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Le mouvement de Mai 1981 ou l’autre pilier du Printemps berbère (I)

Gérard Lamari
Gérard Lamari

Il existe hélas dans l’Histoire des événements importants qui ont été occultés par les observateurs avant d’être mis définitivement sous le boisseau. Si ce n’était la vigilance de ses acteurs, c’est ce qui aurait pu arriver au mouvement du « 19 mai 1981 » de la Soummam et de Bgayet. Probablement parce que la région est enclavée, assez éloignée du centre médiatique et ne possédant pas à l’époque de pôle universitaire.

Par Gérard Lamari

Il n’en demeure pas moins que la révolte des jeunes de la Basse-Kabylie constitue l’alter ego du grand Printemps Berbère de 1980. L’événement peut paraître assez lointain, mais il demeure imputrescible, et ce pour trois raisons au moins :

Les luttes des lycéens d’Iheddaden et d’El-Hammadia (lycée polyvalent aujourd’hui), mais aussi de l’ex-ITE (Institut Technique de l’Enseignement) ont débouché sur une déflagration gigantesque qui a changé le cours des choses dans la région.

Le temps est venu de s’y appesantir.

Et de les réhabiliter.

Du paradigme Soummamien ou du renouvellement de la tribu

Assurément factice, l’indépendance de 62 ne pouvait être marquée que par une allégresse éphémère. Tel un éveil post-opératoire, la réalité reprenait progressivement ses droits. Douloureuses, les plaies béantes avaient peine à se refermer. Les meurtrissures persistaient pendant qu’un voile opaque venait lentement obstruer l’horizon de la Kabylie. Après avoir donné à l’Algérie ses plus beaux enfants, elle prenait peu à peu conscience de son isolement et de sa faiblesse nouvelle.

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Mon village, Aguemoune, est agrippé au flan d’une Crête des Bibans à une quarantaine de kilomètres à l’Est de Seddouk. Comme toutes les contrées avoisinantes, Taddart n’était plus qu’un vaste spectacle de désolation. Habitée en majorité par ses fantômes, la question existentielle du village était sur toutes les lèvres.

A l’instar de beaucoup des nôtres, les miens ne furent pas en reste. Sur les 31 jeunes hommes que comptait ma famille, 29 tombèrent dans les maquis de l’ALN. Seuls un grand cousin et mon père se souscriront à l’hécatombe. Mon paternel, bien qu’exposé en tant que membre de la Fédération de France, s’en sortit donc finalement mieux que mes oncles.

Nous vivions en Normandie lorsque mes tantes, jeunes veuves, lancèrent plusieurs appels de détresse à l’endroit de mon père. C’est que le code kabyle impose un représentant masculin par famille, ou par branche. Nous déménageâmes donc en Kabylie.

Après une petite transition par Alger, nous découvrîmes Aguemoune avec mes frères et ma sœur en fin 1964. J’avais alors 6 ans. Le choc fut rude : nous ne parlions pas le kabyle et les conditions de vie étaient rudimentaires.

Quant à mes frères, ma petite sœur et moi, nous subîmes un déracinement juvénile profond. Nous étions passés de l’électricité à la bougie, du robinet au charriage d’eau à la fontaine, des toilettes à la nature, du chauffage central au kanun (feu de bois fumant dans une seule pièce).

Bref, nous n’étions pas vraiment acceptés au village ni même par la famille car nous étions de petits étrangers, enfants d’une française. Je porte encore ce déracinement car je suis toujours quelque part étranger à la tribu. Aujourd’hui, on me porte l’accolade de par mon histoire mais les kabyles sont rudes et difficiles à vivre. C’est le cas des bretons ou des normands. Bref les autarciques se ressemblent quelque part.

Dans la misère, nous nous sommes néanmoins regroupés sous le même toit en méga-famille : tentes, frères, sœurs, parents, cousins. Cette stratégie, génératrice d’une certaine solidarité, permettait de palier à l’absence des martyrs.

Il y eu les pieds noirs, puis nos professeurs français de gauche appelés « pieds rouges ». Ma mère, mes frères et ma petite sœur étions les « pieds blancs », ce qui veut dire « intrus ».

