Dans le silence feutré des centres de données et l’effervescence des métropoles connectées, un nouvel ordre international numérique se dessine, redéfinissant les rapports de force entre les nations, reconfigurant les frontières de notre civilisation à une vitesse vertigineuse, et bouleversant les hiérarchies établies.
Cet ordre, porté par l’explosion des technologies de l’information et de la communication, voit émerger les pays du Sud global comme des acteurs de premier plan, ouvrant la voie à une redistribution inédite du pouvoir mondial.
Dans l’histoire longue des relations internationales, chaque changement d’ordre mondial a souvent été accompagné de révolutions technologiques. Aujourd’hui, nous assistons à une nouvelle métamorphose : le passage à un ordre numérique global. Dans ce nouveau paysage, les pays du Sud global — longtemps marginalisés, dominés, souvent contraints de subir les décisions des grandes puissances — sont en passe de devenir des acteurs incontournables. Mais pour comprendre cette reconfiguration géopolitique, il faut d’abord saisir ce qui sous-tend cet ordre numérique et ce qui permettra aux nations du Sud d’y prendre une place prépondérante.
La Structure du Nouvel Ordre Numérique
Ce nouvel ordre repose sur des fondements bien différents de ceux qui ont façonné le monde industriel. Il ne s’agit plus simplement de dominer des territoires physiques ou des ressources naturelles — bien que celles-ci conservent une importance stratégique — mais d’imposer sa suprématie dans le domaine des données, des plateformes numériques, et de l’intelligence artificielle. Ceux qui maîtrisent ces nouveaux instruments de pouvoir détiennent la clé de la richesse et de l’influence.
Les pays du Nord, en particulier les États-Unis et aussi la Chine du Sud Global, ont pris une avance considérable en contrôlant la quasi-totalité des grandes plateformes numériques globales, des GAFAM (Google, Apple, Facebook devenu Meta, Amazon, et Microsoft) aux BATX (les quatre géants technologiques chinois : Baidu, Alibaba, Tencent, et Xiaomi). Ces géants collectent, traitent et analysent des milliards de données chaque jour, façonnant ainsi les comportements des individus, des entreprises et des gouvernements.
Pourtant, dans l’ombre de cette domination apparente, un phénomène inattendu est en train d’émerger : le réveil numérique du Sud global.
Le Sud Global : une force démographique et technologique en éveil
Les pays du Sud global, souvent perçus comme des acteurs secondaires de la mondialisation, possèdent en réalité des atouts considérables dans ce nouvel ordre numérique. Le premier, et sans doute le plus important, est démographique. L’Afrique, l’Asie du Sud, l’Amérique latine : ces régions concentrent une population jeune, connectée, et en pleine croissance.
Ce vivier d’utilisateurs et de créateurs de contenu devient un levier stratégique pour toutes les entreprises technologiques qui cherchent à étendre leur influence. D’ici une quinzaine d’années, ce sont ces marchés qui définiront les nouvelles tendances numériques, tant en matière de consommation que d’innovation.
Le second atout du Sud global est son agilité à embrasser les technologies mobiles et décentralisées. Dans de nombreuses régions d’Afrique et d’Asie, des millions de personnes, jusque-là exclues des systèmes financiers traditionnels, ont sauté l’étape des banques classiques pour adopter directement le mobile banking. M
-Pesa, en Afrique de l’Est, en est l’exemple le plus frappant : cette plateforme de paiement mobile a permis à des millions de personnes d’accéder à des services financiers de manière rapide, sécurisée et innovante. Il en est de même des succès rapides des applications de mobile banking D17 et Flouci en Tunisie, BaridiMob en Algérie ou Bankily en Mauritanie. Ce phénomène, que certains appellent « l’effet de saut technologique », démontre la capacité du Sud global à adapter des technologies à des contextes locaux spécifiques et à transformer des obstacles en opportunités.
Le rôle cntral des ressources naturelles
Un autre pilier de cet ordre numérique repose sur les ressources naturelles, en particulier celles nécessaires à la production des technologies. Le Sud global, longtemps exploité pour ses richesses minières, détient aujourd’hui les clés de l’économie numérique mondiale.
Les métaux comme les terres rares, le lithium, le cobalt, … indispensables à la fabrication des smartphones, des ordinateurs et des batteries électriques, se trouvent principalement dans les sols africains, sud-américains et asiatiques. Cette réalité confère à ces pays une nouvelle forme de pouvoir stratégique, encore peu exploité mais dont le potentiel est immense.
