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Le français est une langue algérienne 

REGARD

Le français est une langue algérienne 

Jean-Paul Sartre disait que le pouvoir est imbécile. 

En Algérie, le pouvoir est débile, on ne le sait que trop depuis le 5 juillet 1962. 

La dernière décision du ministre de l’enseignement supérieur, Bouzid Tayeb, de remplacer le français par l’anglais est la parfaite illustration de cette débilité.

Plus grave, cette décision dit à quel point les responsables considèrent la chose publique comme leur bien personnel ; dont ils peuvent jouir ou disposer comme bon leur semble. C’est à croire que l’Algérie est le « bien de leur mère », رزق يماهم

Ainsi, un ministre qui s’est chamaillé, la veille, avec sa femme, ou qui a eu une crise d’hémorroïdes, peut très bien se réveiller de méchante humeur et exiger à ce que le pays change de langue, comme s’il demandait qu’on change de moquette dans sa chambre, ou de papier peint dans son salon. Et ce, sans débat, sans consultation, sans étude préalable aucune. Non, c’est le fait du prince. En parfait « chikour », maquereau, ce ministre ordonne, par circulaire, aux recteurs d’effacer illico presto le français pour le remplacer par l’anglais. 

Déjà que ces recteurs maîtrisent à peine l’arabe, les voilà les pauvres sommés de versifier dans la langue de Shakespeare. 

Ce ministre entend donc effacer de la mémoire collective une langue présente depuis bientôt près deux siècles, pour la remplacer par une langue, l’anglais, qui a certes de l’avenir, mais que personne ne maîtrise. A part lui, peut-être ! 

Comme ce ministre aurait fait des études aux Etats Unis, il impose à tout un peuple la langue qu’il aime ; et au diable si ce peuple ignore cette langue…

 C’est-à-dire que demain si on a un ministre de santé qui ferait ses études au Japon, il pourrait très bien à son retour interdire le couscous aux Algériens, et leur prescrire à la place des sushis pour faire baisser leur taux de cholestérol et affiner leur ligne. 

Pourquoi a-t-il pris cette décision ce ministre provisoire ? Comme ça, par zkara, comme on dit chez nous, et comme on le sait, la zkara c’est l’art de se faire du mal en pensant que ce mal va emmerder le voisin. 

C’est aussi une bataille vaine, le français est en voie d’extinction en Algérie, il suffit de lire la presse nationale francophone pour s’en convaincre, et d’en arriver même à pleurer à chaudes larmes le sinistre El Moudjahid d’antan. 

Ce genre de décision arbitraire et irréfléchie, jalonne toute l’histoire de l’Algérie indépendante, faite d’humeurs, de coups de tête et de coups de gueule, jamais de raison ou de réflexion, et encore moins de philosophie. 

On se souvient de la décision de Boumediene de faire arracher tout le vignoble algérien juste pour emmerder la France, ou de l’absurde campagne d’arabisation de l’environnement menée sous le même dictateur. A la fin, les seules victimes de ces décisions colériques et intempestives, c’était nous. Le pays a été privé à jamais de son patrimoine viticole, et les rues d’Algérie ont été défigurées durant des années. 

Cette guerre contre la langue française repose sur une ignorance crasse de notre histoire. 

Ces ministres, sans culture souvent, sont convaincus que la langue française est une séquelle du colonialisme, ce qui est complètement faux. Et qu’il leur appartient d’extirper cette langue du sol d’Algérie, comme on arracherait de la mauvaise herbe. 

Non, jamais, au grand jamais, la puissance coloniale n’a imposé sa langue aux Algériens. Au contraire, comme l’ont écrit Mustapha Lacheraf ou Kateb Yacine, le français a été conquis de haute lutte par les algériens. 

Ecrire en français, c’est arracher la mitraillette des mains du parachutiste, disait Kateb. 

Un bref rappel historique s’impose pour rafraîchir les mémoires : 

En 1881 le gouvernement Jules Ferry fait voter les célèbres lois sur l’instruction primaire gratuite et obligatoire. Un décret décide leur application dans les départements algériens, y compris pour les « jeunes indigènes », avec l’idée explicite que l’enseignement du français serait un moyen de « civiliser les Arabes ». 

Mais il était décidé qu’il y aurait des écoles pour les enfants européens et des écoles pour les « indigènes ». On ne mélange pas les torchons et les serviettes. 

Pour Jules Ferry, chantre absolu de la colonisation, l’œuvre scolaire n’a pas pour objectif de prendre en charge la promotion des populations dominées, mais de leur donner les rudiments pour être mis à la tâche. 

Cette décision provoque une levée de boucliers chez les colons pour qui l’instruction obligatoire risquait «d’ouvrir les yeux aux indigènes». 