Les rescapés de la guerre de « libération » végétèrent quelques années avant de se reprendre quelque peu en main. L’Etat fut étrangement absent et ne participa aucunement à l’effort de reconstruction. Sans budget pour l’éducation, nous n’avions qu’une salle de classe délabrée pour tout le village. Sans électricité, une torpeur générale s’installait dès le crépuscule. Sans chauffage, nous nous agglutinions les hivers autour du Kanun dont le tirage était tellement mauvais que les fumées qu’il dégageait nous arrachaient de longues larmes. Nous détournions alors nos têtes des vapeurs chargées de gaz carbonique tout en maintenant nos mains orientées vers la chaleur incertaine du feu.

Sans route bitumée, l’accès au village pouvait être périlleux par mauvais temps. La piste serpentée qui y menait ressemblait à un sentier vaseux par temps de pluie. L’humidité la transformait en patinoire et la rendait impraticable aux véhicules, notamment à cause des dénivelés vertigineux par certains endroits.

Nous étions sans confort : il fallait charrier l’eau depuis la fontaine. C’était la tâche des enfants. Nous étions aussi éloignés du monde : pas de journaux ni de radios.

Rythmé au gré des saisons et d’événements ponctuels, le village vivait en autarcie : buϵfif (théâtre ambulant), amenzu n tefsut (fête du printemps), tiwizi (récoltes collectives), tiqullaϵin (pièges à grives durant la période des olives), luziϵa (partage solidaire d’un bœuf malade), etc. Les seuls déplacements en ville (généralement à Seddouk) n’étaient motivés que par les retraits des pensions des veuves.

Figée, la région le demeurera durant plusieurs années.

En juin 1965, nous apprîmes que le pays avait un nouveau maître. Le coup d’Etat perpétré par Boumedienne ne semblait perturber personne tant les gens étaient (déjà !) désabusés. Les discussions captées de Tajmaϵt par les enfants que nous étions, indiquaient que le sort de la Kabylie n’en serait pas amélioré. Ce qui fut.

Auparavant, un furtif espoir fut mis sur le FFS et notamment l’amghar (l’ancien) Mohand Oulhadj. Mais il fut vite déçu.

Une longue nuit allait commencer.

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Pour que nous puissions, mes frères et moi, poursuivre notre scolarité, nous nous installâmes en 1970 à Akbou dans un appartement situé en centre-ville. Akbou comptait alors 20 000 habitants environ (aujourd’hui, il en compte plus de 100 000). Je me souviendrai toujours de la première vision que j’en eu. La ville me semblait féerique avec ses lumières du soir, ses trottoirs propres, ses palmiers aux troncs peints à la chaux, ses bancs judicieusement placés sur la place principale, ses cafés et ses magasins aux devantures scintillantes. J’étais émerveillé devant tant de modernité : je découvrais New York !

C’est que la transition d’Aguemoune vers Akbou a de quoi donner le tournis…

Le lycée El-Hammadia : l’école des luttes

Le lycée des Hammadites (El-Hammadia) ouvrit ses portes au début des années 1970. Je l’ai intégré en septembre 1974 en classe de seconde-mathématiques et l’ai quitté pour l’université de Tizi-Ouzou après l’obtention du bac en 1977. Avec ses 1 200 pensionnaires, le lycée nous paraissait énorme au début, puis nous avons fini par l’apprivoiser.

S’il est des promotions d’études pour lesquelles une symbiose magique s’est opérée, je crois que la nôtre en fait partie. Cela s’est accompli graduellement, au fil de nos luttes lycéennes, au fil de nos discussions et de notre découverte du monde.

La promotion « 74 » a donné entre autres :

Trois des acteurs majeurs du Printemps Berbère et du mouvement étudiant de Tizi-Ouzou (1977-1983) : Aziz Tari, Djamel Zénati, Gérard Lamari.

Quatre éléments ont fait partie des « 24 détenus » de Berrouaghia suite au Printemps Berbère de 1980 : le trio ci-dessus auquel il faut ajouter Kamel Bénanoune, futur maire d’Akbou. Les quatre détenus pour « atteinte à la sécurité de l’Etat » seront libérés au bout de 3 mois sous la pression de la rue. Les quatre étaient en section mathématiques à El-Hammadia. Aziz, Djamel et Gérard seront détenus une seconde fois suite à la révolte de « mai 81 » de Bgayet. Ils écoperont de 4 ans de prison, puis de 2 ans en appel. Djamel sera plus tard le directeur de campagne d’Aït Ahmed lors des « élections » présidentielles de 1999.

