Mercredi 3 novembre 2021
Le juge qui va à bicyclette au travail !
J’ai une amie dont le papa est un juge en retraite de la cour fédérale du Canada. Un jour, alors que nous discutions sur la question de la vérité et de la certitude, elle me dit que son père était justement quelqu’un qui doutait beaucoup : « Parfois, rajouta-t-elle, surtout à l’approche d’une délibération, il passait des nuits blanches. D’ailleurs, il changeait souvent d’avis. Pour trancher une question, ça lui prenait des jours et des jours. Il changeait d’avis jusqu’à la dernière minute.»
Comparer n’est pas raison, dit-on, mais comment m’y soustraire dans mon cas ; moi ou nous, à qui on a dit, à qui on a appris ne serait-ce que tacitement, que les juges étaient des hommes sûrs, qui détenaient la vérité et la science infuse, qu’ils ne se trompaient jamais ou presque.
Je compris d’emblée ceci d’essentiel : les juges des pays dits avancés sont des gens qui puisent un tant soit peu dans la raison, des êtres qui ont été éduqués avec l’idée que le droit se construit, que la justice, comme toute chose, est de la vie et est une recherche permanente, une remise en cause qu’alimentent la condition et évolutions humaines ; alors que les juges des pays qui se réfèrent encore à « la véritéʺ connaissent leur verdict avant même d’arriver dans leur cour, aussitôt qu’ils ont le dossier pour lequel il faut trancher sous leurs yeux, sans égard à la condition de l’homme, à son humanité élémentaire, à sa singularité et à sa complexité.
Les juges comme le père de mon amie savent que naitre avec une cuillère en or dans la bouche, ce n’est pas comme naitre dans le pays de la dèche ; que naitre dans un quartier huppé comme Saint-Germain-des-Prés à Paris, ce n’est aucunement la même chose que de naitre dans les favélas au Brésil. Parce que venir au monde avec un compte bien garni, un papa plein aux as, un héritage qui dispense de trimer une vie durant, des voisins dont la préoccupation n’est pas seulement le pain et l’eau, c’est la certitude ou presque d’une bonne éducation, d’un bon équilibre social, mental, sexuel…
J’ai appris aussi que son père avant de devenir juge avait exercé plusieurs petits métiers, a voyagé beaucoup en Afrique où il a œuvré bénévolement pour plusieurs organisations humanitaires internationales. Autrement dit, il n’arrivait pas devant ces jugés bardés de préjugés et d’idées préconçues et pour cause, il connaissait le monde, il l’avait arpenté ; il le connaissait affectivement pour ainsi dire, sa grandeur et sa misère, ses différences et ses similitudes : « Qui n’a jamais quitté son pays est plein de préjugés », disait Carlo Goldoni, le fondateur du théâtre italien moderne.
Voici donc comment on construit un pays, pensé-je au fond de moi. Avec des juges qui doutent. Qui ont voyagé pour se délester à chaque pays d’un peu des préjugés forgés par la culture, élevés par la tribu intériorisée que nous héritons comme la langue et les oliviers ; des juges persuadés qu’ils jugent des hommes et non des anges ; qui pensent être devant des êtres singuliers, faillibles, perfectibles et non devant de vulgaires décalcomanies qui doivent être comme toutes les autres. Pour le reste, les juges, les vrais, ne sont pas chrétiens, musulmans, juifs, athées dans leur cour, mais des humains simplement, la croyance ou l’incroyance ne faisant pas un être probe ou fourbe.
Du reste, les juges et les procureurs sont du peuple. De simples gens que tu rencontres à la plage, dans la rue, dans une manifestation, dans un festival, dans un simple restaurant.
Je ne pouvais éviter de penser à nos juges en me disant que la démocratie est un long et tortueux chemin, que la révolution avant qu’elle descende dans la rue, il faut qu’elle élise un coin dans la tête de nos enfants, via l’école et la famille ; avant le rêve et l’utopie, il faut semer des idées pour récolter le possible d’un vivre-ensemble apaisé.
