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Le rôle du député : Sieyès contre Rousseau

DECRYPTAGE

Le rôle du député : Sieyès contre Rousseau

Que l’on ne se méprenne pas à l’annonce de ce titre. L’auteur de cet article est à des années lumière du désir de commenter des élections législatives en Algérie qui ne le concernent pas et qu’il rejette avec vigueur. Mais il faut affirmer avec force symbolique que les démocrates continuent à exister, hors du régime politique, et que leur réflexion est prête lorsqu’une nouvelle république sera en place en Algérie. 

Le parlementaire (député ou sénateur) est-il le représentant de la nation ou celui du peuple, c’est-à-dire de ceux qui l’ont élu dans la circonscription électorale ? Autrement dit, doit-il voter en fonction de l’intérêt général de la nation ou du mandat (programmatique) qui le lie à ses électeurs ? 

Une question qui semblerait stupide à beaucoup, car on dit « qu’ils sont les représentants de la nation donc, du peuple dans sa totalité ». Du seul point de vue lexical, c’est une évidence que la question ne se pose pas. Pourtant, du point de vue doctrinal, en droit constitutionnel, elle est loin d’être neutre par ses conséquences.

Ce débat central de la démocratie est né dès les premiers instants de la révolution de 1789, car dès la genèse révolutionnaire la question s’est posée. Elle est, encore aujourd’hui, fondamentale dans le débat des sciences politiques et, par conséquent, dans l’une de ses applications les plus importantes, c’est-à-dire dans le droit public constitutionnel.

Même si l’une des thèses l’a largement emporté de nos jours dans la plupart des véritables démocraties (raison pour laquelle cette opposition des doctrines semble stupide à beaucoup), la réflexion est toujours importante et ne doit en aucun cas disparaître. Car une démocratie sans discussion des bases doctrinales est un régime qui sombre rapidement dans la sclérose de ses certitudes.

Tout démarre avec deux personnages qui vont incarner les deux courants de pensée. Ils sont d’un gabarit hautement célèbre, soit le philosophe Jean-Jacques Rousseau et le révolutionnaire, l’abbé Emmanuel-Joseph Sieyès.

La souveraineté, une base de compréhension

La première étape passe forcément, on le répète si souvent à nos étudiants, par le recours à l’étymologie et la définition lexicale. 

Pour le premier recours, le mot prend racine dans celui du mot latin « super » (d’où, supérieur, suprême). Pour l’explication lexicale, le dictionnaire Robert nous donne la définition par « une autorité suprême d’un souverain, d’une nation ». Quant au Larousse, il nous indique que la souveraineté est « un pouvoir qui l’emporte sur les autres ».

Ainsi, on conçoit aisément que cette définition légitime la souveraineté du peuple, apport premier de la révolution française face à l’ancien régime qui l’accordait au « Souverain », le roi. Les représentants élus détiennent, par mandat du peuple, la souveraineté et ils ont par conséquent pour compétence exclusive de voter les lois qui s’imposent à tous.

On attribue généralement à Aristote dans « Questions de politique », la paternité de ce concept. Bien que ce livre ne soit pas à recommander aux très jeunes lecteurs de collège, ils seraient épouvantés et le peu de chance de les faire lire disparaîtrait, il est fondamental qu’ils prennent connaissance des  passages résumés où la souveraineté est accordée par le philosophe à tous les êtres humains quel que soit leur statut social. 

Une révolution de la pensée humaine sur un territoire dont on reconnaît être le berceau de l’idée de démocratie. Mais seulement l’idée, car il faut savoir que la véritable démocratie n’aura été qu’un concept puisque la Grèce antique vouait un culte à la puissance guerrière et s’est distinguée par l’exclusion sociale, notamment des femmes et des esclaves. 

Revenons au sujet de départ et étudions les deux formes de pensée présentes dans le débat révolutionnaire de 1789. Le parlementaire dispose d’une souveraineté nationale ou populaire ? Ce débat est bien entendu la conséquence des pensées du siècle des « Lumières « , origine fondamentale de la révolution.

Nous allons éviter de reprendre les développements très compliqués des traités constitutionnels pour ne présenter que l’essentiel, c’est-à-dire ce que retiennent tous les étudiants. Et c’est très bien ainsi, car « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » nous conseille le célèbre adage populaire. Il n’y a pas besoin de plus pour que le citoyen ait une pensée éclairée pour un choix éclairé de son vote.

La doctrine de la souveraineté populaire

Elle trouve son origine dans l’ouvrage de Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762). La souveraineté est composée de la multitude des citoyens qui possèdent, chacun, une parcelle du pouvoir.

