Voici un roman comme une clameur, le cri de libération de l’accouchement après des années, voire des décennies de gestation. Il y a dans Les âmes invaincues, paru aux Éditions Tafat en 2021, de Yacine Hebbache l’écho retentissant des montagnes majestueuses du Babor, là où les âmes suppliciées de paysans essayent tant mal que bien de dompter les éléments et de dire le sens ; là où « les jours sont des naufrages sur la plage de la vie » et sont une manière singulière d’écrire l’espace-temps ; qui par son labeur, qui par son histoire, qui par son errance, qui par sa violence, qui simplement par sa présence ou son absence.
Il y a dans Les âmes invaincues de Yacine Hebbache l’écho retentissant des montagnes majestueuses du Babor, là où les âmes suppliciées de paysans essayent tant mal que bien de dompter les éléments et de dire le sens ; là où « les jours sont des naufrages sur la plage de la vie » et sont une manière singulière d’écrire l’espace-temps ; qui par son labeur, qui par son histoire, qui par son errance, qui par sa violence, qui simplement par sa présence ou son absence.
Ici, parmi les montagnes qui caressent de leurs cimes la voute céleste, l’honneur des hommes et des femmes se paye parfois chèrement. Et le poète, le souffle puissant, Selyan, tente de rapporter les siens et leur façon d’habiter la géographie et ses reliefs quand l’écriture est déjà subversion et que l’amour est une fissure dans l’espace uniforme de l’implacable rigueur.
Cyria, la muse, le poème solaire dans le déluge de la nuit, une femme d’une beauté éblouissante pour, à la manière de la célèbre Nedjma de Kateb Yacine, est l’épicentre du séisme sociétal pour dire le double viol de la femme en même temps que de la patrie, de la passion en même temps que de la raison. Sur une terre comme un champ des mines antipersonnel de l’impensé, le voleur de feu piste l’incicatrisable blessure :
«Est-ce possible, cette abominable cruauté ? ―Eh oui, Selyan ! Et j’en ai mal au cœur ! Puisque le criminel n’est jamais puni ! Depuis ce jour-là, le souvenir de cette besogne « animalitaire » grossit mon ennui, engraisse ma tourmente. Et cet acte coupable qui n’a rien d’humain emplit tout mon être de dégoût et de répugnance. L’affreux aspect de ma blessure grandissante offre à mon œil en étiage l’image de l’Horrible ; et comme sous l’effet d’une péritonite aigüe, ma douleur s’aigrit et devient plus effrayante.
Les gestes cruels, les regards lubriques, les fariboles de ce bréneux malfaiteur déchirent sans cesse les tissus de mon âme en détresse comme les javelots des vents déchirent le foc d’artimon d’un navire incertain, perdu et plein d’ivresse.
Depuis, ma vie oisive, ma vie martyrisée, ma vie errante traîne un intolérable fardeau de souffrances viriles, de peines aiguës, de blessures mal cicatrisées, toutes engendrées par le forfait du terroriste Mahdi Okba devenu chef célèbre à la tête d’un groupe de tueurs»
Le ton est donné pour une trame rocambolesque, pour rapporter les petits bonheurs de la vie qui éventent un tant soit peu le désert mortifère de l’homme, mais aussi les grands évènements, à l’instar de la génocidaire et noire décennie qui chamboule et redéfinit le sens et l’urgence. Pourtant, au milieu de la blessure partagée, quand l’Algérie est vouée à toutes les vilénies, des êtres d’honneur tentent de retisser la toile du rêve égaré, ravivant les mémoires salvatrices pour édifier un autre horizon.
Yacine Hebbache nous convie, nous tenant la main amicalement, mais fermement, et nous emmène d’une péripétie à une autre. On a froid et chaud, on a peur comme on est heureux quand, dans son enfance, il puise mille et un trésors : la mémoire fleurie d’un père dévoué et son héritage; les livres légués pour que la littérature et la philosophie deviennent une planche de salut ; une grand-mère meurtrie, mais qui peuple les longues nuits d’hiver de veillées enchanteresses ; une famille telle île de possible dans la mer des inimitiés…
Et la mère, la jeune belle veuve devient désormais le tout : la mère et l’ancêtre, le père et l’amie, la postérité et la référence, le port et l’estuaire : « Et quelle responsabilité ! Responsabilité de faire honneur à trois engagements primordiaux après avoir cumulé trois titres consécutifs et très lourds à porter : tout d’abord, titre et engagement de mère esseulée de quatre enfants qu’elle doit protéger dignement et élever virilement.
Ensuite, titre et engagement d’épouse détentrice de l’héritage à la fois matériel et moral que le défunt époux avait laissé, d’épouse impétrante des livres de son mari et du « sabre des ancêtres », l’arme et le manuscrit, qu’elle doit préserver, puis léguer à ses enfants. Et enfin, titre et engagement de jeune veuve livrée à son propre malheur et qui doit résister dignement aux expropriations permanentes du veuvage qui l’avait spolié des meilleures années de sa jeunesse. »
Les âmes invaincues, de la mère qui a élevé un temple de dignité parmi les cendres de la douleur à Cyria, la femme-déesse, violée, violentée et trahie, est une métaphore de l’Algérie ; le pays des fleuves détournés, des révolutions avortées et des tombes inventées et réinventées pour être ensuite sacralisées.
