Site icon Le Matin d'Algérie

L’émir Abdelkader chez les Kabyles : uchronie et fractalité   

DECRYPTAGE

L’émir Abdelkader chez les Kabyles : uchronie et fractalité   

C’est en souvenir d’une rédaction lors d’un examen de passage du collège au lycée dont la portée idéologique est sans conteste d’une haute importance pour le pouvoir de l’époque et qui pour une raison similaire concernant cette fois-ci la Badissiya, a fait réagir outrageusement le fils du colonel Amirouche.

Il va de soi que l’excès du langage d’un politique est inapproprié pour porter un jugement sur des événements historiques surtout lorsqu’il s’agit d’une défaite militaire. Tout au plus on peut analyser les conditions historiques de la défaite militaire de l’Emir Abdelkader et les conséquences politiques des accords de la Tafna.

Certainement ces accords ont contribué à renforcer la domination française en Algérie. Mais ce sont des faits de guerre qu’on ne peut pas comparer aux actions héroïques des révolutionnaires algériens auréolés par l’acte légal de la naissance de l’Etat algérien du moment où Krim Belkacem et la délégation qui l’accompagnait signaient les accords d’Evian.

Autrement dit, l’instrumentalisation idéologique du panarabisme d’hier ou aujourd’hui, la badissiya  dans sa version algérianiste produit toujours des réactions hostiles faute d’un discernement politique. Du coup, on ne saurait nier la guerre contre l’envahisseur français menée par l’Emir, et il en une autre de porter un jugement sur la défaite militaire de l’émir. Certes, il y aurait beaucoup de choses à dire sur le chantage idéologique du panarabisme qui culmine avec la crise dite berbériste de 1949. Même sur le plan idéologique, il aurait beaucoup à dire sur le positionnement de quelques grands noms kabyles.

Nous pensons aux positions timorées d’un Krim Belkacem sur la question de la culture berbère ou du choix de Abane Ramdane l’architecte de la révolution algérienne en optant pour Kassman chant patriotique écrit par Moufdi Zakaria, un autre banni par les putschistes sous la conduite du président Boumediene à la place de « Kker mmis  Umazigh » d’ Ait Amrane Mohand Idir.

Comme, il semble que la Kabylie demeure la région la plus frondeuse au régime algérien, il est donc utile de rappeler la visite qu’a effectuée l’émir en Kabylie. Faute d’une documentation suffisante, nous nous contentons du point de vue de Daumas et Fabar qui relatent cette visite dans les années 1837/39.

D’après les militaires français : « Abdelkader convoitait surtout la Kabylie… où il y voyait une pépinière de fusils, un sang opiniâtre et belliqueux, le mariage d’un sol riche en produits et en métaux avec une race laborieuse qui, sachant s’y suffire, pouvait alimenter éternellement la guerre. » (p.166) Cette citation suffit amplement à démontrer la conduite exemplaire d’un chef de guerre qui cherche des moyens supplémentaires pour étendre le conflit armé. Mais le plus intéressant en cela c’est la vision stratégique qu’avait l’émir de la Kabylie reconnue par ailleurs par les militaires français quand ils écrivent dans la même page : » Il appréciait surtout les grandes difficultés topographiques de ce pays. Jointes à sa proximité d’Alger, elles le rendaient, pour la rapidité de l’offensive comme pour la sécurité de la retraite, un admirable foyer d’entreprises centre la Mitidja. Il sentait que, d’une position semblable, il pourrait, chaque jour et sans risque frapper au cœur son ennemi. »  Même si cette stratégie n’a pas pu être mise en place parce que les chefs kabyles ont refusé l’allégeance à l’émir sur quoi nous reviendrons plus loin, il semble que la stratégie du repli tactique des maquisards algériens et des réseaux multiformes établis par Krim Belkacem et ses compagnons entre la zone autonome et la wilaya III fait écho des observations craintives des officiers français.

