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Les déchirements douloureux de Jean El-Mouhouv Amrouche

REGARD

Les déchirements douloureux de Jean El-Mouhouv Amrouche

Ce fut à la veille de la guerre d’Algérie que Jean Amrouche accédait à la notoriété mondiale, avec sa traduction des « Chants berbères de Kabylie », précédés d’une préface qui reste, au côté de son essai sur Jugurtha, un chef-d’oeuvre.

En effet, après avoir exercé en tant que professeur de littérature française à Sousse, en Tunisie, Amrouche publiait en 1934, son premier recueil poétique « Cendres », bientôt suivi, en 1937, d’un autre intitulé « Etoile secrète ».

Mais, son nom ne grandit vraiment dans le gotha littéraire qu’après la Seconde Guerre mondiale, quand il a inventé un genre littéraire nouveau : l’interview radiophonique. André Gide, Paul Claudel, François Mauriac, Jean Giono et bien d’autres faisaient partie de ses invités.

Issue d’une famille kabyle qui appartenait à l’époque à une communauté de cinquante mille catholiques, immergés en milieu musulman, El Mouhouv Amrouche a vécu une existence partagée et douloureuse entre deux mondes « chrétien » et « musulman » « Français » et « Algérien » que sa mère Fathma Ait Mansour, avait auparavant dépeinte avec des mots durs dans son oeuvre « Histoire de ma vie ».

Une existence que l’on peut considérer comme le premier déchirement spirituel de l’écrivain. Cela ne l’a pas empêché, toutefois, de s’affirmer dans sa qualité d’Algérien à part entière. Ainsi écrit-il ce qui suit en 1956, en pleine guerre d’Algérie : « Mais je ne suis pas, je ne suis plus, et depuis longtemps partisan de l’assimilation. Pourquoi ?

La tragédie algérienne ne se joue pas pour moi sur une scène extérieure. Le champ de bataille est en moi : nulle parcelle de mon esprit et de mon âme qui n’appartienne à la fois aux deux camps qui s’entretuent. Je suis algérien, je crois être pleinement français. La France est l’esprit de mon âme, mais l’Algérie est l’âme de cet esprit. » (1)

Déchiré entre deux cultures, deux communautés, deux espaces civilisationnels, deux identités, deux univers, Jean El Mouhouv Amrouche n’a cessé d’affirmer sa singularité et son attachement à la terre de ses ancêtres berbères « imazighen » (les hommes libres).

Il est tel un galet « jalousement » accroché à son oued, à son fleuve, à sa rivière, malgré tous les vents contraires, malgré toutes les crues, malgré tous les aléas du temps. Un homme dont le destin est immanquablement lié à celui de sa communauté d’esprit, de coeur, de culture, de langue. (2)

Fathma, sa mère, n’écoutait-elle pas d’ailleurs, chaque soir, sur la terrasse de sa pauvre maison, lors de l’exil familial des Amrouche en Tunisie, les voix de quelques Marocains « chleuhs » qui, depuis les rues voisines, l’interpellent, l’accompagnent, la bercent par la prosodie des phonèmes, qui enlèvent tout sentiment de nostalgie en terre d’el-ghorva (exil), parce qu’elles parlent une langue proche de la sienne ? Elles parlent tamazight, la langue de l’Algérie, du Maghreb, de l’Afrique du Nord, de l’authenticité, des us et des coutumes, du patrimoine, de l’Algérianité, de Massinissa, de Jugurtha, de Juba II, de Ferhat Abbas, de Ben M’hidi, de Moufdi Zakaria et tant d’autres!

