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L’enjeu fondamental : L’importance de la méthode (I)

Hégémonie culturelle

L’enjeu fondamental : L’importance de la méthode (I)

La contribution précédente appelle un approfondissement plus large et plus profond, surtout suite à l’intéressant article de Hebib Khalil. Dans son exposé, intéressons-nous à l’offensive culturelle menée par les islamistes totalitaires. Décidément, les démocrates progressistes ont beaucoup à apprendre de ces personnes qu’ils jugent n’être que des « obscurantistes ». Certes,  l’idéologie qu’ils défendent est totalitaire, mais la méthode employée pour la répandre est intelligente. Ces islamistes, sans avoir lu Antonio Gramsci, appliquent une partie de sa théorie et de son analyse, celle concernant l’hégémonie culturelle.

N’ayant pas réussi à s’emparer du pouvoir étatique par le vote (en 1991), ni à le conquérir par les armes (1992-2000), les islamistes totalitaires ont finalement compris que pour parvenir à leur fin, ils ont absolument besoin d’un appui populaire consistant. Là est la justification de leur activité culturelle, dans le sens où ils visent à occuper toutes les sphères de cet aspect de la vie sociale :  livres à lire, vêtements, cheveux (barbe sur les joues pour les hommes, foulard sur la tête des femmes), rapport de l’homme avec la femme, relation à l’État, vie sur terre et au-delà. En cela, outre à appliquer la stratégie gramscienne de conquête de l’hégémonie culturelle, ils emploient également celle des fascistes (italiens et japonais) et du nazisme hitlérien, sans oublier le fascisme « rouge » bolchevique.

Notons une différence dans l’emploi des moyens. Tandis que la démarche gramscienne appelle à la seule persuasion pacifique par les idées, les méthodes fascistes utilisent toutes parallèlement et complémentairement la carotte (propagande) et le bâton (violence). Leur but proclamé est d’occuper la totalité de la vie des citoyens, jusqu’à leurs rêves (par le cinéma et autres moyens de « divertissement » de masse).

Cette action multiple et générale veut conquérir l’hégémonie idéologique (au sens strict) et culturelle (au sens le plus large, soit le mode de vie).

Bien entendu, cette visée hégémonique est la condition pour parvenir à l’hégémonie sur les autres plans, notamment institutionnelle, par la main-mise sur l’État (voir contribution précédente). Cette main-mise se fera alors soit :

– D’une manière soft, par des élections (répétant la tentative de 1991) ;

– D’une manière brutale, par une reprise de la lutte armée ;

– par combinaison de l’emploi de la violence complémentairement à la lutte électorale. Le nazisme employa cette dernière méthode pour conquérir le pouvoir.

Ainsi, du point de vue de la méthode, les islamistes totalitaires n’ont absolument rien d’obscurantistes. Ils sont gramsciens avec une prédilection au fascisme, bref un mélange des deux, selon les circonstances. Que cela plaise ou pas, telle est la réalité. Quand on veut comprendre le fonctionnement des agents sociaux, il faut raisonner à la manière de Galilée à propos de l’univers, en ignorant nos préjugés et préférences subjectives.  

D’où vient la carence ?

Les marxistes et autres « progressistes » algériens, eux, ont oublié ou ignorent totalement ce qu’avait dit Gramsci sur l’hégémonie. Ils se sont arrêtés aux écrits de Marx et Lénine (pour certains également Trotski) : « parti d’avant-garde », « entrisme » (le fameux « soutien critique » tristement opportuniste), et le tout politique et rien que politique. La culture ?… Embrigadée dans le carcan étroit de la politique ! À la caporalisation de la dictature militaire répondait la caporalisation Pagsiste. Cependant, méthode identique d’embrigadement des esprits. Eh bien, les islamistes totalitaires se révèlent nettement plus intelligents, en ce qui concerne la question de la conquête de l’hégémonie culturelle.

Pourquoi les « progressistes » ont failli dans ce domaine ?

À cause de leur insertion dans le marxisme dominant international : réduit essentiellement au facteur politique, dans le sens le plus étroit du terme, renvoyant l’aspect social à l’après prise du pouvoir. C’est l’obsession étatiste héritée de Marx. Et c’est précisément l’absence de critique objective et concrète des limites et carences du marxisme, démontrées par la faillite historique, qui  maintient les marxistes dans leur dogmatique aveuglement. Par suivisme de perroquet (causé par  le fainéantisme de l’intelligence ou l’opportunisme élitaire), ils n’ont pas eu le courage intellectuel d’examiner les critiques anarchistes dont le marxisme fut l’objet dès son apparition. Ils ont, par conséquent, conservé le voile idéologique qui les a empêché de regarder la réalité telle qu’elle est. D’où une théorie en porte-à-faux, d’autant plus aveugle qu’elle se prétendait « scientifique ». Ils ont voulu à tout prix que la réalité se conforme à leurs schémas, considérés les meilleurs. Mais la réalité leur a montré leur prétention. Voilà pourquoi les « progressistes » se sont révélés incapables de comprendre le phénomène « islamiste radical » comme conquête de l’hégémonie culturelle. Ils se sont généralement à le dénoncer comme « obscurantiste » et « terroriste » sans comprendre que c’est là, précisément, la méthode fasciste d’opérer en vue de la conquête conséquente du pouvoir étatique. Et s’ils ont compris cela, ils n’ont pas compris comment ces fascistes islamistes ont su « travailler les cœurs et les esprits » du peuple. Or, ces derniers ont démontré une capacité d’établir des rapports avec le peuple infiniment meilleure et productive par rapport aux « progressistes ». Un exemple entre tous : dans les bidonvilles et dans toute zone démunie de tout, là où survit la partie la plus opprimée du peuple, combien a-t-on vu et voit-on de militants « progressistes » par rapport aux militants islamistes ?