La gouvernance numérique : une opportunité pour le Sud
Si les pays du Sud global veulent véritablement peser dans ce nouvel ordre, ils doivent s’emparer d’un autre levier essentiel : la gouvernance numérique mondiale. Les grandes plateformes technologiques se développent dans un cadre réglementaire encore flou, où les règles sont souvent dictées par les intérêts des géants du Nord. Le Sud global, à travers des alliances régionales comme l’Union africaine ou l’ASEAN, doit saisir l’opportunité de participer activement à la définition des normes et des régulations internationales du numérique. Il s’agit non seulement de protéger leurs données, mais aussi de garantir une répartition équitable des bénéfices générés par ces nouveaux flux de valeurs.
Les débats autour de la taxation des multinationales technologiques, la protection de la vie privée, et l’utilisation de l’intelligence artificielle sont des enjeux qui affectent particulièrement les pays du Sud. En s’unissant pour défendre leurs intérêts communs, ils peuvent non seulement réduire la fracture numérique qui les sépare du Nord, mais aussi devenir les architectes de nouvelles règles du jeu.
Les défis et les opportunités
Le nouvel ordre international numérique, fondé sur l’essor des technologies décentralisées et l’accélération des flux d’informations, ouvre une voie inédite de financement pour les pays du Sud global. Autrefois contraints par les jugements souvent sévères des grandes agences de notation, ces pays voient désormais émerger des solutions alternatives qui leur permettent de contourner ces systèmes rigides.
A titre d’exemple, la tokenisation d’actifs, permise par les technologies blockchain, offre aux États la possibilité de fractionner et de numériser leurs ressources – qu’il s’agisse de terres, d’infrastructures ou de ressources naturelles – et de les rendre accessibles à un éventail mondial d’investisseurs.
Ce mécanisme fluidifie l’accès au capital en créant des marchés décentralisés où la transparence et la traçabilité des transactions sont garanties, réduisant ainsi le risque perçu par les investisseurs tout en offrant aux nations du Sud une flexibilité financière jusque-là impensable.
Au-delà de la tokenisation, d’autres mécanismes de financement innovants, tels que les plateformes de financement participatif ou les monnaies numériques émises par des banques centrales, redéfinissent les flux de capitaux vers ces régions.
En contournant les intermédiaires traditionnels et en s’appuyant sur la transparence numérique, ces pays peuvent attirer des investisseurs privés, des fonds de pension, des fonds de capital-risque et des partenaires institutionnels sans être soumis aux contraintes imposées par les agences de notation.
Ces nouvelles formes de financement décentralisé permettent non seulement de diversifier les sources de capitaux, mais aussi de renforcer l’indépendance financière de ces nations, tout en stimulant leur croissance.
Ainsi, le Sud global, en embrassant les outils du nouvel ordre numérique, se libère progressivement des schémas traditionnels de dépendance financière pour s’affirmer comme acteur autonome dans l’économie mondiale.
Bien sûr, ces nouvelles perspectives ne doivent pas occulter les défis auxquels sont confrontés les pays du Sud global. La fracture numérique reste profonde, avec des infrastructures inégales, un accès à Internet limité dans de nombreuses régions, et une éducation numérique encore trop insuffisante.
De plus, la concurrence mondiale dans le domaine de l’intelligence artificielle et des technologies de pointe impose une course à l’innovation dont les pays du Sud doivent impérativement s’emparer.
Cependant, l’histoire est jalonnée de périodes où des nations ont su, contre toute attente, s’élever à un niveau de puissance et d’influence inattendu. Le Sud global, fort de ses ressources humaines, naturelles et d’une créativité foisonnante, dispose de tous les atouts pour s’imposer dans cet ordre numérique.
Il leur faut pour cela des stratégies audacieuses, une mobilisation collective et des investissements massifs dans l’éducation et les infrastructures numériques.
Enfin, le nouvel ordre international numérique est encore en construction. Mais il est déjà clair que le Sud global y jouera un rôle majeur, à condition de saisir les opportunités offertes par cette révolution technologique. Ce qui soutient cet ordre, c’est la donnée, la connectivité et l’innovation.
Si les pays du Sud parviennent à s’organiser autour de ces nouveaux vecteurs de pouvoir, ils pourront non seulement combler le retard qui les sépare du Nord, mais aussi contribuer à redéfinir les règles d’un monde de plus en plus connecté, où la géographie physique cède la place à la géopolitique des flux digitaux.
L’avenir appartient à ceux qui sauront naviguer habilement dans ce nouveau monde numérique. Et le Sud global, loin d’être spectateur, peut en devenir l’un des acteurs principaux, façonnant l’avenir de la planète à travers sa jeunesse, sa créativité et sa capacité à innover. Le moment est venu de passer de la marge au centre de la scène mondiale.
Ould Amar Yahya
Economiste, Banquier et Financier