Nos juges, malheureusement, encore qu’ils n’aient pas la possibilité de toujours juger de manière autonome à cause du « téléphone » endémique, sont d’abord des musulmans, des croyants, des gens qui se réfèrent au Coran et à la tradition prophétique, des textes immuables qui datent du 7e siècle. Quelle justice peuvent-ils livrer quand ils sont d’emblée incapables de voir en l’Autre autre chose qu’un musulman ? Quelle justice peut-on avoir quand l’école forme des croyants et non des citoyens ?
La loi est humaine ; elle ne descend pas du ciel. Elle est une création des hommes et des femmes au fil des époques. L’abolition de la peine capitale dans beaucoup de pays vient du fait que les hommes ont compris que la justice n’est pas ou ne doit pas être la vengeance. La réinsertion sociale des condamnés est de la raison qui nous a enseignés que le voleur ne volerait pas, s’il travaillait, s’il était bien éduqué; bref, si on lui avait offert toutes les conditions pour ne pas commettre son crime.
Dans le code d’Hammurabi qui date 1750 avant Jésus Christ, on trouve déjà la référence connue à la réciprocité de la peine et la définition de la loi du talion à laquelle se réfère encore beaucoup de pays, Œil pour œil, dent pour dent, que vont s’approprier d’ailleurs les trois religions monothéistes et que bien des croyants estiment encore juste, voire sacrée, presque 3000 ans plus tard.
Voici quelques lois du code d’Hammourabi : «195. Si un fils frappe son père, ses mains seront tranchées à la hache.196. Si un homme arrache l’œil d’un autre homme, son œil sera arraché.197. Si un homme brise un os d’un autre homme, son os sera brisé. 200. Si un homme brise une dent de son égal, une dent doit lui être brisée aussi. 205. Si l’esclave d’un affranchi frappe un affranchi, on lui coupera l’oreille…»
Mais le droit a, heureusement, depuis ce temps, évolué, parce que notre compréhension du monde a aussi évolué. La raison a fait son chemin. Les lumières de la connaissance ont éclairé une grande part d’ombre de l’humanité.
Pourtant, chez nous, on en est encore à puiser dans des textes antédiluviens pour rendre justice aujourd’hui, nonobstant la complexité assumée désormais du monde, l’interculturalité qui abolit la géographie, les migrations et immigrations qui redéfinissent les frontières, les nations et les continents.
« Mon père allait au travail à bicyclette, me relata encore mon amie. Un jour, avant l’ouverture au grand public, il y avait à la rentrée de la cour un jeune policier. Il ne connaissait pas mon père. Il ne voulait pas le laisser entrer ; casque sur la tête et cuissard moulant, il ne l’avait pas reconnu. »
Simple comme la vie, l’essence même de la justice est le mouvement, le changement, la raison, l’humilité. Or un juge qui ne doute pas ou donne à voir un être qui ne doute pas n’est pas un juge à proprement parler ; il n’en a ni la faculté, ni la connaissance, ni encore moins la capacité. Un juge est d’abord un être humain ; un être qui doute, qui se remet en cause, qui a peur de se tromper, qui puise dans la raison et non dans un texte immuable ou référence désuète.
Je sais que ce n’est pas simple, que le droit est d’abord une école pour des enfants qui interrogent et s’interrogent, une éducation à l’image de la nature, son agitation et son mouvement, son action et sa fluctuation. Je sais aussi que des juges qui font de leur mieux, il y en a, si tant est qu’ils en aient la possibilité.
Aujourd’hui, fraichement retraité, le père de mon amie travaille bénévolement. Il partage son temps entre un hôpital et un organisme juridique où il offre son savoir gratuitement aux citoyens. Convié, la culture de la transmission faisant partie de la société, il va souvent dans les écoles pour parler de ce qu’il connait le mieux : le droit et la justice. Il enseigne aux enfants l’inaliénabilité et sacralité des droits, les exigences juridiques du vivre-ensemble.
Quand mon amie me dit que son papa prend toujours sa bicyclette pour ses déplacements, je me dis instantanément dans mon for intérieur que les juges, chez moi, qui vont à bicyclettes au travail ou font du bénévolat à leur retraite, ce n’est pas pour demain.