Le régime des Assad en Syrie est tombé ce 8 décembre après plus d’un demi-siècle de règne sans partage. Une nouvelle page s’ouvre pour ce pays dont la libération du joug de la terreur pourrait être synonyme de partition et de divisions.
La rapidité et la facilité avec lesquelles la dictature syrienne s’est effondrée sont déconcertantes. D’aucun se sont interrogés sur le rôle de diverses puissances. Mais il semble que ce soit la Turquie, imprégnée d’une forme de néo-ottomanisme, qui ait été aux avant-postes de cet événement historique qui risque de morceler la Syrie.
« Désormais, nous ne pouvons permettre que la Syrie soit à nouveau divisée […]. Toute attaque contre la liberté du peuple syrien, la stabilité de la nouvelle administration syrienne et l’intégrité de son territoire nous trouvera contre elle aux côtés du peuple syrien », a déclaré le chef de l’État turc Recep Tayyip Erdogan mardi 10 décembre.
Une annonce qui peut surprendre, tant Ankara s’est impliqué dans la chute du régime syrien, conscient du risque de dislocation, mais focalisé par la question kurde, en fournissant le matériel et la logistique aux rebelles islamistes de l’Organisation de libération du Levant (HTS) désormais au pouvoir à Damas.
« Un véritable risque que des immixtions étrangères se poursuivent »
« L’un des principaux défis des semaines à venir pour la Syrie sera de maintenir son unité et son intégrité territoriale et sa souveraineté, analyse Karim Émile Bitar, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste du Moyen-Orient. Il y a un véritable risque que des immixtions étrangères permanentes se poursuivent, notamment de la Turquie qui a en effet joué un rôle de pointe dans l’écroulement du régime syrien, mais également des interférences israéliennes. »
Car aujourd’hui, le pays est devenu une mosaïque de zones contrôlées par différents groupes. Et toutes les hypothèses sont avancées quant à ce que pourra être la Syrie post-Assad. Si Abou Mohammed al-Joulani, chef du groupe jihadiste HTS, arrive à maintenir l’unité du pays comme il l’a fait à Idleb, en instaurant une forme de totalitarisme islamique, les minorités druzes et alaouites, et le peu de chrétiens encore sur place, risquent d’être poussés vers l’extérieur, ou alors soumis à un régime de contrôle très strict.
« Quant aux Kurdes, note Fabrice Balanche*, spécialiste du Moyen-Orient et maître de conférences à l’Université Lyon 2, je crois que pour eux c’est vraiment très mal parti. [Recep Tayyip] Erdoğan veut les écraser. Et comme HTS est l’instrument d’Erdoğan, ils vont participer à l’élimination du Rojava [Kurdistan syrien, NDLR]. » À moins que les États-Unis se montrent fermes à l’égard de la Turquie et en fassent une ligne rouge.
Mais le plan du président élu Donald Trump est de déléguer, finalement, la gestion de la Syrie à la Turquie. L’Américain incite à ne pas se mêler du « foutoir » syrien, tandis que l’administration du président sortant Joe Biden juge, au contraire, qu’il en va des intérêts vitaux des États-Unis. La chute du régime Assad et l’effondrement de l’axe iranien – qui comprend également le Hamas palestinien, les rebelles houthis au Yémen et des milices en Irak – représente une défaite pour Moscou, allié de Damas depuis l’ère soviétique, mais c’est une victoire pour Washington qui l’espérait depuis 2011.
« Trump va certainement vouloir négocier avec la Russie, note Karim Émile Bitar. On peut même se demander si le fait que la Russie ait lâché le régime d’Assad et n’ait pas opposé la moindre résistance ne fait pas partie d’une sorte de deal. Est-ce que la Russie aurait obtenu quelque chose en contrepartie ? La même question pourrait se poser pour l’Iran, préoccupé essentiellement par la survie de son propre régime. » Selon le quotidien américain Washington Post, les combattants syriens ont reçu environ 150 drones ainsi qu’un autre soutien secret des agents des services de renseignement ukrainiens quelques semaines avant l’avancée des rebelles qui ont renversé Bachar el-Assad.
