Site icon Le Matin d'Algérie

Les accords d’Evian ou le triomphe de la solution politique sur l’action militaire

Krim Belkacem Accords d'Evian
La délégation du GPRA à Evian

Il y a soixante et un ans, le 18 mars 1962, à Evian-les-Bains (Haute Savoie), furent signés les « accords d’Evian » par Krim Belkacem, vice-président du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA), représentant ce gouvernement, et Louis Joxe, ministre des Affaires algériennes, représentant le gouvernement français.

Cet accord de cessez-le-feu est avant tout l’acte final d’un long processus de négociation qui a permis d’établir durablement la paix entre les deux pays. Quand bien même la période de transition fut fortement marquée par la multiplication d’actes terroristes et de sabotages commis par l’Organisation armée secrète (OAS) pour maintenir l’Algérie sous domination française, cet accord historique a mis fin à la guerre d’Algérie, permis la libération de tous les prisonniers politiques, et prévu des dispositions relatives à la transition politique et à la coopération économique et culturelle entre les deux pays.

Le cessez-le-feu fut proclamé après près de huit années de guerre sanglante, dont le bilan macabre se solda en centaines de milliers de morts, des milliers de blessés, de disparus, de veuves et d’orphelins…, et de blessures encore ouvertes qui risquent de s’envenimer à tout moment. À l’annonce de la fin de la guerre, ce fut la liesse tant dans les villes et les campagnes d’Algérie que dans l’immigration en France, où Algériennes et Algériens étaient sortis massivement dans certains quartiers fêter la paix enfin retrouvée.

Plus de six décennies plus tard, et malgré les crises et les détentes qui se succèdent entre les deux pays, force est de constater que ces accords ont préservé l’essentiel : l’indépendance de l’Algérie et la paix durable entre les deux pays. Un compromis politique, certes imparfait mais perfectible, qui a ouvert une ère nouvelle de coopération économique, technique et culturelle bénéfique aux deux pays au cours de la décennie 1960, et jusqu’au début des années 1970. Il suffit de rappeler que l’Algérie a signé avec la France plus d’accords commerciaux et de coopération que toutes les anciennes colonies françaises, soit plus de soixante-dix accords de 1962 à 1970, et une aide financière massive lui fut accordée[1]. Ensuite, l’acquis le plus précieux est, bien sûr, l’indépendance du pays assortie de l’intégrité du territoire obtenue grâce à la vigilance, au talent et à la ténacité des négociateurs algériens, sous la conduite de Krim Belkacem, et qui n’ont à aucun moment cédé sur le principe de la souveraineté algérienne sur le Sahara qu’ils considèrent inséparable du nord du pays.

L’enjeu majeur de cette négociation et des précédentes rencontres secrètes entre les représentants du GPRA et du gouvernement français qui s’étaient déroulées en Suisse portait, notamment, sur le sort du Sahara, sur lequel la France coloniale prétendait disposer d’un droit historique et qu’elle entendait garder sous sa souveraineté en le séparant du reste du territoire algérien pour des raisons évidentes de découverte, en 1956, de grands gisements de pétrole et de gaz, et d’installation de six bases d’essais nucléaires[2], chimiques, bactériologiques et une base spatiale de lancement de fusées, dans certaines régions du Sud.

Il s’agit en l’occurrence du port militaire de Mers-el-Kébir d’Oran ainsi que des bases dans le Sahara (B2-Namous) et dans la région de Beni Ounif, wilaya de Béchar, d’In Ekker (massif du Hoggar à Tamanrasset), de Reggane (wilaya d’Adrar) et de Colomb-Béchar. La base B2 Namous d’expérimentation chimique et bactériologique n’a été remise à l’Algérie par la France, selon le général Rachid Benyelles[3] qu’en 1986, et non pas en 1978. N’est-on pas en droit de nous interroger dès lors sur la contrepartie que les dirigeants algériens ont obtenue de leurs homologues français – il est bien connu qu’entre États il n’y a que des intérêts – pour les autoriser à poursuivre pendant plusieurs années les essais nucléaires et chimiques, alors que leurs effets sur la santé des habitants du sud en particulier sont évidemment très nocifs.