La presse coloniale se déchaîne : «Nous pourrions nous demander pourquoi nous réchauffons dans notre sein les enfants de ces vipères et pourquoi le lycée d’Alger est peuplé de jeunes Arabes qui retournent à leurs tanières, comme le chacal que l’on veut apprivoiser, aussitôt qu’ils deviendront libres», écrit le quotidien L’Atlas du 7 juin 1882. 

L’Akhbar, autre journal européen, écrit le 26 décembre 1882 : «On est effrayés de voir tant d’Arabes instruits et l’on se demande ce qu’ils feront quand ils seront grands». 

Yves Lacoste écrit à ce sujet : «Cet état d’esprit se traduit par le sabotage systématique de l’application aux indigènes des lois sur l’école primaire : les municipalités, seulement formées d’Européens, puisque les musulmans n’ont pas le droit de vote, s’opposent soit ouvertement, soit indirectement à la création d’écoles pour indigènes, sous prétexte qu’il n’y a pas d’argent, ni de terrain disponible, ni de candidat au poste d’instituteur. Les maires allant même jusqu’à démissionner et à faire sonner le tocsin au clocher de l’église, si un préfet s’avisait d’exiger la création d’une école pour les « indigènes » dans telle ou telle localité. 

En effet, à la fin du XIXème siècle, à peine 2 % des enfants musulmans en âge d’être scolarisés ont accès à l’école contre 84 % des enfants européens.

La situation ne changera pas beaucoup au XXe siècle, et les portes des écoles françaises resteront fermées au nez des enfants algériens, en dépit de toutes les revendications des partis nationalistes, 

En 1943 sur 1 250 000 enfants âgés de 6 à 14 ans, seulement 110 000 sont scolarisés, ce qui représente un peu moins de 10 % de la classe d’âge des enfants scolarisables. 

En 1954, à la veille de la guerre de libération nationale, 589 algériens seulement étaient inscrits à l’Université. 

On voit que les autorités coloniales ont sciemment tenu les algériens à l’écart de l’école française. Il faudra attendre la guerre et le plan de Constantine en 1958 pour que les écoles françaises s’ouvrent enfin aux musulmans. Mais il était trop tard. 

A la veille de l’indépendance, la population algérienne était à 85% analphabète. 

En 1962, au moment où les troupes françaises évacuent le pays après 132 années de présence, l’Algérie comptait 9000 bacheliers et licenciés, deux architectes et cent médecins sur neuf millions d’habitants ! 

La scolarisation massive commencera avec le premier gouvernement de Ben Bella, et toute une génération, la mienne, investira enfin l’école pour accéder et maîtriser enfin le français. 

Il faudra attendre le départ des français pour que la langue française prenne racine en Algérie. 

Le français est entré dans les foyers algériens le jour de l’indépendance de l’Algérie. 

Cette dynamique sera brisée plus tard, par Boumediene, et notamment son ministre de l’Education, Taleb al Ibrahimi, qui décrétera une arabisation sauvage, après avoir mis ses enfants à l’abri aux Etats Unis. 

L’homme confiera plus tard : « on savait qu’on allait sacrifier deux ou trois générations ». On voit aujourd’hui encore les retombées de ce désastreux sacrifice. 

En 1977, Mustapha Lacheraf, figure historique de la révolution, et seul ministre de l’éducation lettré depuis l’indépendance, regrettera que : « la langue arabe, facteur historique de civilisation qui honorait toute l’humanité avant, a servi à réduire à néant la qualité de l’enseignement public en Algérie »

Tout comme les colons avaient peur que l’accès à la culture ne fasse des indigènes des contestataires, le FLN, dirigé par des caporaux, et adjudants déserteurs de l’armée française, fera tout pour transformer l’école en machine de lobotomisation collective. On ouvre les portes de l’école, mais on ferme celles du savoir. 

Il fallait coûte que coûte maintenir le peuple au niveau de ses dirigeants, c’est à dire au niveau du certificat d’études. 

De tous les chefs d’Etat qui se sont succédé à la tête du pays aucun n’avait son baccalauréat, c’est dire !

Depuis 1962, le français est devenu algérien, n’en déplaise à ce ministre. Il a ses papiers, comme on dit chez nous. Le français parle algérien désormais comme en témoigne le verbe « vendredire ». Cette langue qui est désormais la nôtre, aux côtés du tamazight et de l’arabe, nous a donnés Dib et Kateb, Mammeri et Feraoun, Assia Djebar et Malek Haddad. On n’efface pas d’un trait de plume une langue qui porte à ce point le récit et la mémoire de notre libération, sous prétexte qu’on a fait des études en Amérique…

M. K.

Auteur
Mohamed Kacimi

 




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