« Israël savait ce qui allait se produire »
La chute du régime syrien du clan Assad représente aussi une victoire pour Israël. C’est par la Syrie que le Hezbollah libanais – qui a fait la guerre aux côtés de Assad pendant 13 ans contre HTS et les rebelles sunnites – recevait des armes d’Iran. Ces derniers jours, Tel-Aviv s’est employé à détruire méthodiquement toutes les infrastructures de l’armée syrienne, qui demeurait la seule institution pluriethnique du pays (la seule du monde arabe à avoir eu des chefs d’état-major chrétiens) malgré le poids des Alaouites et la corruption. Reste ainsi aujourd’hui uniquement des milices confessionnelles ou ethniques qu’un potentiel futur État central, seul détenteur de la force légitime, risque de ne pas pouvoir démilitariser.
Les rebelles du HTS avaient « salué » le massacre du 7-Octobre et avaient pris fait et cause pour les Palestiniens. Mais dès la prise de pouvoir du HTS à Damas, Joulani a voulu rassurer les États-Unis et Israël sur le fait que « la nouvelle Syrie comprend leurs intérêts ». Aujourd’hui, les dirigeants du HTS sont très prudents et considèrent que l’ennemi principal à leurs yeux est l’Iran.
Israël était-il au courant de la chute imminente du régime de Damas ? Pour Fabrice Balanche, depuis le 7 octobre 2023, les Israéliens se rendent compte qu’ils sont dans une guerre existentielle et qu’il va falloir absolument réagir. La première réaction est d’écraser le Hamas, ensuite de neutraliser le Hezbollah au Liban. « La troisième option, c’était de bombarder l’Iran, mais là, c’était quand même un gros morceau en plus », d’autant que le régime de Téhéran possède des missiles balistiques capables de frapper Israël. « La solution intermédiaire, assez efficace, était de faire tomber le régime syrien pour casser l’axe iranien et empêcher justement le renouvellement du stock d’armes du Hezbollah […]. Les Israéliens savent très bien ce qui se passe de l’autre côté de leurs frontières. Israël savait ce qui allait se produire. »
Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu a annoncé dimanche 8 décembre avoir ordonné à l’armée de « prendre le contrôle » de la zone tampon du Golan après la chute du président syrien, affirmant ensuite que la partie du Golan syrien occupée et annexée par Israël appartenait à son pays « pour l’éternité », soit une violation de l’accord de désengagement de 1974 entre Israël et la Syrie. Cette sortie lui a valu une saillie de la part de Téhéran : « Il ne fait aucun doute que ce qui s’est passé en Syrie est le résultat d’un complot des États-Unis et d’Israël », a assuré ce 11 décembre le guide suprême iranien Khamenei.
Un morcellement de la Syrie pourrait profiter à Israël aussi, comme il a profité il y a un siècle à la France quand le général français Henri Gouraud, qui avait proclamé la création du Grand Liban en 1920, a morcelé la Syrie en mosaïque de petits États divisés selon des critères confessionnels. Un élément alors essentiel dans la politique coloniale française au Levant : diviser les territoires pour mieux les contrôler.
