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« Le sel de nos oublis » de Yasmina Khadra 

LECTURE

« Le sel de nos oublis » de Yasmina Khadra 

L’adultère est l’un des sujets phare de la littérature. On courtise dans le romans anglais et on trompe dans le roman français et russe.

Le mariage est le fond ennuyeux sur lequel se déroule le drame. La tentation est plus forte que le devoir, et les conséquences sont souvent tragiques. En Occident, ce genre d’intrigue n’a plus autant d’intérêt littéraire que par le passé.

Dans une interview récente, une écrivaine anglaise observait que l’adultère a perdu son prestige littéraire, personne ne semble le désapprouver aujourd’hui, du moins d’un point de vue romanesque. C’est plutôt le mariage qui dure des décennies qui devient l’équivalent de ce qu’était l’adultère. 

Le dernier roman de Khadra ne parle pas exactement d’adultère étant donné que la femme ne franchit pas le pas. L’adultère est débarrassé de son noyau insupportable, le pêché de la chair, c’est du moins ce qui est dit.

L’histoire se déroule à Blida juste après l’indépendance de l’Algérie. La première scène est bien construite et donne envie de continuer la lecture. Adem est mis devant le fait accompli auquel il ne s’attendait pas : après avoir fait ses valises, sa femme lui annonce qu’elle aime quelqu’un d’autre et qu’elle part pour le rejoindre.

«C’est plus fort que moi, confesse-t-elle, la voix ravagée de trémolos. J’ai essayé, je le jure. J’ai essayé de ne plus le revoir. Je me promettais, chaque fois que je rentrais à la maison, de laisser cette histoire dehors. Et au matin, je me surprenais à courir le rejoindre. » 

Dévasté et humilité par la décision brusque et inattendue de sa femme, Adem décide d’abandonner son poste d’enseignant pour partir errer sur les chemins. Le récit commence bien, mais devient un peu lourd au milieu. Car on s’attend à ce qu’une telle expérience pousse le personnage à se poser des questions sur l’amour, les femmes, la société, bref sur les erreurs qui se répètent éternellement au sein de chaque couple.

Après tout, il nous est bien dit qu’« Adem voulait seulement un début de réponse ». On s’attend aussi à ce que les rencontres qui jalonnent son parcours ouvre la voie à une sagesse. En un mot, le voyage réel se double d’un voyage spirituel. Mais il n’en est rien. L’humeur du personnage gâche tout. Il n’ouvre la bouche que pour dire aux autres de se taire. Par conséquent, on est incapable de comprendre les raisons – s’il on admet qu’il doit y avoir des raisons – qui ont conduit au dépérissement de l’amour et du mariage. Une petite suggestion vient à la toute fin du récit, une seule phrase qui indique que le mari était inattentionné, tout le temps absorbé par ses livres, mais c’est tout. 

On se demande alors si l’histoire n’aurait pas été plus intéressante si elle avait été racontée du point de vue de la femme. Car après tout c’est de ce point de vue que les tensions entre devoir et bonheur apparaissent le mieux.

Bien sûr, il n’est pas du rôle de l’écrivain de nous renseigner sur les raisons de ce paradoxe relevé par le philosophe anglais Bertrand Russell, qui écrivait déjà en 1929 dans son livre Marriage and Morals que «plus les peuples se civilisent, moins ils deviennent capables d’un bonheur de toute la vie avec le même compagnon ».

La thèse selon laquelle c’est l’émancipation des femmes qui est à l’origine du phénomène n’explique pas à elle seule tout, c’est souvent une manière pour les hommes de se dédouaner. Sans que l’on puisse détailler la chose ici, il me semble que le phénomène soit étroitement lié aux conceptions modernes du bonheur. Russell, aussi libéral qu’il soit au point de plaider pour le pardon de l’adultère des deux cotés pour préserver le mariage, admet qu’un mariage aura plus de chances d’être heureux lorsque, des deux côtés, on attendait moins de bonheur. C’est un peu le cas de nos ancêtres pour qui le mariage était un évènement normal et naturel qui survenait assez tôt dans la vie, empêchant les deux sexes de trop s’idéaliser avant le mariage.