Banni par les siens, Mahdi Okba, Le violeur de Cyria, quand le nom renvoie déjà à la mémoire millénaire d’un viol sur lequel on a bâti un mensonge « sacré », pour fuir les représailles, se réfugie à Alger où il est enrôlé par les hordes islamistes.
Bientôt, il est hissé émir et est partout redouté quand sa jeune victime subit l’opprobre de la répudiation après que son mari a découvert que sa fleur et sa pudeur ont été déflorées. Puis des drames à n’en plus finir ; l’équilibre des âmes paisibles pour qui l’honneur est essentiel était rompu.
Le naufragé dans son ultime souffle, la femme-déesse, aimée et pourtant répudiée, repeuplant tout le rêve, lance à tous les échos sa sublime complainte dont se reconnaitront tous les naufragés de l’Algérie, les vivants sans doute, mais aussi les vivants, les partants comme les restants :
Je vous laisse sur ce tronc usé
La cendre de mes rêves
Le vent humide l’emportera
Et la mêlera au sable vanné
…
Et sur les lointains rivages un cadavre,
Moignon de chair verdâtre
Roulé dans l’écume, dans le sable
Comme une arête désossée
Après le rejet des hommes
Après le rejet des eaux,
Après le naufrage.
Et restera, humide et renversé,
Le vaisseau de mes illusions.
On ne peut lire Les âmes invaincues sans avoir dans un coin de la mémoire La colline oubliée de Mammeri, même si l’écriture de ce dernier est plus sobre, voire plus classique, quand celle de Yacine Hebbache est plus moderne, plus éclatée, plus hybride à bien des égards, car elle est parfois, voire souvent, à mi-chemin entre la poésie et la prose. Toutefois, si le village de Tasga avec ses premières subversions est le lieu de l’enchantement du roman de Mammeri, dans le texte, Les âmes invaincues, ce sont d’abord les livres qui enchantent, qui subvertissent, qui ouvrent sur le possible du dépassement de la rude condition des montagnards, du destin quasi-prédéterminé du pauvre et de l’orphelin.
Ainsi, l’éloge des livres, et non du Livre, traverse-il de bout en bout le roman. Les livres deviennent des personnages et distillent leur joliesse, leur justesse, leurs graines de dépassement, leurs rêves inexorables de libertés dans les cœurs pour que l’amour du poète amoureux qui porte en lui tant de livres et celui de la femme-déesse, minorée et réduite à n’être plus que le réceptacle de la douleur, s’élève au-dessus de la petitesse des hommes et aille son chemin de liberté, de subversion et d’audace.
«Tel un voyageur infatigable et curieux, je tenais un livre entre mes mains comme on prend un avion volant au gré des vents ou un navire flottant au gré d’une délectable navigation. Voyageur insatiable, je voyais, à travers la trame des histoires relatées et à travers les enchaînements de la grande Histoire, le destin des hommes et des femmes, l’émergence des sociétés nouvelles et le dépérissement des anciennes, l’accomplissement des révolutions et le déclenchement des autres plus grandes encore, la décadence des empires et la naissance des autres sur leurs ruines…»
Dans Les âmes invaincues, la Kabylie, ou Ait-Smail, ce petit coin de la Kabylie maritime, revendique son droit au monde, sa part dans le poème épique de l’homme, son explication totale du lieu où a eu le détournement d’une Algérie, la spoliation d’une patrie qui est la mère de tous, d’un rêve grandiose fait par Abane Ramdane, Matoub Lounes, Mouloud Feraoun…
Puissant, d’une écriture évoquant de splendides images, le texte romanesque rapporte la condition des hommes et des femmes victimes du présent et du passé, des mémoires et des idéologies, du temps et du lieu. Texte-poème, s’il en est, qui va au-delà des murailles de la pensée en même temps que celles de la géographie, afin d’ancrer la tribu dans l’humanité, de rattacher les êtres et les choses à la mer Méditerranée, pour extraire les lieux des idéologies mortifères et les situer du côté de l’ancêtre Juba, grand amoureux des arts, en même temps que celui des dieux méditerranéens qui peuplaient jadis le pays.
La lecture du roman de Yacine Hebbache est un voyage qui procure bonheur et nostalgie, amour et indignation, évasion et envie de dépassement. Quelquefois, les nuages sombres peinent à se dissiper; d’autres fois, dans la forêt des questions et du doute, un poème, une rencontre, un simple dialogue, une allégorie ou une petite description, devient une clairière, une prairie solaire où reprendre son souffle avant de reprendre la route surprenante parmi les mots et la tragédie recommencée, mais… « Seule l’itérative tragédie provoque la résurrection de nos ancêtres, et la reviviscence de notre atavisme n’est que l’expression d’une lutte millénaire féroce contre la barbarie des envahisseurs de tout acabit.
Avant-hier c’était le Romain, le Vandale, le Byzantin, l’Arabe, l’Espagnol, le Turc ; hier c’était le Français, le colon étranger, puis l’indigène qui a pris l’uniforme et le casque du colon délogé ; aujourd’hui c’est le Frère barbu, fils adultérin d’une idéologie surannée et d’un despotisme sordide, qui ne jurait que par le retour au dogme moyenâgeux, mais c’était toujours les pauvres gens de notre peuple qui subissaient les affres de la domination écrasante.»
Louenas Hassani