Le principal artisan du mouvement de « mai 81 » s’appelle Guidjou Abdelkader. Il écopera de trois ans de prison. Il sera plus tard élu député du FFS en 1991.

Des militants comme Rachid Bouchenna ou Djamel Belahbib ont toujours été proches de nous. Le premier a fait partie des détenus d’El-Harrach de mai 81, suite aux événements de la fac centrale d’Alger. Il passera 8 mois en prison. Le second sera détenu à Boumerdès en 1980 pour distribution de tracts subversifs.

Il y eu aussi des gens de premier plan comme Djamel Benseba. Il sera un temps proche conseiller d’Aït Ahmed avant de claquer la porte. Il est l’auteur de la formule « Printemps Noir » de 2001.

Cette pépinière de militants déterminés a été sécrétée par la même promotion du lycée El-Hammadia : celle de 1974.

Comment l’expliquer ?

Il y a bien entendu l’aspect subjectif et le hasard qui fait qu’un groupe d’individus puisse s’entendre et se faire confiance à une période de leur parcours commun. Si une telle connivence est certes exceptionnelle, il ne saurait y avoir de gène « révolutionnaire » incorporé dans notre génome.

Honnêtement, pour ce qui me concerne, je n’étais pas promis ou prédestiné à devenir un militant d’extrême-Gauche anarchisant, ni un berbériste œuvrant pour la souveraineté de la Kabylie.

Ce sont les circonstances qui ont fait de moi ce que je suis devenu.

Voyons maintenant une explication plus rationnelle.

Le passage des « Pieds-Rouges » :

Le terme « Pied-Rouge » désigne un cadre français de gauche ou d’extrême-gauche qui, après « l’indépendance », a fait le chemin inverse des « Pieds-Noirs ». Ces militants, généralement jeunes, sont venus en Algérie pour participer à la reconstruction du pays ou pour œuvrer à l’éducation de la génération montante. Certains sont venus dans le cadre de la coopération technique.

Le corps professoral du lycée était composé essentiellement de coopérants français. La plupart était politisée et les textes que nous étudions donnaient lieu à des débats très riches. Les thèmes travaillés pouvaient être « Einstein et l’arme nucléaire », « le matérialisme historique », « le journal du Che », etc.

Bref, la Havane s’était transposée à El-Hammadia…

Nous avions aussi quelques coopérants égyptiens qui nous paraissaient ridicules car incompétents.

Je me souviens, qu’en classe de seconde, l’UNJA est venue structurer notre promotion. Nous étions encore tendres, mais déjà allergiques à l’Etat dictatorial et sa mainmise rampante sur la société. Malgré les menaces proférées à notre encontre, cette organisation a été renvoyée manu militari. La première du genre à ce que nous avions appris !

La chappe de plomb du pouvoir

Les années 70 ont marqué les plus belles années de la SM[1]. Les disparitions d’opposants étaient monnaie courante et la dictature affichait sa superbe. A tel point que le sinistre Boumediene faisait peur aux gens, y compris à travers l’écran de télé.

Après avoir mis au pas l’UGTA[2] et après avoir dissous la turbulente UNEA[3] (1970), le pouvoir pouvait faire place au mépris et à l’arrogance.

Nous étions en classe de première lorsqu’éclata le conflit entre l’Algérie et le Maroc à propos du Sahara Occidental. Beaucoup d’appelés kabyles furent envoyés au front. Rapidement, la région s’endeuilla avec tous les jeunes qui revenaient régulièrement dans des cercueils plombés. La SM restait présente jusqu’à la fin des enterrements. Cela fit circuler la rumeur que certains cercueils étaient remplis seulement de sable. Que de familles meurtries !

Quant à nous lycéens, nous nous sentions quelque part chanceux de n’avoir pas encore l’âge de l’incorporation au service militaire. Cependant, les deuils à répétition et l’humiliation larvée nous laissaient un goût acre d’impuissance.