Cela étant, le processus de négociation ayant abouti à la signature de cet accord fut loin d’être un long fleuve tranquille. De nombreuses rencontres secrètes (plus d’une dizaine) ont eu lieu en France, en Suisse, en Egypte, sans succès. À commencer par celle de Melun (25-29 juin 1960), puis celles successivement de Lucerne le 20 février et de Neuchâtel le 5 mars 1961, d’Evian I (20 mai-13 juin 1961), en passant par celles de Lugrin (20-28 juillet 1961), de Bâle, (28 octobre, puis le 10 novembre, ces dernières rencontres connurent des avancées décisives) des Rousses (18 – 25 février 1962), jusqu’à l’ultime rencontre qui a eu lieu de nouveau à Évian du 7 au 18 mars 1962. Toutes ces rencontres ont préparé en quelque sorte l’accord final, et les ultimes négociations n’ont fait en vérité qu’entériner ce qui a été décidé quelques semaines auparavant lors de la rencontre décisive des Rousses.

L’échec des premiers rendez-vous s’explique par plusieurs points de désaccord entre les émissaires des deux gouvernements. Au début, l’insuccès des négociations tenait au gouvernement français qui n’entendait concéder au FLN qu’une large autonomie de gestion de l’Algérie. À Évian I (20 mai-13 juin 1961), la rencontre entre les deux délégations dirigées respectivement par Krim Belkacem et Louis Joxe, a achoppé faute d’accord sur le statut du Sahara et la minorité Française d’Algérie. Pour le premier, le gouvernement de Michel Debré a voulu le conserver sous souveraineté française en le dissociant du nord du pays, quant à la seconde il a souhaité la doter d’un statut d’exception par rapport aux autres populations d’Algérie.

Entre autres sujets de discorde figurent les droits acquis de l’État français en matière économique, les droits patrimoniaux des citoyens Français ainsi que le statut officiel de la langue française. Les accords ont prévu en ce qui concerne les droits patrimoniaux qu’ils soient respectés, « Aucune mesure de dépossession ne sera prise à leur encontre sans l’octroi d’une indemnité équitable préalablement fixée ». Mais cet engagement n’a pas été respecté à l’indépendance. S’agissant de la langue française et la religion chrétienne, la déclaration générale a accordé aux Français d’Algérie des garanties appropriées à leurs particularismes culturels, linguistiques et religieux. Aussi ont-ils le droit d’utiliser « la langue française au sein des assemblées et dans leurs rapports avec les pouvoirs publics ».

À vrai dire les négociations entre les deux gouvernements ne furent sérieusement envisagées par le général de Gaulle qu’à partir du moment où, militairement, les redoutables opérations du plan Challe (février 1959-avril 1961) ont laminé les maquis de l’Armée de Libération Nationale (ALN) de l’intérieur. Le général de Gaulle cherchait en fait avant de s’engager dans une négociation directe avec le FLN affaiblir l’ALN sur le terrain de la guerre pour mieux négocier ensuite avec le premier en position de force. C’est ce qui ressort de la déclaration du premier ministre Michel Debré à l’Assemblée nationale le 20 mars 1962 en précisant que la paix ne pouvait pas être recherchée tant que l’armée n’avait pas assuré l’autorité de la France sur l’ensemble du territoire. « Quand cela eut été fait, renouvelant des offres faites dès septembre 1958, le général de Gaulle, et avec lui le Gouvernement, ont proposé aux chefs de la rébellion des pourparlers en vue d’un cessez-le-feu »[4].