Et quand Jean parlait de sa mère, de cette voix « blanche et presque sans timbre, infiniment fragile et proche de la brisure » (l’expression est de Kateb Yacine), qui lui racontait ces « chants populaires de Kabylie » qu’il a recueillis et traduits, il disait, fasciné qu’elle en « fait usage comme d’un métier à tisser la laine, d’un mortier, d’un moulin à blé ou d’un berceau… C’est la voix de ma mère, me direz-vous, et il est naturel que j’en sois obsédé… C’est vrai, mais il y a autre chose : sur les longues portées de cette voix flotte une nostalgie infiniment lointaine, une lumière nocturne d’au-delà, la présence d’un pays intérieur dont la beauté ne se révèle que dans la mesure même où l’on sait ce qu’on l’a perdu… » (3)

D’une certaine manière, Jean El Mouhouv Amrouche se racontait en racontant sa mère et ce fut cette filiation maternelle du récit qui le rendait si fier de ce qu’il était, de ses origines, de ses racines, de sa patrie et surtout de cette mère, la sienne, « qui a eu l’incroyable courage de relater le combat que fut sa vie, cette longue épreuve d’éternelle exilée – bâtarde dans une société fondée sur la famille et l’honneur du clan, chrétienne en milieu musulman, « bougnoule » chez les religieuses, Algérienne à Tunis, Kabyle chez les Arabes, Arabe chez les Français, fière chez les humiliés. » (4)

Quel déchirement de ce fils amazigh d’Ighil Ali, cet éternel Jugurtha qui dit un jour « plutôt rompre que se plier », héritier d’un patrimoine maternel millénaire, en quête perpétuelle de ce qu’il est, de ce qu’il est devenu et de ce qu’il deviendra. Un poète qui, à l’image de son peuple, fut arraché à sa mère, à sa terre, à sa patrie, aux siens!

Il est clair qu’une fois la guerre d’indépendance déclenchée, Jean El Mouhouv Amrouche avait concentré tous ses efforts sur cette quête de la mère symbolique (la patrie algérienne), de l’entente, de la paix. Il n’a rien écrit qui pût contrecarrer cette vision de la paix et de l’émancipation de sa patrie blessée, l’Algérie.

Actif sur la scène littéraire, il a pris attache avec le milieu du livre, les intellectuels, la presse, les diplomates, les politiques, dont le général De Gaulle lui-même. Il a parlé, il a rapporté, il a déchiffré l’actualité avec une avidité mordante. Bref, il s’est auto-institué en tant qu’émissaire, aussi sûr de sa mission de paix que des douleurs de son peuple et de la compréhension des Français, de la crise algérienne.

Ce fut ce même Amrouche, poète universel, battant, résistant, humain, qui en 1945, juste après le massacre du Sétif et de Kherrata, a remis en cause, de manière claire et on ne peut plus radicale, l’indifférence française vis-à-vis du problème algérien : « Ce n’est pas à partir de l’émeute qu’il faut poser le problème, s’insurge-t-il, mais à partir de la répression. De la haine on aboutit au désespoir et si la France ignore les frontières des races, des couleurs et des religions, il n’en est pas de même pour les Français d’Algérie chez qui le racisme constitue plus qu’une doctrine : un instinct, une conviction enracinée. (5)

Aussi visionnaire que prophétique, Jean Amrouche n’a-t-il pas prévu là la naissance de l’OAS et des partisans haineux, revanchards et jusqu’au-boutistes de l’Algérie française? Décidément oui! Hélas, comme l’écrit bien Jean Lacouture, « au moment même où il touchait au but de sa vie, la réconciliation entre la France et l’Algérie reconnue dans sa différence et sa vérité, Jean Amrouche est mort, le 17 avril 1962. » Ainsi, s’ajoute une dernière déchirure à l’âme du poète unique et rebelle.

Kamal Guerroua

Notes de renvoi

1. Jean Amrouche, « Quelques raisons de la révolte algérienne », Economie et humanisme, Mars-Avril 1956.

2. Voir mon livre « Hymne à l’espérance», L’Harmattan, 2017, et les descriptions de cette « minorité du silence » à laquelle appartient Jean Amrouche, partant du fait qu’il a hérité de « la société orale » berbère ancienne.

3. Jean Lacouture, « Voix du Maghreb, Cette figue de barbarie la famille Amrouche», , Le Monde, 24 Août 1968

4. Idem

5. Jean Amrouche, « La France d’Europe et la France d’Afrique », le Figaro, 1945.

5. Jean Lacouture, « Jean Amrouche, le Kabyle», Le Monde, 21 avril 1972.

 

Auteur
Kamal Guerroua

 




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