Plus tard il y eu « l’inter-lycée », cette émission de tété qui consistait à faire concourir les différents lycées d’Algérie. Comme intermède, nous avions préparé une petite pièce de théâtre en kabyle…qui fut rejetée. Cet épisode qui a failli tourner à la révolte donna lieu finalement à un compromis.

Le lycée de jeunes filles de Tizi-Ouzou vécut à la même époque une censure similaire.

C’est aussi à cette époque que vinrent les premiers frémissements propres à nous redonner de l’espoir et d’assoir graduellement le Moi kabyle. Je pense à l’Académie Berbère (Agraw Imazighen) à travers sa revue Imazighen (Les berbères) ainsi qu’à Itij (Le soleil). Ces revues qui circulaient sous le manteau nous firent découvrir notamment l’alphabet Tifinagh. Il se produisit alors en nous ce déclic qui nous permit de retrouver le fil avec l’Histoire. Nous détenions par-là la preuve que le peuple berbère n’était pas une chimère ; au contraire, il eut sa grandeur et était influent autour du bassin méditerranéen.

La charge émotionnelle liée à cette « découverte » propulsera au fur et à mesure nos luttes contre la négation du fait berbère. Puis, plus tard, sa revendication massive.

En parallèle, l’essor de la chanson engagée kabyle vint à point nommé. Elle fut un formidable levier de conscientisation.

Il peut paraitre aujourd’hui incroyable qu’il fut un temps pas si lointain où il fallait prendre des risques physiques pour faire admettre le fait berbère !

De Tizi des interdits…

Le centre universitaire de Tizi-Ouzou (CUTO) ouvrit ses portes en 1977. Le site de Oued-Aïssi (aujourd’hui disparu) accueillait simultanément l’administration, les deux résidences universitaires (filles et garçons), les instituts de sciences exactes, de biologie et de droit.

Avec mes amis du lycée El-Hammadia, je faisais partie de la première promotion dont l’effectif s’élevait à 500 étudiants. Aujourd’hui, l’université en compte 52 000. Pour la petite histoire, j’étais le quatrième inscrit des registres administratifs. La mastodonte université de Tizi d’aujourd’hui a une influence risible par rapport à notre promotion de 500 étudiants. La roue a tourné…

La première année d’existence de l’université regroupait les étudiants provenant des lycées de Tubiret (Bouira), Tizi et Bgayet (Bougie). Nous étions entre kabyles et cette donnée allait favoriser la connivence « transrégionale ».

A l’instar des étudiants originaires de Bgayet (les bougiotes comme on nous appelait à l’époque), j’étais assez désappointé par l’atmosphère qui prévalait dans la ville de Tizi. Le wali de l’époque –Kherroubi[4]– administrait ses sujets comme un proconsul. Arabo-islamiste zélé, le « gouverneur » est allé jusqu’à interdire les débits de boissons alcoolisées à l’échelle de toute la Wilaya. Seuls les étrangers pouvaient se ravitailler aux « Galeries Algériennes » du centre-ville[5]. Nos sentiments allaient de la « soupe à la grimace » à l’inacceptable humiliation : il fallait faire patte blanche envers nos camarades libanais pour pouvoir siroter une bière made in Algeria. Pour ma part, j’avais la chance d’avoir un look européen qui me permettait de passer à travers les mailles de l’interdit. Avec mon cercle de camarades nous profitions bien de l’aubaine…

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C’est vers la fin de cette année 1977-1978 que les étudiants commencèrent à donner du sens à ce centre de vie qu’est la cité universitaire. Comme première animation artistique, nous invitâmes le grand Aït Menguellet. Sans raison avouée, le gala fut purement et simplement interdit par les autorités locales. Amères, nous bûmes le breuvage jusqu’à la lie. Nous étions encore tendres mais commencions à engranger de l’expérience.

Le mouvement de Mai 1981 ou l’autre pilier du Printemps berbère (II)

Les désillusions font mûrir…

L’année suivante, les activités culturelles s’étoffèrent. Une troupe de théâtre étudiante vit le jour et les répétitions battaient leur plein. Nous en suivions assidûment le déroulement. Il y avait de quoi car il s’agissait de la mise en scène de la pièce mythique « La guerre de 2 000 ans » de Kateb Yacine qui se préparait. Et en kabyle svp ! Une première !

La pièce était fin prête pour le 19 mai, la journée officielle de l’étudiant.