La souveraineté est donc atomisée, éclatée en autant de parties qu’il y a de membres dans la société. 

Il ne peut y avoir de souveraineté détachée de toutes les parcelles du pouvoir qui détiennent la souveraineté « partagée ».

Dans l’euphorie révolutionnaire, c’est bien évidemment cette doctrine du pouvoir souverain qui l’emporte dans la rédaction de la constitution de 1793. On sait la période de terreur qui s’en est suivie. Si nous pouvons dire que c’est l’exemple le plus « pur » de la théorie de la souveraineté populaire, il restera unique.

La doctrine de la souveraineté nationale

Le concepteur de cette doctrine est l’abbé Emmanuel-Joseph Sieyès, qui sera membre et Président du directoire puis Consul. Le lecteur doit se demander ce que fait un ecclésiastique dans les instances du pouvoir révolutionnaire qui est l’ennemi féroce du régime féodal et de l’Église.

Ce n’est pas nouveau de retrouver un homme d’église dans le mouvement progressiste, surtout après l’éclosion de l’humanisme au XVIe siècle dont certains qui furent membres de la hiérarchie ecclésiastique. Il serait trop long dans cet article de soulever les multiples raisons d’une telle contradiction si ce n’est de rappeler qu’ils sont les rares à posséder l’instruction depuis longtemps.

Sieyès, dans « Qu’est-ce que le Tiers-État ? » (1787), donc plus proche de la rupture révolutionnaire, attribuait le pouvoir souverain à une entité distincte des individus qui composent le peuple. L’État est une personne morale, au-dessus des entités humaines qui le composent et qui va posséder, en leur nom et délégation, le pouvoir.

La nation est un « être collectif et indivisible », « une collectivité abstraite, une personne morale transcendante ». La nation ne peut être une multitude de souverainetés, selon Sieyès, elle n’a qu’une seule volonté puisqu’il y a unité de la nation. Le pouvoir ne peut être fragmenté, atomisé, par des souverainetés individuelles. 

Des conséquences pratiques et politiques fondamentales 

Parmi quelques autres, deux sont essentielles à savoir pour appréhender ces conséquences directes sur l’établissement et le fonctionnement des institutions (et donc de la démocratie).

1/ Le mode de représentation.

Dans la doctrine de la souveraineté populaire, l’exercice du pouvoir n’étant pas délégué à une entité abstraite et transcendante, on dira que c’est une démocratie directe. Ainsi, on parlera « d’électorat-droit ».

Ce système, on peut le deviner, n’est possible qu’avec des petites communautés. Les citoyens étant convoqués très régulièrement par référendum. Si nous mentionnons le plus célèbre exemple de l’histoire, mais unique dans le passé, c’est bien évidement « l’idée » de la démocratie Athénienne (la mythique Agora d’Athènes). 

À notre époque contemporaine, seule la Suisse est dans ce cas. Nous voyons bien que c’est là une doctrine qui n’a pu être mise en pratique du fait de sa difficulté première, la gestion collective de l’État directement par les citoyens. C’est la raison pour laquelle ce système, même dans l’unique exemple que nous venons de citer, n’est applicable que pour les grandes décisions et ne peut être envisagé pour la gestion quotidienne de l’État, déléguée à des élus.

Dans le système de démocratie indirecte, dit système représentatif, puisque l’État est une entité détachée des individus, il faut impérativement une représentation par des élus. Cette doctrine, qui semble évidente aujourd’hui, est celle de la quasi-totalité des démocraties dans le monde.

2/ La nature du mandat 

C’est-à-dire la nature de la délégation de pouvoir donné aux élus par les électeurs. Les deux souverainetés engendreront chacune un mandat différent.

Dans la souveraineté populaire, tirée de la pensée de Jean-Jacques Rousseau, le mandat est dit « impératif ». C’est-à-dire que les représentants ne peuvent voter que les dispositions que les électeurs ont souhaité. On dit qu’ils sont les « élus du peuple ». Une expression ambiguë car dans la démocratie indirecte, ils sont également les élus du peuple. 

Comme ces électeurs sont les seuls propriétaires de la souveraineté, ils ont un droit absolu de contrôle permanent et peuvent à tout moment déchoir l’élu de son mandat. Nous voyons bien là l’euphorie des humanistes du siècle des Lumières car se pose la question de déterminer comment répartir et réguler ce contrôle des élus alors que le mandat est attribué par une multitude, propriétaire de la souveraineté ?

Ce n’est possible que par un régime de terreur, de désordre et de dénonciations (constitution de 1793 ou par un régime populiste (qui, d’ailleurs, feindra d’organiser l’intervention directe des citoyens, pour son propre intérêt et pouvoir).