Que faire alors ?

Ce que font les islamistes, autrement dit ce que recommandait Antonio Gramsci. Notons que son idée, très intelligente, à propos de la conquête de l’hégémonie culturelle comme condition pour parvenir à celle politique n’a été appréciée ni par le Parti « communiste » italien d’alors, ni, bien entendu, par les autres partis « communistes », en premier lieu russe. On a vu de quelle lamentable manière ils ont payé leur mentalité politiste obsédée par la seule et primordiale conquête de l’État. La charrue mise avant les bœufs. Les anarchistes l’avaient expliqué à Marx, en vain. Lui, le « savant », le « docteur en philosophie » avait découvert le socialisme « scientifique », par conséquent toutes les critiques n’étaient que « utopiques », « petite-bourgeoises » « contre-révolutionnaires ».

Cependant, une personne avait compris l’importance de la théorie gramscienne de l’hégémonie. Devinez qui ?… Le fondateur du… fascisme, Mussolini. Il emprisonna à vie l’auteur de cette conception, en déclarant (je cite de mémoire) : « Il faut empêcher cette tête de penser ». Il semble, si ma mémoire est fidèle, que Staline et les dirigeants du parti communiste italien d’alors furent satisfaits de la neutralisation de cet homme dont la pensée dérangeait leurs schémas, tactique et stratégie.

Quel paradoxe !… Le chef fasciste s’est révélé plus intelligent que les chefs marxistes. Et, en Algérie, les islamistes fascisants se révèlent plus intelligents que les marxistes et autres « progressistes ».

Encore une information significative. À l’approche du nazisme, Wilhelm Reich analysa clairement la manière de ce mouvement pour conquérir l’hégémonie au sein du peuple, notamment la classe prolétarienne. En particulier, Reich signala les aspects fascistes et fascisants dans la culture populaire, notamment ouvrière. Résultat ?… Le parti « communiste » allemand l’expulsa du parti. On connaît la suite : le nazisme triompha selon les prévisions psycho-culturelles révélées par Reich.

Toutes ces considérations visent à expliquer que les « progressistes », d’inspiration marxiste ou « libérale » (c’est-à-dire « démocrates »), ont toujours eu le tort de privilégier le politique sur le culturel (ou idéologie). Obnubilés par la conquête du pouvoir de l’État (donc par la dimension politique, au sens strict), ils ont gravement négligé, pour ne pas dire mépriser, l’aspect culturel. C’est ainsi que, par exemple, leurs écrits sur l’éthique sont très rares, et, quand ils existent, sont ridicules (voir, par exemple, « Leur morale et la nôtre » de Trotski). Par contre, les anarchistes ont produit mieux sur ce thème, digne d’être connu et médité (voir notamment les écrits de Pierre Kropotkine).

Si l’on veut comprendre la méthode et sa logique, il faut donc lire et méditer ces textes anarchistes sur l’éthique, l’analyse gramscienne sur l’hégémonie, ainsi que les écrits de Wilhelm Reich, en premier lieu « La Psychologie de masse du fascisme ». On y trouve des ressemblances frappantes entre la manière des nazis pour conquérir l’hégémonie au sein du peuple, et celle des islamistes fascisants opérant dans le même but.

Obscurantisme clérical et obscurantisme laïc

Voyons d’abord la situation dans le monde. Le danger n’est pas d’abord l’obscurantisme clérical, bien qu’il tente d’exister, notamment aux États-Unis et en Russie, mais l’obscurantisme infiniment plus pernicieux qu’est l’idéologie mercantiliste. Elle réduit tout, absolument tout à marchandise, y compris le corps humain, pour en tirer un profit. À cette fin, tous les moyens sont utilisés, en fonction des découvertes technologiques. Même les instruments qui semblent de socialisation (tels facebook, youtube, smartphones, tablettes, téléphone mobile, etc.) et de divertissement (télévision, cinéma, jeux vidéo, etc.) sont d’abord des moyens pour faire de l’argent, en réduisant les utilisateurs à marchandise et à moyen d’acquérir de la marchandise.

Venons-en à l’Algérie. En plus de l’obscurantisme mercantiliste, décrit ci-dessus (globalisation oblige), il y a l’obscurantisme clérical.