Il ne s’agit pas de dire que les choses étaient mieux avant, nos mères et nos grandes mères nous racontent encore les comportements et les violences inouïes auxquelles les hommes pouvaient s’adonner impunément. Ce que je veux dire, c’est que, quoique peu romantiques, les Algériens que nous sommes ont tendance à idéaliser un peu trop le mariage.

L’objet aimé est vu à travers une brume d’illusions, ce qui empêche le mariage de réaliser ses promesses les plus belles qui, selon Russell, « dépendent d’une affectueuse intimité entièrement exempte d’illusion. » En outre, les enfants sont absents du récit, ce qui, il faut en convenir, facilite un peu les choses, car c’est souvent le bonheur des enfants qui est oublié dans ce genre de situation. 

L’histoire d’Adem est tragique, presque absurde. Il connaîtra deux femmes. La sienne, au tout début du récit, qui sacrifie leur mariage pour son propre bonheur, et la femme d’un autre à la fin du récit qui sacrifiera son bonheur pour son mariage. Cette dernière refuse de quitter son mari pourtant infirme et incapable de lui donner des enfants. Entre ces deux histoires plutôt courtes, il ne se passe pas grand-chose. Il y a comme un vide au milieu du récit. Les thèmes de l’amour et du mariage qui retiennent l’attention au début sont presque complétement abandonnés.

La raison est que le départ brusque de la femme n’est pas considéré comme intriguant. De fait, les thèmes de jalousie, culpabilité, possession, honneur etc. sont tous évités en projetant le personnage au milieu de la forêt parmi des personnages presque mythiques, comme ce nain qui vit seul dans la forêt et attend les gens pour les accueillir et papoter un peu. 

Le message de l’auteur – si on est d’accord qu’il y a toujours un message conscient ou inconscient – n’est pas clair. D’un côté, ce sont l’obstination, l’arrogance et la rancune du personnage qui sont à l’origine de sa fin terrible, car « personne ne se fait tout seul » dit l’un des personnages du roman. En vouloir à tout le monde pour avoir vécu un malheur n’arrange rien. Et se rouler dans la boue n’est pas la meilleure façon de se nettoyer.

D’autre part, l’interrogation qui vient à la fin sous forme d’hallucination « Tu penses qu’ils briseront leurs chaînes un jour ? » suggère que les gens ont tort de sacrifier leur bonheur pour le devoir et que Adem avait raison de faire des avances à une femme marié mais malheureuse—abstraction faite de sa méthode criminelle qui consiste à mettre fin à la vie du mari qu’il avait pourtant sauvé auparavant.

Il y a une tension entre la ville et la campagne, l’Algérie moderne et l’Algérie traditionnelle, mais le thème n’a pas été suffisamment exploré. Ce qui est dommage, car il y a tant de choses à dire. Yasmina Khadra aurait pu exploiter plus ces interrogations taboues dans notre société, c’est l’écrivain, mieux que le philosophe ou le sociologue, qui peut sonder le mieux les mystères et les contradictions de l’âme humaine.

Mais en lisant Yasmina Khadra, on se rend compte de la difficulté à laquelle il est tout le temps confronté en traitant d’un sujet aussi sensible. Khadra a deux types de lectorat, les Français et les Algériens. Que l’on ne veuille pas, les deux n’ont pas la même vision des choses, ce sont deux sociétés différentes. Ce qui est acceptable dans l’une ne l’est pas forcément dans l’autre, même si de part et d’autre les gens ne sont pas toujours d’accord. On sent que l’auteur s’adresse aux deux, ce qui n’est pas sans incidence sur le choix et le traitement des sujets. 

Khadra reste toutefois le seul écrivain capable d’écrire pour les Français et pour les Algériens à la fois sans verser dans la caricature des uns aux dépens des autres. C’est pour cette raison qu’il est apprécié. Il a aussi un talent pour raconter et inventer des histoires. Dommage qu’il n’a pas exploré un peu plus les thèmes soulignés plus haut dans son dernier roman. Il l’aurait sans doute fait mieux que ces écrivains pseudo-progressistes pour qui la liberté signifie l’absence de contraintes.

Auteur
Farouk Lamine

 




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