Et vlan ! La programmation est interdite sous le prétexte fallacieux « thème ne concordant pas avec les idéaux de la révolution »[6]. Nous rongions notre frein…

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Devenant plus palpable, la tension glissait graduellement vers des conflits ouverts.

Les intégristes, importés des régions arabophones limitrophes, commençaient à montrer le bout du nez. L’administration leur octroya en catimini deux salles de prières (l’une à Oued-Aïssi, et l’autre à la cité de M’douha). Par une nuit d’hivers, ces deux endroits furent simultanément saccagés et incendiés[7] par des inconnus. Bien qu’étrangers à ces actes, les soupçons se portèrent sur notre groupe[8]. Les « Frères Musulmans » de tout le pays se mobilisèrent pour fustiger les mécréants de Tizi.

Notons tout de même que durant ces deux premières années eurent lieu deux grèves pour des problèmes socio-pédagogiques.

Le mouvement de Mai 1981 ou l’autre pilier du Printemps berbère (III)

… à Tizi la rebelle

Nous en avions gros sur le cœur en cette rentrée de septembre 1979. Particulièrement les étudiants en sciences exactes qui représentaient quelque part à cette époque la conscience et le fer de lance des luttes universitaires. Notre alter égo était le comité de cité de Ben Aknoun représenté par feu Mustapha Bacha, feu Salah Boukrif et Ali Brahimi.

A la moindre provocation, nous nous sentions prêts à jeter notre dévolu sur le prochain combat se présenterait.

L’occasion allait vite venir.

Nos conditions d’études devenaient calamiteuses : très peu de transport, manque de mobilier pour étudier, bibliothèque sans ressources pédagogiques…

Nous sommes à la deuxième semaine d’octobre 1979. Nos conditions de vie s’étaient nettement dégradées et le malaise des étudiants était de plus en plus palpable. Avec Aziz Tari, Djamel Zenati, Mourad Allam, Rachid Bouchenna et quelques autres dont j’ai oublié les noms, nous avons pris à brûle-pourpoint la décision de convoquer une assemblée générale à Oued-Aïssi. Spontanée, l’initiative se manifestera en début de soirée.

L’objectif était simple mais difficile : nous prendre enfin en charge indépendamment de l’UNJA, structure organique délétère et chausse-trape. Nous estimions que le temps de faire place nette était venu.

La nuit était assez avancée lorsque nous achevâmes le porte-à-porte invitant les étudiants de Oued-Aïssi à une assemblée générale imminente.

La décision de la grève fut prise rapidement. Il faut dire qu’à Oued-Aïssi, la connivence entre nous tous était exceptionnelle ! Nous convînmes de prendre les premiers bus du lendemain matin pour rejoindre Ihasnawen et d’y organiser une nouvelle AG regroupant cette fois l’ensemble des étudiants de Tizi. Ce qui fut fait.[9]

Le lendemain, nouveau porte-à-porte et parcours des salles de cours pour regrouper les étudiants au restaurant universitaire. L’AG confirme la grève. Nous sommes le 13 octobre 1979.

Nous ne savions pas que cette date sera le point de départ d’un long mouvement qui allait monter crescendo et se cristalliser au fur et à mesure. Cette grève, riche en événements, durera près d’un mois[10]. Elle finira par augurer quatre mois plus tard le basculement définitif de la Kabylie[11].

Mais revenons à l’automne 79…

Tout commence de manière anodine, mais on le sait les grands mouvements ne sauraient se décréter.

Appuyée par les étudiants, une délégation se porte volontaire pour démarcher le recteur et le directeur du COUS[12] (au sujet des problèmes sociaux et pédagogiques). Ces deux plus hauts responsables de l’université nous firent savoir que la délégation[13], pourtant issue de l’AG, ne saurait être représentative ! De bonne grâce jusqu’à ce moment-là, la délégation décide de tenter sa chance chez le wali. Des vigiles évacueront manu militari le groupe d’étudiants de la salle d’attente de la Wilaya. Pour les autorités, seul le comité de l’UNJA était recevable et fréquentable. Nous n’eûmes pas plus de succès auprès du Secrétaire Général du ministère qui nous accusa de berbéristes malveillants.

