Le premier jour du Hirak, j’ai sauté de joie. Je me suis dit qu’enfin, mon pays ressemblera un peu au contenu de mes rêves. Je suis un rêveur, peut-être utopique de l’avis de certains, mais un rêveur du possible.
Ce possible n’est pas impossible pourvu que le rêve soit possible. Je tiens pour principe la citation de Jean Jaurès où il dit la chose suivante : « Il faut aller à l’idéal, en passant par le réel ». Le réel, le nôtre, est plus qu’amer, il est l’amertume elle-même et l’idéal me semble hors de portée, du moins dans le moment présent. D’autant que la révolte du peuple et sa détermination d’en finir avec le désordre, la corruption et l’arbitraire, n’ont pas été suivies par la discipline, l’organisation, la mobilisation qu’il faut des élites. La cassure est consommée.
Le peuple d’en bas ne communique plus avec son intelligentsia. Il est en conflit avec tout ce qui est pouvoir, avec tout ce qui est autorité, avec tout ce qui est « légal ». Il ne croit plus aux discours ni aux promesses. Il est en rupture de ban avec tout ce qui est officiel. Il s’en tient à la légitimité, mais une légitimité qui n’a pas de fondement légal, parce que c’est une légitimité hors du cadre légal du régime en place et des textes fondamentaux du pays.
Et puis, ce qui complique la situation, c’est que ce régime est reconnu officiellement par les USA, la Russie, la France et les grandes puissances de ce monde, moyennant quelques avantages sur le plan économique et de coopération géostratégique, comme le dossier du terrorisme, l’immigration clandestine, le Sahel, la Françafrique, etc.
On se retrouve, donc, dans une situation kafkaïenne où le peuple vit dans un monde et le Système (la société civile, les partis, l’autorité de l’armée, la présidence, les ministres et toute la nomenklatura), dans un autre. « Yetnhaw gâa » (Qu’ils dégagent tous), un slogan populiste très vulgarisé parmi les masses, est devenu un principe révolutionnaire que l’on veut appliquer en toute urgence, alors que l’on est en conflit direct avec ceux que l’on veut destituer ou remplacer.
Au fil des mois, le système se découvre dans l’impasse, parce qu’il gère « légalement » un peuple qu’il n’a pas conquis « légitimement » et le peuple plonge dans ses contradictions quant aux suites à donner à sa révolution. S’ensuit la crise de Covid-19 et ses conséquences, puis l’épuisement d’une partie du peuple, puis enfin le ralliement d’une autre partie à la feuille de route de ceux qu’elle veut pourtant « dégager ».
La révolution a perdu de son dynamisme, de sa ferveur et de sa force de frappe du départ, mais reste vivante dans le cœur de ceux qui y croient. Peut-on dire que c’est la fin du match, avec le retour en force de l’arbitraire, de la répression, de la restriction des libertés, de la question des détenus d’opinion, sur fond de la répétition des pratiques désuètes du passé? Non, parce que le Hirak est d’abord une idée, et puis, il n’est pas limité, comme l’aurait écrit un célèbre journaliste, dans le temps. Il épouse le temps.
Il est le temps. Nul arbitre ne peut siffler la fin du Hirak ou rappeler le temps qui reste à jouer ». Cela dit, c’est le peuple qui décide quand il s’arrête et quand il reprend sa lutte. Ce peuple qui a décidé, seul, de sortir dans le rue le 22 février 2019, pourra refaire l’expérience comme il pourra s’en abstenir, le cas échéant.
La décision lui appartient en premier lieu et elle sera prise de l’intérieur et non pas de l’extérieur, et indépendamment des chaînes de télévision, des militants démocratiques, et des activistes installés à l’étranger.
Quoiqu’on en dise, le peuple a réussi, a fait son devoir, a exprimé son rejet total de l’establishment avec un pacifisme légendaire. En revanche, les élites ont failli à leur devoir et ont déshonoré l’éthique de la bonne gouvernance et de l’engagement au côté du peuple qu’elles sont censées protéger, défendre, et servir.
Au départ, quoique je n’eusse pas minimisé l’effet de la contre-révolution en marche, j’étais presque sûr qu’avec ce raz-de-marée humain qui campait dans la rue chaque mardi-vendredi, on arriverait à réaliser au moins la moitié de ce pour quoi la rue s’était soulevé. Mais, c’était peine perdue !
La seule explication possible, c’est que le Hirak n’a pas de programme ni de feuille de route ni une plate-forme de revendications avec un calendrier précis. Il nage dans le flou et, vu de l’extérieur, il est une coquille vide avec des slogans hétérogènes et un peu utopiques qui ne cadrent pas avec le contexte régional.
Somme toute, il manque de projection et sa logique de confrontation n’a pas aidé à la résolution du problème. En bout de processus, l’incertitude règne sur les esprits quant au devenir du pays, avec l’avènement d’une crise économique majeure dont les effets seront terribles…
Kamal Guerroua