Il est des pays où l’on meurt faute de moyens. L’Algérie, elle, souffre d’une maladie plus insidieuse encore : celle du travail inachevé. À première vue, les grues, les routes fraîchement tracées, les hôpitaux flambant neufs et les stades monumentaux offrent le mirage du progrès.
Mais une fois le ruban coupé, les projecteurs éteints et les caméras rangées, le pays retombe dans sa torpeur structurelle. Bienvenue dans la république du « presque fini », où l’on bâtit pour inaugurer, non pour durer.
Ce « syndrome du travail à moitié » n’est ni accidentel ni ponctuel. Il est devenu une caractéristique systémique de la gestion publique algérienne. Des chantiers qui s’éternisent, des infrastructures non fonctionnelles, des institutions créées sans cadre réel de pilotage : tout cela dessine les contours d’un pays qui produit des coquilles vides au lieu de solutions durables.
Un exemple frappant de cette gestion défaillante se trouve dans la wilaya de Batna. L’état des routes y est lamentable, et la mobilité urbaine relève du parcours du combattant. Les files d’attente interminables pour les bus reliant le centre-ville à la fameuse « nouvelle ville» de Hamla donnent parfois l’impression que les citoyens patientent pour un voyage intercontinental. Dans une ville universitaire, stratégique, riche d’une densité humaine et d’un potentiel économique considérable, cela frôle l’absurde.
Mais au-delà du calvaire quotidien, Batna est aussi une icône. Cette wilaya, berceau de figures historiques majeures et centre névralgique de la révolution algérienne, incarne l’âme résistante du pays. Aujourd’hui, l’état de ses infrastructures et de ses services publics trahit son héritage. Le contraste est violent : là où l’histoire a jailli avec force, le présent s’éteint dans la poussière et les nids-de-poule. Faut-il rappeler qu’un pays qui néglige ses symboles est un pays qui oublie d’où il vient ?
La rénovation du transport urbain à l’échelle nationale ne serait pourtant pas une utopie. Pour moins de 3 milliards de dollars – un budget presque symbolique dans le paysage des dépenses publiques – l’Algérie pourrait lancer une réforme ambitieuse inspirée de modèles réussis comme celui de Curitiba au Brésil ou de Séoul en Corée du Sud.
Une flotte de bus ultra modernes, électriques ou hybrides, climatisés, accessibles aux personnes à mobilité réduite, pourrait être importée. Ces véhicules s’intégreraient dans un système interconnecté : une application mobile unifiée afficherait les trajets, horaires et retards en temps réel, tandis que des cartes de paiement rechargeables ou dématérialisées offriraient simplicité et transparence aux usagers.
Des stations propres, éclairées et sécurisées, réparties intelligemment selon les flux démographiques, permettraient une desserte fine et régulière de chaque zone urbaine.
À terme, le citoyen, séduit par la fiabilité du système, abandonnerait sa voiture personnelle. Le transport public ne serait plus vécu comme une punition, mais comme une alternative civilisée. Les embouteillages diminueraient, la pollution reculerait, et – miracle ! – l’État retrouverait même un peu de sa crédibilité. Mieux encore, ce système pourrait être géré par des agences locales autonomes, formées à la logistique moderne et dotées de moyens numériques d’évaluation. À l’instar des grandes métropoles européennes, le tout pourrait s’adosser à une politique nationale de mobilité durable.
Ce modèle ne servirait pas seulement à transporter des citoyens : il leur redonnerait foi en l’organisation. Il leur donnerait une preuve tangible que l’État peut planifier, exécuter, entretenir, et surtout respecter ses promesses. Et peut-être alors, pour la première fois depuis longtemps, les Algériens prendraient le bus… avec le sourire.
Ce n’est pas seulement une faillite technique, c’est une faillite politique. Une conception de l’action publique qui confond l’annonce avec l’accomplissement, et la communication avec la construction.