A partir de là, la mobilisation subit une mue naturelle et la question de la représentativité autonome des étudiants devint prioritaire. Les déboires des années précédentes, avec notamment les interdictions répétées, nous poussaient instinctivement à crever définitivement l’abcès.

Désormais, et pendant un mois, le terme de « délégation » désignera la tête du mouvement.

Les débats vont s’axer sur l’illégitimité de l’UNJA et de sa CNE[14] fantoche. Cette dernière a d’ailleurs tout fait pour torpiller le mouvement. Pour nous contrer, plusieurs « contre-AG » mineures furent tentées. La différence numérique était de taille avec nos assemblées que le restaurant universitaire contenait à peine.

Les étudiants nous étaient acquis !

C’est au bout de quelques jours de luttes acharnées et de mobilisation intense que les autorités commençaient à percevoir la délégation comme dangereuse. Nous commencions à être visibles et à être repérés comme de futurs éléments subversifs. Les termes en vogue étaient alternativement « réactionnaires », « téléguidés par le roi du Maroc », «au service de l’impérialisme », etc.

A l’orée de nos 20 ans, nous n’étions pas encore réellement formés politiquement. Mais notre remise en cause du maillage structurel et idéologique était insupportable aux autorités. Nous nous affirmerons à la mesure des coups encaissés, mais aussi par le brassage avec quelques aînés plus expérimentés (les professeurs notamment). Je reviendrai plus loin sur ce dernier point…

Les unjistes s’étant enfin retrouvés marginalisés, le terrain purement étudiant appartenait désormais à la mouvance autonomiste. La grève se durcissait et la revendication principale s’est recentrée sur la question de la représentativité. Le débrayage devenait politique.

Le contexte était très défavorable avec l’installation du récent mouhafed baathiste nommé Bourezem[15]. Mais cette donne n’entama pas notre détermination.

A partir de la deuxième semaine d’arrêt des cours, la situation échappait totalement aux autorités. Espérant reprendre la main, le couple mouhafed-wali[16] prit l’initiative d’organiser une AG un soir à Ihasnawen. Je me souviens du restaurant universitaire bourré « d’étudiants » baathistes venus d’on ne sait où. De plus, les casseurs de grèves habituels étaient présents[17]. L’objectif était manifestement de noyer les étudiants dans un vaste océan hostile, avant de briser leur mouvement. Côté locution, il me semble que parmi toutes les réunions auxquelles j’ai participé, c’est bien la seule qui fut à locution dominante arabe. Les éléments de l’UNJA ainsi que le CNP ne s’en privèrent pas. Maladresse ou ignorance, l’utilisation de l’arabe les desservaient, l’immense majorité des étudiants s’exprimant en kabyle et en français.

La confrontation eut donc l’effet inverse à celui escompté car le mouvement se renforcit et s’aguerrît.

Mais nous n’étions pas au bout de nos peines.

Quelques jours plus tard, plusieurs bus virent déverser à l’université quelques deux cents ou trois cents militants du FLN ( !…). Ils avaient un certain âge et portaient des brassards aux bras. Edifiant, le spectacle était à la hauteur de notre stupéfaction. Leurs dirigeants leur avaient expliqué qu’une minorité aux gros bras empêchait la majorité d’aller en cours. Les militants du FLN de toute la wilaya se sont donc retrouvés à Ihasnawen pour manager la normalisation. Après une journée de moult discussions avec les étudiants, les « visiteurs » admettent qu’ils avaient été bernés. Ils repartirent bredouilles, une main devant, une main derrière.

Il restait aux autorités une dernière carte : l’usure et le pourrissement, ajoutés à l’épée de Damoclès brandie au-dessus de nos têtes.

Une traversée du désert est entamée pendant quelques jours. La situation est bloquée et les assemblées successives n’engendrent pas de perspectives. Le découragement et le doute commencèrent à saisir une frange d’étudiants. L’abattement se déteignit même sur un ou deux camarades qui proposèrent un changement de forme de la lutte. Autrement dit la reprise des cours. Des débats vifs s’engagent entre nous lorsque deux éclaircies successives et inattendues survinrent de l’extérieur.

La première, encourageante, nous vint du comité de cité de Ben Aknoun. L’un de ses membres, feu Mustapha Bacha, nous apporte une motion de soutien appuyée. Cela lui valut une interpellation au commissariat de Tizi. Il lui fut signifié l’interdiction de tout contact avec nous sous peine de poursuites.