Ce choix tactique fut une grossière erreur politique, car il est possible dans une guerre asymétrique de triompher militairement et de perdre politiquement. Les concepteurs de la guerre d’indépendance l’avait compris depuis le rapport de 1948 présenté par Aït Ahmed, chef de l’organisation spécial (OS) du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) à la réunion de la direction du parti à Zeddine dans la région de Aïn Defla, sur le déclenchement de la guerre et les choix tactiques à adopter[5]. Le chef de l’OS expliquait à ses camarades que « La victoire de notre stratégie est l’indépendance de l’Algérie. C’est une victoire politiqueen stratégie, il n’y a pas de victoire militaire… ». L’analyse politique qui a nourri ce rapport s’adossait sur l’empire britannique qui venait de perdre son joyau colonial, l’Inde en 1946. Les dirigeants de l’OS avaient réalisé dès lors qu’un processus de décolonisation était enclenché et que le contexte international est favorable à la guerre qu’ils préparaient.

Du côté algérien, l’on a pris conscience que, grâce à l’action diplomatique du GPRA, politiquement, le FLN a gagné en prestige sur le plan international. Le GPRA et ses ministres ont brillamment réussi à internationaliser la question algérienne dans les instances internationales au premier rang desquelles l’ONU et à sensibiliser les grandes puissances comme les États-Unis, la Chine, l’Inde, l’ex-URSS… le point de départ de l’action diplomatique du FLN est incontestablement la conférence de Bandung d’avril 1955 en Indonésie qui a rassemblé pour la première fois les représentants de vingt-neuf pays asiatiques et africains condamnant la colonisation et soutenant les luttes des peuples pour leur indépendance. Grâce à l’intelligence politique de certains dirigeants du FLN, qui ont su analyser habilement le contexte géopolitique et en ont tiré parti pour internationaliser la question algérienne, la guerre d’indépendance a accumulé un capital politique et un rayonnement international considérables.

Rappelons que la décision d’engager des négociations a suscité de graves conflits et désaccords au sein de chacune des deux parties. À l’approche de la conclusion desdits accords, les rencontres secrètes entre les émissaires des deux gouvernements suscitèrent l’ire des officiers de l’état-major général (EMG) de l’ALN qui les ont sévèrement dénoncées dans une espèce « d’alliance objective » de fait avec l’OAS, dirigée par le général Raoul Salan, proche de l’extrême droite, créée le 11 février 1961 à Madrid, « pour la défense de la présence française en Algérie » par tous les moyens, y compris le terrorisme.

Les ultras de l’OAS reprochèrent au général de Gaulle et son gouvernement d’avoir capitulé et abandonné l’Algérie aux Algériens, alors que l’armée, soutenaient-ils, contrairement à sa défaite de Dien Bien Phu au Vietnam en mai 1954, a triomphé sur le terrain de la guerre en Algérie par le déploiement, notamment des redoutables opérations du général Challe (février 1959- avril 1961). Pour faire échec à cet accord, l’OAS perpétra des attentats visant aussi bien les forces de l’ordre que la population algérienne.

Bien que mis en minorité démocratiquement à la réunion du Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA) à Tripoli en Libye (11-18 février 1962), certains officiers de l’EMG (Houari Boumediene, Ali Mendjeli, Ahmed Kaïd et le commandant Mokhtar Bouizem de la wilaya V) accusèrent par une surenchère nationaliste le GPRA d’avoir trahi et bradé l’Algérie à la France[6]. Lors de cette importante réunion du CNRA, le GPRA présenta un rapport sur l’accord préliminaire des rencontres des Rousses dans le Jura près de la frontière suisse (11-19 février 1962), les ministres du GPRA en prison (Aït Ahmed, Ben Bella, Boudiaf, Bitat, Khider), ainsi que les membres du CNRA – le Parlement de la révolution –  et certains dirigeants des wilayas de l’intérieur l’approuvèrent à l’unanimité (45 voix pour, 4 contre) et donnèrent leur accord pour la poursuite des négociations, à l’exception des quatre membres de l’EMG favorables à la poursuite de la guerre qui votèrent contre et continuèrent à les dénoncer même après qu’ils aient été signés le 18 mars 1962.

