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« Les camps de regroupement en Algérie… » de Fabien Sacriste

Fabien Sacriste

La recherche fondamentale existe encore dans l’école historique française. Ce livre est un résumé et une extension d’une thèse, menée heureusement en 7 ans, dans la lignée des anciennes thèses d’Etat, soutenue à Toulouse en 2014, devant un jury relevé, sous la double direction de Jacques Cantier et de Guy Pervillé. 

Des notes fournies compensent l’économie d’une bibliographie succincte. La présentation des sources (dont celles de la Croix Rouge et fonds privés) permet de mesurer l’ampleur de la recherche sur ce nouvel espace de la guerre. Cartes et photographies aident à comprendre le drame vécu par plus de deux millions d’Algériens (soit 40% de la population du bled) arrachés à leurs villages. 

L’étude concerne plus de 2 300 camps de divers types, dont la moitié compte moins de 500 habitants, tandis que plus de 60% de la population regroupée vit dans des camps de plus de 1 000 personnes où femmes et enfants sont majoritaires. Et ce, au nom d’une « action psychologique », dans un contexte où les militaires dominent les autorités civiles, et où la francisation forcée  n’efface pas la précarité et la surmortalité de populations acculturées.

Le plan articulé en trois parties, chacune comprenant trois chapitres, canons de la recherche en histoire, traduit l’esprit de synthèse et la rigueur qui président à ce travail indispensable écrit dans un français châtié. 

Et foin, en introduction, des dérapages trop faciles quant aux différentes appellations de ces camps sordides qui ne sont pas, après la Seconde Guerre mondiale, des « camps de concentration ». Une réflexion historiographique, depuis le rapport Rocard de 1959, débouche sur l’action de l’Etat en Algérie, une action  fondée sur la  pratique de la  violence dont le déracinement des  paysans est le point d’orgue. 

Consacrée à la genèse du centre de regroupement comme instrument de « pacification », en 1954-1957, la première partie remonte à ses origines dans les Aurès, dès 1954. Dans cette région, le « repli » des populations, celle d’Arris notamment, est concomitant d’une série de bombardements. La militarisation précoce du Sud-Est algérien sous prétexte de « sous-administration » servira alors de paradigme aux autorités pour trouver une raison à l’insurrection. Depuis la circulaire du général Parlange, commandant civil et militaire des Aurès-Nememcha du 15 mai 1955, en ressort l’ignominie des représailles collectives, les « corvées de bois » et la mise en place précoce des « zones interdites » et les « regroupements volontaires ». En 1958, notamment encouragée par Maurice Papon, préfet de Constantine, la politique des regroupements est considérée comme la panacée de la guerre contre-révolutionnaire et étendue à toute l’Algérie.

La deuxième partie, « Les mille camps de « L’Algérie nouvelle », 1954-1959 », constitue le cœur de cette recherche à partir d’une réflexion d’ensemble de la notion de « pacification » et de ses méthodes. Ce qui conduit à une synthèse pointue de la « morphologie » plurielle des camps.

La maîtrise de l’historien est ici manifeste : tous les paramètres sont pris en compte, dont la politisation de l’armée à la fin de la IVe République, le distinguo entre « transferts » et « migrations forcées », ou encore le peu d’autonomie des chefs de SAS qui pallient a minima les insuffisances des services administratifs. Justesse aussi du ton qui évite le manichéisme en rappelant qu’il y a eu aussi de l’autodéfense (610 villages en septembre 1958) et des « regroupements volontaires » dus aux exactions du FLN dont la violence constitue bien une arme de guerre.

A la suite de Mouloud Feraoun, l’auteur décrit les populations fuyant les affres de la guerre, y compris les massacres imputés au FLN. Bonnes remarques sur le regroupement des harkis et autres supplétifs afin de mieux surveiller leurs familles. Est décrite aussi la mise en place insidieuse de « zones interdites », ainsi que la destruction des « habitations indigènes », ce qui a conduit à l’exode (volontaire ou forcé) des populations vers la Tunisie, et dans une moindre mesure vers le Maroc (plus de 250 000 personnes en tout). C’est une des causes majeures de ce que Charles-Robert Ageron appelait « la clochardisation » du peuple algérien, notamment dans les bidonvilles.

Les camps sont aussi l’illustration d’une précarité généralisée, malgré les efforts de scolarisation ou la création de Sociétés agricoles de prévoyance (SAP). L’analyse de l’AMG (Assistance médicale gratuite) suit celle de l’insalubrité des camps et de leur surmortalité due, notamment, à une épidémie de rougeole touchant les jeunes enfants, par ailleurs soignés contre le trachome.

La dernière partie met en parallèle les contradictions entre le plan Challe, qui accentue les déplacements de population, et la politique des « Mille villages » chère à Paul Delouvrier. Le projet des « Mille villages » illustre la particularité de ces camps de regroupement en donnant à une pratique typiquement militaire un objectif de politique sociale, y compris dans l’instrumentalisation de la Croix Rouge.

L’aspect économique de l’application du plan de Constantine dans le domaine des camps est aussi analysé, ce qui permet l’évocation des SAS dites « nomades » si méconnues. S’ensuit l’étude des « dégroupements » accompagnant la fin de la guerre, dont la question brûlante des réfugiés de la Soummam et la création du Commissariat général aux actions d’urgence. Camps et bidonvilles sont bien le dernier legs de l’Etat colonial à l’Algérie indépendante. Cette dernière tente une politique de « retour au douar » qui tourne court ; l’essentiel des sites de regroupements dans les années 1960 perdure du fait de la ruine de l’écosystème agraire.

La conclusion générale témoigne d’un souffle puissant dans l’étude de l’univers concentrationnaire et dans la problématique des mouvements de population qui retranchent du corps social des individus jugés suspects ou indésirables.

En choisissant l’angle des rapports entre l’Etat colonial et la société rurale algérienne, tout en faisant référence à des exemples étrangers, notamment le cas du Kenya sous autorité britannique, Fabien Sacriste aide à comprendre la banalisation des camps comme instrument de gouvernement des hommes, et manifestation d’une violence massive et brutale. Cette mise en perspective du déracinement colonial place cette étude-modèle dans le long terme braudélien, propre à toute réflexion historique.

Jean-Charles Jauffret

Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), Presses de SciencesPo, février 2022, 340 p., 24 euros.

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