La seconde initiative est salvatrice. Elle nous vint d’un groupe d’enseignants qui nous apporta la propulsion définitive. Politisés pour la plupart et partisans désintéressés pour certains, ils se sont constitués en collectif avant de s’approcher de notre groupe. Ils nous proposèrent d’être notre interface tout en se positionnant comme corps intermédiaire entre les étudiants et le recteur. Nous ne pouvions attendre mieux !

Aujourd’hui, plus de quatre décennies se sont écoulées mais j’ai toujours la même émotion en me remémorant ce groupe d’enseignants. Je cite pêle-mêle Ahmed Bouguermouh[18], feu Rachid Chaker[19], Ramdane Achab, Hend Sadi, Lebsir, Salhi, Amrane Hocine… Ils étaient une vingtaine en tout, mais leur apport fut considérable.

Je me souviendrai toujours de la réunion que nous eûmes à Oued-Aïssi avec le recteur. Nous étions le lundi 12 novembre 1979. La réunion tripartite (le collectif d’enseignants, le recteur et la délégation) commença à 10 heures. Le recteur, habitué à présider les séances, intervient le premier et remercie d’emblée les professeurs de leur démarche consistant à œuvrer pour la normalisation du centre universitaire. Il dût vite ravaler sa salive. Un enseignant, Chaker il me semble ou alors Bouguermouh, précise que ce sont les enseignants en tant qu’intermédiaires qui doivent diriger les débats et distribuer la parole. Nous appuyâmes la proposition et le recteur s’exécuta.

La reconnaissance de la délégation comme représentant légitime et autonome des étudiants est enfin consacrée. Une première dans l’Algérie « indépendante » !

Le lendemain eut lieu une dernière AG pour le compte-rendu. Elle se termina en fête improvisée.

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Le verrou cadenassant la vie étudiante vient de sauter. Nous nous engouffrons d’emblée hors des chemins battus en décidant de mettre à profit au plus vite notre nouveau statut de représentants autonomes. Nous n’étions pas berbéristes dans le sens réducteur en vogue à l’époque, i.e. limités aux clichés tels que fervents supporters de la JSK, admirateurs sans limites du boxeur Loucif Hamani ou d’Aït Menguellet.

Jeunesse impétueuse. Politiquement, nous nous situions très à gauche. Grosso modo, nous nous mouvions dans une nébuleuse se nuançant quelque part entre l’anarchisme libertaire et les courants trotskisants. Gauche révolutionnaire donc. Contrairement à ce que j’ai pu lire ici ou là, il n’y avait pas de PAGS[20] parmi nous, ni à Tizi d’ailleurs.

Nous passâmes la fin du deuxième semestre 79 et une partie des vacances d’hivers à la mise sur pied d’un programme d’activités qui devait débuter dès janvier 80. Nous prévîmes de prendre sérieusement en charge la question berbère et d’ouvrir largement l’université aux censurés et persécutés. Ecrivains et hommes de théâtre tels que Kateb Yacine, chanteurs libres et groupes subversifs tels que Imazighen Imula étaient les « plateaux » que nous mijotions.

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Prolixe en événements précurseurs, l’année 1979 se termine avec la grève[21] nationale des étudiants arabisés. Se succédant à la nôtre, elle revendiquait l’arabisation totale de l’administration. Orchestré par les baathistes, le mouvement était clairement téléguidé par une frange du sommet de l’Etat. L’attitude globalement affable du pouvoir a permis d’étendre leur mobilisation avant de répandre leur action comme une trainée de poudre suffocante. Tous les instituts arabisés ont débrayé, y compris ceux de Tizi (institut de lettre arabe, institut de sciences juridiques). Avec Aziz Tari, nous sommes « montés » à Ihasnawen pour nous entretenir avec les grévistes. Bien qu’arabisés et nettement « différents » de nous, nous avions toujours eu avec eux des rapports de « bon voisinage ». Il nous était donc assez facile de discuter le fond, puis les tenants et aboutissants… Et enfin le leurre vers lequel ils allaient s’engouffrer.