Autrement dit, loin de nous de faire l’inventaire des stratégies politico-militaires des belligérants, la situation géographique de la Kabylie est un des points d’ancrage des guerres qui ont opposaient les envahisseurs étrangers aux autochtones. L’une des plus documentés est la révolte de Firmus qui a eu lieu sur presque toute la Maurétanie césarienne dont les frontières correspondent à l’Algérie centrale c’est-à-dire une Algérie centrale s’étendant de l’oued el Kebir aux contreforts du mont Chenoua et par extension jusqu’aux steppes prédésertiques. Cette géographique floue et approximative des deux entités administratives, nous permet de placer la Kabylie au centre des préoccupations stratégiques qui n’a pas été trop mise en avant par les Nationalistes algériens originaires de la Kabylie. Ainsi à titre comparatif selon le modèle de l’histoire uchronique, nous allons analyser à rebord, le refus d’allégeance des cheiks kabyles et l’échec militaire de l’émir puis le comparer avec ce qu’aurait été la révolution algérienne sans la participation de la Kabylie. Il se dégage deux scénarios l’un l’émir Abdelkader vainqueur de l’armée coloniale et l’autre le FLN défait par la France coloniale.

De prime abord, nous laissons de côté le problème ethno historique de l’hospitalité kabyle par le truchement des alliances matrimoniales, pour nous limiter à la décision politique prise par les cheikhs kabyles.

Eloquent est le rendu culturel qui a opposé l’émir à ses interlocuteurs kabyles. Vrai ou faux, importe la véracité du récit des deux militaires français. De fait, nous allons articuler le dit des hommes sur un ensemble fractal des idées politiques pour envisager à partir des scénarios ainsi construits sur un arpentage géographique des idées politiques. A partir de la tradition uchronique inaugurée par Charles Renouvier et poursuivie par le sociologie français Gabriel Tarde et systématisée narrativement par Laurent Binet, nous allons exposer en mode fractal les prises de position des acteurs.

A la lecture de l’échange (pp.192 à 206) entre l’émir Abdelkader et les représentants kabyles, deux modes de pensée s’y opposent traduisant une praxis d’un émir prônant l’Etat centralisateur et de l’autre une articulation « segmentaire » de la pratique politique chez les Kabyles. Au final, les choses auraient pu être autrement si la brisure de la praxis politique avait agencé un potentiel politico-militaire d’un émir triomphant de l’armée française sans la Kabylie. Le déroulé de la fiction aurait fait triompher l’Etat d’Abdelkader dans un territoire réduit à l’Oranie.

Alors que serait devenu le mouvement national algérien dans un scénario où la fiction historique promeut un mouvement indépendantiste guidé par Amar Imache et poursuivie par tous les nationalistes kabyles et qui ne s’inscrit par dans la mouvance nationaliste de l’Etoile nord-africaine.

Le déroulé aurait été un amoncellement des revendications sans que l’idée d’une Algérie puisse avoir le jour parce que non seulement la praxis politique est différente chez les centralisateurs de l’Etat et les délibérateurs locaux mais une nette fracture territoriale entre les différentes wilayas n’aurait certainement pas permis l’assemblage des agrégats sociaux. Sans la continuité territoriale, le FLN aurait vraisemblablement été anéanti.

Pour finir, je laisse le soin aux décideurs de réfléchir sur l’utilité de la décentralisation ou de l’autonomie des régions afin de pérenniser l’Etat algérien. 

Références :

Daumas et Fabar, La grande Kabylie, Etude historique, Editions Hachette, 1847.

Renouvier, L’uchronie : utopie de l’histoire, Editions Ligaran, 2015.

 Tarde, Fragment d’une histoire future, Editions Waknin, 2014.

Binet, Civilisations, Editions Grasset, Paris, 2019.

Auteur
Fatah Hamitouche, ethnologue

 




Quitter la version mobile