Mercredi 22 novembre 2017
L’élite doit s’enraciner dans la douleur de la société algérienne
Un intellectuel devrait être à la fois le produit et le vecteur communicatif de sa société dont il est censé connaître les caractéristiques, les réalités, les goûts et les coutumes, les aspirations, le mouvement général, etc. Et s’il s’en éloigne par un quelconque hasard ou force majeure, il doit s’atteler à retisser en permanence les liens qui l’y rattachent et à faire des dialogues cycliques avec elle, une sorte de voyage intime dans sa communauté-source et les pensées qui lui sont intrinsèques. Il est appelé, grosso modo, à «s’ancrer dans la douleur des siens», comme le résume bien le romancier Rachid Boudjedra. Cet enracinement suppose d’abord une identification subjective, consentie et fusionnelle avec la culture du terroir, puis une osmose avec le sentiment des masses, leurs réflexes, leurs regards sur l’autre, leurs vœux, leur vécu de tous les jours. Ce qu’on peut nommer ici «une culture de cohabitation et de survivance» dont l’engagement est le socle fondateur.
A titre d’exemple, ni le poète Kateb Yacine ni moins encore l’écrivain Mohamed Dib n’auraient pu atteindre l’universalité s’ils ne s’étaient pas imprégnés dès le départ de leur aventure littéraire des douleurs de leur peuple, ses cris, ses souffrances, ses misères, ses luttes, ses idéaux. «Nedjma» et «La Grande Maison» n’auraient été des chefs-d’œuvre universels que parce qu’elles avaient pu transmettre l’histoire de l’Algérie dans ce qu’elle a de plus épique, de plus tragique, de plus douloureux et de plus humain. «Yo soy yo y mi circunstancia» (Je suis moi et ma circonstance), aurait proclamé à juste raison le philosophe espagnol José Ortega y Gasset pour souligner l’importance vitale de cette proximité avec les siens, passage obligé pour comprendre ce qu’ils ressentent, ce qu’ils cogitent et comptent entreprendre.
Le partage de la douleur de la plèbe est la voie la plus sûre vers la connaissance de son état d’esprit, son identité et ses valeurs. Et c’est cela que la plupart de nos intellectuels perchés sur leur piédestal nombriliste, ou tournant dans cette orbite de la rente à mille lieues des réalités des bas-fonds ont malheureusement balayé d’un revers de la main, préférant nager dans une affligeante superficialité.
Or, comment parler de son peuple sans le connaître en profondeur ? Comment prétendre transmettre ses doléances alors qu’on n’a ni vécu ni partagé son quotidien, sa sensibilité? C’est cette capacité à se mettre à la place des leurs et à traduire ce qu’ils veulent qui est exigée aujourd’hui de toutes nos élites d’autant que la suspension des choses dans l’approximation élude toute sincérité dans le diagnostic, toute bienveillance, toute affection, toute authenticité. Qui plus est, elle dévalorise même la culture locale, la ridiculise, la néantise, «l’indigénise» dans un genre d’exotisme bidon! Or, le vrai langage de résistance de l’élite n’étant autre que son attachement aux particularismes de son ancrage populaire.