Dans la souveraineté nationale, il ne peut y avoir de mandat impératif puisqu’il est délégué à une entité qui est détachée de la somme des individus, même si son pouvoir en émane. Le parlementaire est libre de son vote et il est par conséquent le représentant de la nation et non seulement des intérêts particuliers de ses électeurs qui l’ont élu dans le territoire de la circonscription électorale.

Le panachage dans les constitutions modernes

Le réalisme a clairement évité la pratique de la démocratie directe par la souveraineté populaire et seule la constitution de 1793 restera l’exemple unique et « pur ». Cependant, même si la démocratie représentative (souveraineté nationale) l’a emporté dans l’histoire, nous ne sommes plus dans le débat manichéen enflammé du XVIIIe siècle. 

Ainsi, les constitutions ont bien évidement fini par introduire une dose de démocratie directe (souveraineté populaire). C’est le cas de la constitution française du 4 octobre 1958 (Vème république) qui va panacher les deux doctrines, tout en prenant la précaution d’affirmer la suprématie de la représentation indirecte.

Article 3 : La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum (Démocratie indirecte par la représentation et directe par le référendum) 

Dans son alinéa 2, le même article 3 précise « Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice (la démocratie indirecte est dont consacrée comme base principale de la doctrine constitutionnelle). 

Article 11 : il s’agit de la possibilité donnée au Président de la république d’organiser un referendum. C’est évidement, comme nous l’avons déjà constaté dans l’article 2, une légitimation d’une dose de démocratie directe.

Mais il faut préciser que, d’une part, ce pouvoir est attribué au chef de l’exécutif et non aux élus parlementaires. D’autre part il est totalement encadré par des conditions qui justifient le recours légal au referendum.

Article 27 : « Tout mandat impératif est nul. Le droit de vote du Parlement est personnel ». On voit bien dans cet article que les constituants ont voulu insister, d’une manière formelle et stricte, que s’ils ont panaché les dispositions de la représentation directe et indirecte, ils valident sans ambiguïté la nature représentative principale de la constitution.

D’autres éléments peuvent nous convaincre de la possibilité de panachage par une instillation, mais très contrôlée, comme nous venons de le dire.

Les hommes politiques savent très bien que cette subtilité de panachage s’insère également dans le choix du mode de scrutin (qui relève des lois et non de la constitution). Lorsqu’il est uninominal et majoritaire, par circonscription, on est tenté de dire qu’il y a forcément une petite instillation de souveraineté populaire. On comprend pourquoi il a été choisi pour l’élection des députés qui sont les législateurs. 

Dans un système proportionnel, par liste et sur un territoire plus élargi, on voit bien que le représentant élu est beaucoup plus le délégué de la nation. Même s’il exprime un courant de pensée partisan puisqu’il est sur une liste proposée par des partis, ces derniers sont l’origine d’un combat politique national, au-delà des intérêts locaux.

En conclusion, je répondrais à une critique formulée depuis plus d’un demi-siècle aux personnes de ma génération, francophones : « Vous ne pouvez pas réfléchir sans vous référer constamment à l’exemple français et à son histoire ? ».

D’une part, je l’ai précisé dans mon introduction qui ne laisse place à aucune ambiguïté, je parlerai de la constitution algérienne lorsque celle-ci sera légitimée par mon opinion libre. Rien ne nous empêche, dans l’opposition, à réfléchir et proposer pour l’avenir.

Mais surtout, je répondrai à ces moralistes professionnels, gardien des dogmes et identités impératifs, que la révolution française de 1789 est depuis longtemps une base de doctrine universelle. Cette doctrine n’est plus française mais appartient à l’histoire des luttes démocratiques dans lesquelles le siècle des Lumières a pris une place première.

Puis, il n’a pas échappé aux Algériens que l’histoire, même contestable et condamnable, de la colonisation a fait, inévitablement, naître des mécanismes juridiques de bases à partir de notions qui sont restées incrustées dans les pensées des intellectuels. L’indépendance algérienne n’a pas renvoyé en bateau, valise à la main, toutes les pensées du droit.

Enfin, ces détracteurs semblent oublier que lorsque je lis le texte constitutionnel algérien, que je conteste, j’ai l’impression de lire le « copier-coller » de la constitution de la Vème république. À la différence que je peux constater qu’on l’a épuré de certaines dispositions fondamentales et qu’on a inséré d’autres, absolument inqualifiables et hors de ma vision de ce qu’est un pays incrusté dans le droit, la modernité et l’humanisme.

Auteur
Boumediene Sid Lakhdar, enseignant

 




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