Il est donc urgent de se débarrasser de la funeste mentalité politique étatiste pagsiste (marxiste) et de ses œillères « théoriques ». Si le parti P.A.G.S a disparu, sa conception demeure vivace dans l’ « élite » intellectuelle. Il faut comprendre la nécessité d’accorder à la culture le rôle qu’elle a eu toujours dans l’évolution humaine, à savoir constituer un terrain de libre production pour l’émergence de la conscience sociale, laquelle produit l’action politique conséquente, comme expliqué dans la contribution précédente.   

Les principaux théoriciens-militants anarchistes (Proudhon, Bakounine, Malatesta, Kropotkine) avaient compris cette nécessité. La preuve en est leur insistance sur la dimension sociale et globale du changement, et non pas sa limitation ou sa subordination, comme le préconisaient Marx et Engels (puis Lénine, Trotski) à la dimension prioritairement politique.

Dès lors, dans le monde comme en Algérie, il faut répondre aux adversaires qui agissent dans le domaine culturel sur le même terrain. Non par pour les imiter servilement, mais parce que leur démarche est correcte. Certes, pour ces islamistes totalitaires, l’action est facile. Il est plus aisé de pratiquer l’obscurantisme mercantiliste dans le monde, et l’obscurantisme clérical en Algérie. Tandis que, dans les deux cas, il est difficile de favoriser la conscience libre et solidaire. Ceci dit, à chaque époque historique, et partout, il fut plus facile à l’idéologie obscurantiste d’opérer par rapport à la culture émancipatrice. En cela, rien de nouveau sous le soleil.

Retour à l’autogestion

Comme dans les époques passées, il reste aux détenteurs de savoir authentique d’inventer les moyens pour affronter de manière efficace l’idéologie rétrograde. Tout le problème est là. Avec cette différence : fini le recours au messianisme dogmatique du système complet « clé en main » et « prêt à penser » (genre libéralisme ou marxisme). Il faut trouver des solutions ouvertes, permettant la collaboration de toutes les têtes pensantes. Elles ne se réduisent pas aux intellectuels ; les travailleurs manuels, eux aussi, pensent, et parfois mieux que les docteurs d’université. Il faut également savoir que l’application pratique dépendra des conditions particulières concrètes de chaque peuple à une étape déterminée de son évolution.

À ce propos, les théories et pratiques autogestionnaires constituent une aide précieuse. Malheureusement, ils ont été étouffés par la double occultation capitaliste et marxiste. Cependant, le temps et l’histoire ont prononcé leur verdict. Il faut revenir, ou plutôt commencer à s’intéresser à l’autogestion. Non pas pour dogmatiquement la suivre, mais pour déterminer en quoi elle pourrait être instructive dans le présent, selon les situations concrètes spécifiques.

Pour revenir à l’Algérie, il faut cesser de considérer ce pays comme existant hors de la planète. Il fait partie de la mondialisation en cours. Les Frères Musulmans entrent totalement dans le plan impérialiste états-unien, malgré quelques incartades et les apparentes manifestations d’hostilité verbale envers le « Satan occidental ».

Amar Naït Messaoud écrit : « Le Printemps arabe (…) a vu les objectifs de l’accès aux libertés et à la justice sociale remis en cause et accaparés par des mouvements islamistes, lesquels, par l’effet conjugués des grands appétits géostratégiques mondiaux, ont… « 

D’accord. Mais, alors, dans cette situation, que fut le rôle des mouvements démocratiques et progressistes ? Comment expliquer leur faiblesse par rapport aux islamistes ?… Oui, on sait que les premiers ont été laminés par la répression étatique, couplée, en Algérie, par la répression terroriste.

Cependant, cette explication n’est pas exhaustive. D’autres mouvements ont été réprimés impitoyablement sans se laisser vaincre par des actions réactionnaires, telles les organisations révolutionnaires du passé, dans divers pays.

Nécessité de l’auto-critique

Il faut donc ne pas considérer uniquement l’autre (et sa force), mais tout autant soi-même (et sa faiblesse). Tant que cet examen, auto-critique, ne sera pas fait, les mouvements conservateurs totalitaires auront le vent en poupe. Curieusement, il semble que ces derniers savent faire leur auto-critique, déceler leurs points faibles et leurs points forts. Expliquer leur force actuelle uniquement par le soutien de l’étranger (en argent), par la complicité d’une frange des détenteurs de l’État, et par l’aliénation du peuple, ne suffit pas. La vérité n’est-elle pas dans les faits suivants : leur capacité à disposer d’une vision organique, à s’organiser, à se solidariser, à influence « les cœurs et les esprits » des opprimés, tandis que ces caractéristiques manquent aux démocrates et progressistes ?… Bref, ces derniers ne manquent-ils pas gravement de méthode ? Et cette carence ne provient-elle pas d’une fixation dogmatique (de relent religieux) à des schémas passés qui ont démontré leur défaillance pratique ? Et n’est-ce pas celle-ci qui a porté à ignorer d’autres conceptions et expériences, telle celle autogestionnaire, pratiquée en Russie pré-bolchevique, en Espagne pré-franquiste et, actuellement, par exemple, au Chiapas mexicain, et dans le nord de la Syrie ?

Il faut donc trouver la méthode, la bonne ! (à suivre)

K. N.

E-mail : kad-n@email.com

Auteur
Kadour Naïmi

 




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