Repérés par le groupe meneur qui venait d’Alger pour les briefer, nous sommes quelque peu bousculés et menacés. Notre démarche ne fut pas vaine car les deux instituts, mal à l’aise, mirent tout de même fin à leur grève dès le lendemain.

Tizi fut par la suite la seule ville qui se mit dans la singularité.

Pour en revenir à nous, je ne connais évidemment pas toutes les motivations de mes camarades, ni ce qui les a fait basculer un jour ou l’autre dans la révolte ouverte et frontale. Pour ma part, je puis affirmer que cette grève réussie des baathistes (hors Tizi) a été déterminante sur mon parcours. Elle me laissât un goût saumâtre, annulant presque notre victoire précédente.

Intuitivement, je sentais qu’il fallait renverser la vapeur avant que les conquêtes baathistes ne deviennent irréversibles. (A suivre)

Gérard Lamari

Notes

[1] Sécurité Militaire (police politique). Ancêtre de la DRS.

[2] Union Générale des Travailleurs Algériens.

[3] Union Nationale des Etudiants Algériens.

[4] Le wali Mohammed Chérif Kherroubi, kabyle de service, ne supportait ni l’intelligence ni les luttes contre l’aliénation, particulièrement lorsqu’elles s’exprimaient en berbère. Il prendra du galon et sera nommé…ministre de l’Education Nationale.

[5] Les bars de Tizi-Ouzou rouvrirent en 1981, suite à une intervention d’un étudiant interpellant le Wali Hamid Sidi-Saïd en pleine assemblée générale à Ihasnawen.

[6] Nous pouvons confirmer que « La guerre de 2000 ans » ne concorde aucunement avec les idéaux du FLN. La pièce de Kateb Yacine remonte dans l’Histoire aux périodes antéislamiques durant lesquelles les Berbères résistaient aux envahisseurs successifs. Quelques scènes mettent en relief la guerre héroïque de la Kahina face à l’invasion arabe.

[7] Les deux « mosquées » furent très rapidement remises en service grâce à la complicité des autorités. Elles seront ensuite fermées par la grande mobilisation des étudiants, suite à l’assassinat à Ben Aknoun du jeune étudiant Kamel Amzal, le 2 novembre 1982.

[8] Aziz Tari, Mourad Allam, Rachid Bouchenna, etc.

[9] Cette façon de procéder deviendra une tradition. Elle sera reconduite jusqu’à la veille de la première manifestation d’Alger le 7 avril 1980. Cette manifestation réprimée engendrera l’occupation de l’université jusqu’au 20 avril.

[10] La grève prendra fin le 13 novembre 1979, suite à la reconnaissance officielle du comité étudiant autonome.

[11] Il s’agit de la manifestation du 11 mars 1980. Cette marche est retenue comme étant le point de départ du Printemps Berbère. En réalité, sa genèse remonte à Octobre 1979.

[12] Centre des Œuvres Universitaire et Sociales. Le centre gère la cité universitaire ainsi que la restauration.

[13] La délégation était notamment composée d’Aziz Tari, Gérard Lamari, Djamel Zenati, Rachid Bouchenna, Rachid Aït Ouakli, Mohamed Taleb.

[14] Commission Nationale des Etudiants.

[15] Il sera l’instigateur de l’interdiction de la conférence de Mouloud Mammeri (10 mars 1980). Connaissant la suite, nous pouvons le remercier à postériori. De son côté le pouvoir le « remercia » aussi.

[16] Francophone, le wali (Sidi Saïd) semblait vouloir composer avec ce nouveau maître.

[17] Notamment Messaoudi, « étudiant » représentant l’UNJA ainsi que la vermine Bedrane. J’ai croisé par hasard ce dernier en 2006. Il me fit une surprenante accolade. Il me dit être chef de cabinet du wali de Tizi. Je mis alors sa chaleureuse accolade sur le compte d’un remerciement à mon égard pour lui avoir donné involontairement la courte-échelle sociale. Notons tout de même que, comme la mafia, le FLN n’oublie pas les siens.

[18] Frère du cinéaste, feu Bouguermouh Abderrahmane.

[19] Frère de Salem.

[20] Parti d’Avant-Garde Socialiste. Aujourd’hui disparu, ce parti représentait le courant réformiste.

[21] Elle prendra fin le 20 janvier 1980 et obtiendra gain de cause.

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