L’intervention lors de cette réunion de Saad Dahlab, ministre des affaires étrangères du GPRA, montra toute l’importance de l’enjeu et de ces négocions en déclarant « … si nous sommes conscients de nos responsabilités, sachons que la solution n’est pas militaire […]. Tout dépend de nous, de notre intelligence et de notre volonté. Il n’y a pas une minute à perdre dans les tergiversations, les discussions oiseuses et la démagogie »[7]. Précisons que le CNRA, seule instance habilitée à se prononcer sur les questions de guerre et de paix avec la France, a exigé un quorum des 4/5 de ses membres pour engager une négociation sur tout accord de paix, soit une majorité qualifiée vu l’importance politique d’une telle question. Le quorum fut ainsi largement atteint, les opposants de l’EMG désavoués, les ultimes négociations pouvaient donc être engagées à Évian II du 7 au 18 mars 1962.

La question de leur mise œuvre est délicate, soulevant au moins un problème de formalisme juridique. Relevons d’abord qu’en droit international « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » est consacré par la Charte des Nations unies (art. 1-2) adoptée aux États-Unis (San Francisco) en juin 1945. Puis l’Assemblée générale de l’ONU lors de sa XVe session du 20 décembre 1960, a adopté la résolution 1514 (XV) sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples colonisés. Rappelons également que l’émir Khaled, (petit-fils de l’émir Abdelkader) officier de la l’armée française, fut le premier nationaliste algérien[8] à évoquer, dans une lettre adressée le 23 mai 1919 à Thomas Woodrow Wilson, président des États-Unis d’Amérique, l’injustice du système colonial et à lui rappeler son message (Wilson) à la Russie de mai 1917 « aucun peuple ne peut être contraint de vivre sous une souveraineté qu’il répudie » dans l’espoir que le président américain intervienne en faveur des Algériens indigènes et que son message, devenu plus tard un principe onusien, profite aux Algériens.

En France, le principe d’autodétermination des Algériens fut évoqué pour la première fois par le général de Gaulle lors d’une conférence de presse du 6 septembre 1959. Puis il s’est concrétisé par le referendum sur l’autodétermination des Algériens du 8 janvier 1961 approuvé par 74,99 % des électeurs, il a prévu que le destin politique de l’Algérie sera décidé, lorsque les conditions de sécurité le permettront, par les populations algériennes (art 1er). Après la signature de ces Accords le 18 mars par Krim Belkacem et Louis Joxe, ils ont été publiés au journal officiel de la République française le 20 mars 1962, puis ratifiés d’abord par les Français par le référendum du 8 avril 1962 (90,7 %), les Français d’Algérie n’étant pas associés, ensuite par les Algériens grâce au référendum du 1er juillet (99,72 %) de la même année.

L’indépendance fut reconnue le 3 juillet 1962 par une déclaration du président de la République, Charles de Gaulle. Le GPRA, lui, a choisi la date symbolique du 5 juillet – date anniversaire de la prise d’Alger par les troupes du maréchal de Bourmont en 1830 – pour sa proclamation. Précisons que la France n’a pas reconnu le GPRA ; Jean de Broglie, secrétaire d’État chargé des affaires algériennes, ayant déclaré au Sénat le 21 mars 1962 que ces Accords ne sont pas le fait de deux gouvernements, que la France n’a pas reconnu le GPRA et l’accord n’est pas un engagement international (J.O, Sénat, 21 mars 1962, p. 112). D’ailleurs la reconnaissance du GPRA par le gouvernement soviétique le jour même de la signature de ces Accords a provoqué un incident diplomatique entre les deux États si bien que le gouvernement français a rappelé l’ambassadeur de France à Moscou. Le secrétaire d’État a tenu à préciser que la France a signé un cessez-le-feu avec le FLN.

