monde meilleur ne relève pas de l »hypothèse communiste comme le pense  toujours A. Badiou « Je maintiens l’hypothèse communiste » et Laurent Joffrin, » dont plus personne ne veut », Libération du 6 novembre 2008 ou de l’eschatologie politique des Islamistes. Il se peut qu’il contienne en lui suffisamment de règles élémentaires de l’Etat de droit pour que les gens  se sentent plus libres. Toutefois pour que le Hirak algérien soit une réussite, il faut que les révolutionnaires affrontent l’inertie politique. Le penseur grec Cornélius Castoriadis a soulevé le problème de l’inertie de  l’institution par rapport à l’autonomie (La pensée politique de Cornélius Catoriadis, le projet d’autonomie) par un  Anonyme.

Pour le rédacteur  qui a résumé le projet d’autonomie à partir d’un texte de Gérard David, Editions Michalon : »l’institution chez lui recouvre n’importe quel outil, système, mécanisme, de la société, les « formes de pensée, modes d’organisation, d’action ». Dans l’hétéronomie, les institutions sont séparées des populations, maîtrisées par d’autres, elles ont leur logique et elles peuvent être écrasantes. « L’institution, une fois posée, s’autonomise, acquiert une inertie et une logique propres ».

L’autonomie, par contre, est « l’activité d’auto-institution explicite et lucide », elle « désigne l’ouverture, la mise en question de soi liée à la capacité de la société et des individus à remettre en cause les lois, l’institution et les significations de la société. » Pour tout dire, peut-être que le projet d’autonomie chez C. Castoriadis veut dire dans la situation algérienne le déblocage de la société permettant aux individus d’agir plus librement indépendamment du Tout Etat. Dans le contexte algérien, le mouvement révolutionnaire bouscule les habitudes patriarcales en dérogeant aux principes de l’inertie politique généralement assimilée au conservatisme. En ce sens les Hirakistes ont tout à fait raison de s’attaquer au système dans son ensemble et non pas juger des personnes comme veut le faire croire les dirigeants algériens.

La faillite totale du système de gouvernance ne tient pas aux seuls agissements de personnes, il est en lui-même obsolète. L’obsolescence du système n’est pas due à une politique gouvernementale, elle est inhérente aux objectifs trop limitées de la révolution algérienne qui n’a pris en compte  que la restauration de la souveraineté de l’Etat au détriment de la liberté des individus comme principale source de la légitimité d’un peuple souverain. Il y a une erreur de taille que les révolutionnaires doivent impérativement corriger pour faire valoir leurs revendications. Dans tous les cas, le principal but de la révolution à venir est le recouvrement de la liberté qui a fait tant défaut.
 

L’Etat de droit et le paradoxe de l’opinion

C’est en décryptant les différents slogans des contestataires que nous allons montrer pourquoi l’idée de l’Etat de droit comme principal mot d’ordre des manifestants est contrariée par l’opinion publique algérienne. Prime à bord, il ne s’agit pas de considérer que la variation des slogans des diverses obédiences idéologiques soit une entrave à la révolution mais toujours est-il que le projet de l’Etat islamique est incompatible avec la principale demande politique de la population relayée par son élite. 

Il faut bien reconnaître qu’historiquement l’islam politique a débouché sur le despotisme et que les tentatives louables du courant moderniste se heurte à quelques contradictions. Comme nous nous inspirons des trois ouvrages de Michel Foucault et de son expérience iranienne, retenons ce qu’écrivent les rédacteurs de la situation de cours au sujet de l’islam politique : « Il rend hommage, à cette occasion, à l’action et à l’enseignement d’Ali Chariati, mort en 1977, dont l’ombre hante toute la vie politique et religieuse de l’Iran d’aujourd’hui. » (STP, p. 391) En dehors de la polémique, arrêtons-nous sur la note 47, p. 391 qui met en exergue l’utopie islamique qui « situe A. Chariati dans la lignée  de ceux qui, tels Frantz Fanon et Ben bella ont cru possible de marier le profane et le sacré. »  Cette remarque vue sous le prisme des écrits d’Ali Chariati, est un raccourci de l’action des deux hommes politiques algériens. Tout au plus, on peut dire qu’ils ont contribué à la cristallisation d’un Islam d’Etat.