Dans un État où les ressources ne manquent pas, on préfère souvent construire une façade plutôt que des fondations. Résultat : tout s’écroule… lentement, mais sûrement.
Historiquement, cette pathologie plonge ses racines dans une culture administrative centralisée et figée.
L’urgence révolutionnaire a fait du « vite fait » un principe, oubliant que « bien fait » aurait suffi. Ce réflexe s’est figé dans les rouages d’une bureaucratie nourrie de clientélisme et d’auto-protection. Résultat ? Un système incapable d’avancer autrement que dans le désordre.
Les conséquences sont visibles à l’œil nu : défiance généralisée, exode des compétences, gaspillage institutionnalisé, et une société fatiguée de ne voir que des chantiers ouverts, jamais terminés. Même les secteurs vitaux n’y échappent pas : combien d’hôpitaux flambant neufs mais vides ? Combien d’écoles sans enseignants ni tableaux ?
Prenons encore l’exemple du service des urgences de Batna : dix ans pour construire un bâtiment… au milieu d’un quartier résidentiel, sans parking, sans accès pour ambulances. Et comme il fallait bien finir quelque chose, on a préféré l’abandonner pour en promettre un nouveau. Car rien n’est plus simple à faire que de recommencer sans jamais terminer.
Pourtant, les citoyens ont parlé. Le Hirak l’a crié dans les rues : assez de simulacres, place à l’action. La Constitution de 2020 a inscrit certaines avancées, c’est vrai. Mais à quoi bon réécrire les lois si le Parlement n’est même pas capable de voter son propre règlement intérieur trois ans après son installation ? On imagine aisément l’efficacité de ceux qui prétendent légiférer pour une nation entière sans pouvoir gérer leur propre fonctionnement interne…
Pendant ce temps, une nouvelle loi sur la wilaya et les assemblées communales est en
préparation. Espérons qu’elle ne soit pas rédigée, une fois de plus, par quelques technocrates enfermés dans un bureau à Alger. Une réforme de cette ampleur mérite une consultation élargie, un débat national, une participation active de tous ceux qui vivent et pensent les territoires au quotidien.
Et pourquoi ne pas aller plus loin ? Créer de véritables départements dotés de moyens propres, valoriser les forces locales, appliquer enfin une discrimination positive assumée envers les communes les plus oubliées ?
Lancer des zones économiques régionales capables de produire, transformer, exporter selon les ressources et les besoins ? Mais pour cela, il faut un mot devenu rare : volonté.
Ajoutons à ce paysage déjà contrasté un dernier détail : la pollution visuelle. Il suffit d’un tour dans n’importe quelle ville algérienne pour constater l’uniformisation par la brique rouge. Un style imposé non par l’esthétique, mais par l’absence de contrôle. Alger la blanche, jadis perle méditerranéenne, prend aujourd’hui des teintes ternes. Et pourtant, une agence urbaine métropolitaine pourrait suffire à restaurer un semblant d’ordre, d’harmonie et de beauté.
Encore faudrait-il s’accorder sur ce que l’on veut vraiment voir : un pays ordonné ou une vaste improvisation ?
Sortir du « syndrome du travail à moitié » exige un électrochoc. Une rupture franche avec l’habitude de l’à-peu-près. Cela passe par une planification stratégique rigoureuse, des indicateurs de suivi publics, des audits transparents, et surtout, une culture de la responsabilité – où chacun, du maire au ministre, répond de ses actes.
Le développement ne s’improvise pas, il se construit. Pas à coups de formules creuses, mais avec cohérence, constance et courage. L’Algérie n’a pas besoin de plus de projets. Elle a besoin de projets finis.
Et surtout, elle a besoin d’une chose encore plus précieuse que le béton ou les lois : la confiance. Car c’est elle, et elle seule, qui permet de bâtir une nation solide, durable, et à la hauteur de ses ambitions historiques.
Hafied Mohamed Islem