En effet, il n’était pas concevable pour la France de reconnaître l’existence de deux gouvernements au sein d’un même État. Par conséquent, il était, politiquement, plus correct pour le gouvernement français d’admettre que l’accord de paix est signé avec une organisation politique indépendantiste, le FLN. L’historien Charles-Robert Ageron, avisait que les Accords d’Évian sont juridiquement un accord signé par les deux parties, un cessez-le-feu qui engageait le gouvernement français et le FLN[9]. Quant aux déclarations dites gouvernementales accompagnant l’accord, elles n’engageaient pas le GPRA puisque non reconnu par le Gouvernement français.

Soulignons aussi que, contrairement au droit français, ces Accords n’ont pas fait l’objet d’une publication au journal officiel de la république algérienne. (L’accord de cessez-le-feu n’est publié que par le journal El Moudjahid du 19 mars 1962). Même la loi du 31 décembre 1962 qui pourtant reconduit la législation antérieure à l’indépendance est adoptée sous bénéfice d’inventaire puisque les dispositions contraires à la souveraineté nationale et celles qui sont d’inspiration colonialiste ou discriminatoire, ou encore celles qui sont de nature à porter atteinte à l’exercice normal des libertés démocratiques en sont exclues. Or les Accords d’Évian furent condamnés et qualifiés par le programme de Tripoli, issu des travaux de la dernière session (28 mai-7 juin 1962) du CNRA de « plate-forme néocolonialiste », au mépris de la volonté des membres du GPRA et d’une majorité des membres du CNRA. Ces accords tombent donc sous le coup des dispositions qui ne doivent pas être reconduites. Mais quelle valeur politique et juridique accorder aux résolutions de cette dernière session du CNRA dont les travaux n’ont pas été conduit à leur terme à cause des violents incidents qui se sont produits entre certains dirigeants ?

Alors, la question qui se pose d’elle-même est par quel procédé ces accords étaient-ils entrés en vigueur ? Si pour la France la question est résolue par leur publication dans le journal officiel du 20 mars 1962 et leur ratification par les Français le 8 avril 1962, en ce qui concerne  l’Algérie le GPRA s’est engagé dans la déclaration générale sous le titre V « Des conséquences de l’autodétermination » que dès l’annonce des résultats officiels du référendum sur l’autodétermination « les règles énoncées par la présente déclaration générale et les déclarations jointes entreront en même temps en vigueur ». Etant donné que la France n’a pas reconnu le GPRA, dans la déclaration générale des Accords publiée par le Monde du 20 mars, le sigle GPRA est remplacé par celui du FLN. La ratification populaire de l’autodétermination du 1er juillet 1962 est donc le procédé d’entrée en vigueur des dispositions de ces Accords. Ainsi le résultat de ce référendum, en vertu des dispositions de ce même accord, engage en principe l’État algérien.

En dernière analyse l’on peut dire que, malgré leurs insuffisances, les dénonciations et les suspicions dont ils continuent de faire l’objet, ces accords revêtent le caractère d’un traité international, ne serait-ce que parce qu’ils ont produit des effets dans les deux pays et figurent bien, à titre d’exemple, dans l’exposé préliminaire des motifs de l’accord franco-algérien modifié du 27 décembre 1968 relatif à la circulation, à l’emploi et au séjour des ressortissants algériens et de leurs familles en France.

Pour autant, ces accords ont été modifiés de fait, partiellement appliqués et enfreints sur certains aspects.  Il s’agit en quelque sorte d’un traité à la carte, c’est-à-dire que l’on en a choisi de part et d’autre ce que chacun a voulu appliquer et ce qu’il a entendu rejeter. En vérité, l’ineffectivité de certaines dispositions de cet accord ne le distingue ni de certains traités internationaux appliqués partiellement ni du droit algérien en général parce qu’il n’est pas rare de voir l’État se soustraire aux engagements internationaux auxquels il a souscrit et aux normes qu’il a lui-même édictées, et au premier rang desquelles les normes constitutionnelles. Cet évènement politique majeur de l’histoire franco-algérienne a mis fin à la colonisation et son corollaire le plus dramatique la guerre d’Algérie. Paradoxalement, il est occulté par l’histoire officielle en Algérie et n’a fait l’objet que de peu d’études, ne suscitant que quelques travaux en France : publications, colloques, séminaires, conférences… À propos de cet accord et, plus généralement, de l’histoire et la mémoire de la colonisation en France, deux faits majeurs méritent d’être soulignés ici.