Alors, les faits sont les faits, l’Etat islamique comme dernier avatar du djihadisme a fait voler en éclats l’utopie islamique. Face à l’autoritarisme, pour les plus optimistes, il faut bien admettre que le projet d’un Etat (national) de droit reste inachevé comme le remarque justement Ali Mesghani, (L’Etat inachevé. La question du droit dans les pays arabes, éditions Gallimard, Paris, 2001.) Pour autant, le soulèvement de la population algérienne et eu égard aux slogans brandis par les manifestants est trop marqué par l’action héroique du nationalisme révolutionnaire et le feutrage des dissensions idéologiques entre les « laics » et les religieux.

Du reste, beaucoup d’acteurs de la scène algérienne remarquent ques les Islamistes algériens alimentent en de forts contingents la rue contestaire tout en restant à l’arrière plan du mouvement. Le fait que c’est à la sortie des mosquées que les grands flux des manifestants déboulent dans les rues fait craindre le pire à la révolution.

Au vu des caractéristiques du Hirak, nous n’avons pas encore déceler la moindre intention des Islamistes en matière de projet politique. Si quelques-uns d’entre-eux expriment une certaine ouverture  beaucoup d’autres restent  cantonnés dans le projet de l’Etat islamique.

En la matière, on voit bien que l’opinion algérienne est traversée par des divergences idéologiques et que le projet d’un Etat de droit n’a même pas été esquissé. En l’état, la société et l’élite qui la représente sont autant marqués par l’opportunisme des uns que par le conservatisme des autres. Et si le projet révolutionnaire du Hirak a pour but, l’autonomie des individus par rapport au Tout Etat, il n’en reste pas moins que l’opinion qui diverge trop, amoindrit la capacité de mouvement de la révolution. Après tout avec le retour de l’expérience il se précise que l’islam politique est dans l’impasse alors que veut dire l’Etat de droit.

A ce sujet, M. Foucault par opposition au despotisme et à l’Etat de police- qui disont le caractérisent les pratiques  de l’Etat algérien- emprunte à Welcker (Les derniers Principes du droit, de l’Etat et de la punition, 1813) la théorie de l’Etat de droit. Il en tire principalement deux définitions:

– La première: l’Etat de droit est défini comme un Etat dans lequel les actes  de la puissance publique ne pourront prendre la valeur s’ils ne sont encadrés dans les lois qui les limitent
par avance.

– La deuxième: dans l’Etat de droit, il y a une différence de nature, une différence d’effet, une différence d’origine entre les lois, qui sont des mesures générales universellement valables et qui sont en elles-mêmes des actes de souveraineté, et puis d’autre part des décisions particulières de la puissance publique. 

Ces deux définitions corroborent les arguments du philosophe francais lorsqu’il compare les traditions française et anglaise. A l’appui de son argumentation, les analystes du « Rule of law » disent que sans passer par des tribunaux administratifs (conseil d’Etat), la justice ordinaire suffit aux citoyens de faire un recours contre la puissance publique. C’est parce que le système étatique algérien est un pur produit français qu’on peut accepter  en ces termes l’idée de l’inexistence de l’Etat de droit. Il y aurait certainement à faire une analyse plus fine du droit algérien pour démonter les mécanismes juridiques qui obstruent le droit à la liberté.

Au fond, il s’agit d’instruire au nom de la Loi tous les agissements de l’Etat autoritaire lorsqu’il juge et emprisonne arbitrairement des citoyens qui expriment leur opinion.

Auteur
Fatah Hamitouche

 




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