Jeudi 4 janvier 2018
Le souffle et la verve d’un grand Guinéen à Paris
C’est par le plus grand des hasards que j’ai entendu parler de Saïdou Bokoum, l’auteur de Chaîne, l’unique ouvrage qu’il a fait paraitre d’abord en 1974 aux éditions Denoël puis tout récemment, au troisième trimestre 2017, avec une version remaniée par l’auteur, aux éditions Le nouvel Attila. C’est en dînant un soir à Paris que j’ai fait la connaissance de Benoît Virot qui était assis à la même table que moi et qui s’avérait être l’éditeur de Chaîne. Très gentiment, Benoît m’a offert l’ouvrage que je viens de dévorer d’un seul tenant d’un bout à l’autre.
Né en 1945 en Guinée, Saïdou Bokoum s’inscrivit la fac de Nanterre. C’est cette période de la vie estudiantine parisienne que Chaîne nous raconte, aux lendemains des fameux évènements de mai 1968. Ce n’est pas un récit qui nous est offert mais une explosion à travers un vécu façonné par les séismes subis par un étudiant africain dans la capitale française, par les conflagrations d’un va-et-vient entre les différents groupes que le jeune homme fréquentait, par les ébranlements traversés par ce guerrier de l’espoir qui a vécu mille et une vies à la fois.
Des scènes d’une violence inouïe sont mises sous nos yeux pour que nous puissions revivre, à la place de l’auteur, ses propres aventures au lendemain des indépendances africaines, dans le magma encore brûlant, de la capitale de l’ancienne puissance coloniale. Noirs et maghrébins mélangés, c’est la vie des anciens colonisés qui tentent de se battre pour sortir des sillons tracés pour eux par le système qui veut faire perdurer cette exploitation tant au niveau économique que culturel.
Vaquant d’un amour à l’autre, d’une amitié à l’autre, d’un foyer pour immigrés aux rues sales et si peu accueillantes d’une banlieue inattendue, d’une lutte à un repos bien mérité, le héros est sauvé par cette troupe de théâtre dans laquelle il fait connaissance avec d’autres Africains, militants de tant de causes, à la rhétorique marxiste – et tellement remplis d’espoir.
Le racisme et le mépris sont palpables dans cette France du début des années 1970 et Saïdou Bokoum réussit le tour de force de nous les faire toucher du doigt : « J’avais des tas d’idées en venant en Occident. Des projets comme on dit. Et puis, petit à petit, par petits accidents, je suis redevenu ce que je suis, une misère. A présent, j’ai une certitude, je m’emmerde ici et ici-bas. J’en ai assez d’être un ballon de football, une vessie remplie de rien. » Et plus loin : « Je déteste la médiocrité même dans la façon de rater sa vie. Je suis en train de crever doucement comme un taré. Il faut en finir. Fait chier avec ces pleurnicheries, ces mièvreries sur la condition humaine… »
Il s’agit là d’un reportage littéraire sur la vie d’un africain en butte au racisme ambiant, mieux, une photographie prise à un instant précis pour témoigner de cette jeunesse vécue rageusement. Chaîne, comme celles, au pluriel, qui ont opprimé ses ancêtres dans les cales des bateaux négriers, Chaîne, comme celles, toujours au pluriel, qui ont asservi les ouvriers venus du sud pour faire prospérer les grandes industries de ce côté-ci de la mer… Chaîne, un roman puissant au souffle déchaîné qui rappelle la langue si énergique du grand écrivain marocain Mohamed Khaïr Eddine. Rampant avec le style académique que nous connaissons à beaucoup d’écrivains africains, Saïdou Bokoum nous subjugue par son style acerbe, ses phrases mordantes et sa langue caustique.
Le roman de Saïdou Bokoum met la littérature à un sommet rarement égalé. L’écriture est vraiment splendide, d’une force peu commune. Ce roman est un diamant qui a été arraché à un paysage de fin du monde, un immense cri aux arêtes âpres comme la vie.
Un roman comme on aimerait lire plus souvent.