Le premier est que les historiens pionniers qui se sont intéressés à l’Algérie et à son histoire et lui ont consacré de nombreux et intéressants travaux, à l’instar de Charles-André Julien, Charles-Robert Ageron, André Nouschi, Pierre-Vidal Naquet, Gilbert Meynier et bien d’autres… ont inauguré une histoire franco-algérienne épurée de l’idéologie coloniale, et ce sont bien les premiers historiens français à se démarquer de « l’école coloniale » de l’Empire. Qui plus est, cette approche nouvelle de la recherche en histoire de la colonisation est aujourd’hui adoptée par une majorité d’historiens français et algériens, elle est donc susceptible d’ouvrir la voie à une histoire partagée.

Le second s’attache à la société française qui a commencé à montrer davantage d’intérêt à la société algérienne depuis, notamment la décennie 1990. Les forums, les publications en tous genres, les thèses, les colloques, les séminaires, les conférences, les émissions de tv, les films documentaires… se multiplient. En 2021 un important rapport France-Algérie. Les passions douloureuses, sorti sous forme d’un livre chez Albin Michel, 2021, sur les questions mémorielles relatives à la colonisation et la guerre d’Algérie, est rédigé par l’historien Benjamin Stora et remis au président de la République. Il a suscité de nombreuses réactions tant France qu’en Algérie. Mais son pendant, côté algérien, qui devait être produit par le directeur des archives d’Alger se fait toujours attendre.

Pour la célébration du 60eme anniversaire des Accords d’Évian en 2022, l’on a assisté en France  à la projection de nombre de films documentaires, à l’organisation de colloques, de conférences-débats, d’émissions de tv, de publication de livres et de parution de numéros spéciaux de revues, journaux… Des voix s’élèvent, à la suite du rapport cité plus haut, pour demander que les manuels scolaires accordent plus de place à l’histoire de la colonisation depuis 1830. Ce sont autant d’avancées qui méritent d’être relevées, mais d’autres initiatives en vue de mieux enseigner et faire connaître cette histoire, mal connue et mal assumée, à la société française sont souhaitables.

Tahar Khalfoune, universitaire

Renvois

[1]Charles-Robert Ageron, La signification politique des accords d’Evian, Les accords d’Evian en conjoncture et en longue durée, actes du colloque à l’université de Paris 8, les 19, 20, 21 mars 1992, sous la direction de René Gallissot, Casbah Editions et Karthala, 1997, p. 214.

[2]Victor Malo Selva, Reggane mon amour, Éditions Aden, Paris, août 2011.

[3]Rachid Benyelles, Dans les arcanes du pouvoir, Éditions Barzach, Alger, mai 2017, p. 119.

[4]https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/michel-debre-20-mars-1962

[5]Comment Hocine Aït Ahmed a pensé la révolution algérienne (1948), extraits du Rapport de 1948 publiés par le quotidien Al Watan du 29 et 30 décembre 2015.

[6]Gilbert Meynier, Le FLN/ALN dans la guerre d’indépendance : un monopole de la violence, in Histoire de l’Algérie à la période coloniale, de Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.), 2014, p. 535

[7]Saad Dahlab, Pour I ‘indépendance de l’Algérie, mission accomplie, Editions Dahlab, Alger 1990, p. 167.

[8]Gilbert Meynier, L’émir Khaled, « premier nationaliste algérien » ?, in Histoire de l’Algérie à la période coloniale, de Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.), 2014, pp. 438 à 442.

[9]Charles-Robert Ageron, La signification politique des accords d’Evian, Les accords d’Evian en conjoncture et en longue durée, actes du colloque à l’université de Paris 8, les 19, 20, 21 mars 1992, sous la direction de René Gallissot, Casbah Editions et Karthala, 1997, pp. 213-214.

 

Quitter la version mobile