« Pour Israël, tout ce qui peut diviser et entretenir une instabilité dans le voisinage permet d’éviter d’avoir un État syrien sunnite fort qui commence à revendiquer le Golan », affirme de son côté Fabrice Balanche. « Il y a encore beaucoup de questions sans réponses à ce stade, mais l’un des principaux risques qui pèsent sur la Syrie est celui de la dislocation, de la fragmentation, en mini États-confessionnels, prévient Karim Émile Bitar. Cette solution ne serait pas viable et pérenne, car il y a en Syrie une très grande imbrication, interpénétration des communautés. Mais si le jeu des puissances devait perdurer, il y a un risque sur l’unité territoriale de ce pays. »
Pour Karim Émile Bitar, il y a un risque que, s’il n’y a pas de pression internationale pour que la Turquie et Israël fassent preuve de plus de retenue, ils pourraient être tentés de maximiser leur avantage. « Erdogan pourrait être tenté de consolider son autorité dans le nord de la Syrie de régler ses comptes avec certaines factions kurdes. Et Israël de poursuivre l’annexion du mont Hermon, créer une zone tampon autour de la zone tampon, ce qui est pour le moins problématique. »
« Le diable attend les Syriens à l’autre bout du tunnel »
La Syrie post-Assad représente aussi une opportunité pour les jihadistes du groupe État islamique (EI), qui pourraient tenter de profiter d’un potentiel chaos pour reconquérir des territoires et faire libérer ses combattants emprisonnés en zone kurde. Dès l’annonce de la chute du régime de Damas dimanche 8 décembre, les États-Unis ont mené plus de 70 frappes sur des cibles jihadistes de l’EI. « Le risque est que l’EI mène des attaques spectaculaires contre les minorités, pour semer le chaos et déstabiliser la Syrie pour la replonger dans une guerre civile. Comme il l’a fait en Irak », analyse sur RFI Asiem El Difraoui, docteur à l’Institut d’études politiques de Paris, spécialiste de la mouvance jihadiste internationale.
Quant aux pays sunnites de la région, et particulièrement du Golfe, ils pourraient ne pas voir d’un très bon œil la montée en puissance de la Turquie en Syrie, « qui devient un protectorat pro-turc », selon les termes de Fabrice Balanche. Ainsi, Riyad pourrait soutenir les groupes sunnites rebelles du Sud, concurrents de HTS, pour justement ne pas laisser le monopole à la Turquie, avec le risque d’un scénario à la libyenne. Mais « ce qui compte aujourd’hui pour les pays du Golfe, c’est qu’il y ait une stabilité en Syrie et que la Syrie arrête de produire du captagon, qui pourrit leur jeunesse. »
HTS pourrait aussi représenter une menace pour les pays de la région en enracinant l’idée qu’on pourrait remodeler le Moyen-Orient. « Il y a des pays en effet qui ont des raisons d’être inquiets aujourd’hui, comme la Jordanie, explique Karim Émile Bitar. Une grande partie des membres de l’administration Trump considèrent que le véritable État palestinien est la Jordanie. Il y a évidemment aussi des risques qui pèsent sur les Houthis au Yémen et sur le régime iranien lui-même. Est-ce que le régime iranien parviendra à négocier sa propre survie en changeant son comportement ou est-ce qu’il sera à son tour emporté dans la tourmente ? C’est à cette question qu’il faudra s’intéresser dans les semaines qui viennent. »
De son côté, le chercheur Fabrice Balanche s’interroge sur l’avenir du Liban, « celui qui devrait subir le contrecoup du changement de régime en Syrie parce que les sunnites libanais aidés par les jihadistes syriens et les Israéliens vont vouloir faire la peau au Hezbollah. Et un Hezbollah affaibli en Syrie, on a vu ce que ça a donné. Un Hezbollah affaibli au Liban aussi, ça peut relancer la guerre civile dans le pays. »
La chute du régime sanguinaire de Bachar el-Assad a galvanisé une grande partie du monde, et avant tout les Syriens qui ont vécu plus de cinquante ans de terreur. Mais plusieurs acteurs antagonistes, aux agendas différents, vont désormais devoir s’accorder avec le groupe islamiste sunnite HTS, ce dernier appelant les Syriens à l’unité et à la réconciliation, et les réfugiés à rentrer au pays. « J’espère que je me trompe, se désole Adel Bakawan, spécialiste du Moyen-Orient, mais je crois qu’aujourd’hui le diable attend les Syriens à l’autre bout du tunnel. »
RFI