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Les doigts brisés du poète à Bagdad

REGARD

Les doigts brisés du poète à Bagdad

Bagdad est en ruines, ses hommes aussi. Les rues sont vides, les voitures rares. Partout, des soldats, masqués,  lourdement armés. 

Tout l’Irak a pris, à pied, le chemin de Karbala pour pleurer la mort de Hussein, fils de l’Imam Ali, mort dans une bataille le 10 octobre 680. Il y a de cela 1339 années. 

C’est le plus grand pèlerinage au monde, il attire, aux dires des autorités irakiennes,  plus de 15 millions de personnes. Beaucoup font le chemin à pied, et parcourent plus de 500 kilomètres pour rejoindre le Mausolée de Hussein à Karbala. 

Chez les Arabes, le passé tient lieu d’avenir. 

Il fait très chaud. Les eaux du  Tigre, le fleuve, baissent à vue d’œil.

De «l’âge d’or» de Bagdad,  les années soixante, il ne subsiste que les statues en bronze des héros des Mille et une nuits qui ornent les grandes places de la ville. 

Dans un paysage d’apocalypse, Shahrazade, imperturbable, les mains en l’air,  déroule son histoire, face à Chahrayar, allongé, dans une langoureuse posture, et, lui aussi,  insensible au désastre alentour. 

Depuis sa fondation, «la Cité de la paix» n’a connu que des catastrophes : Rasée par les Mongols, défigurée par la dictature de Saddam ;  dévastée, sciemment, par les Américains, Bagdad est aujourd’hui aux mains d’un régime religieux, chiite, dont l’armée, chiite tire à balles réelles sur les jeunes chiites quand ils manifestent pour dire qu’ils ont en marre d’être chiites et qu’ils veulent juste devenir des hommes libres. 

Dans ce calamiteux monde arabe, en charpie, les hommes n’ont de choix qu’entre la caserne ou la mosquée, les militaires ou les imams. 

Je découvre Bagdad grâce à mon ami Chawki Abdelamir, poète irakien, qui a longtemps été exilé à Paris. 

L’avenue Nuwas, qui était jadis l’artère des nuits folles de Bagdad, tombe en poussière. 

Nous nous arrêtons pour saluer Abu Nuwas, le poète dont la statue trône à proximité du Tigre.

Nuwas est cet immense poète né en 747 et mort en 815 à Bagdad. 

Son œuvre poétique, d’une rare audace érotique, bachique et satirique, sans égale, à rebours de toute pudibonderie dévote, lui a valu d’être considéré comme le plus grand poète de son époque.

Subversifs, les vers cinglants d’Abû Nuwâs sont d’une gaieté féroce :

«Dis-moi : «voilà du vin !», en me versant à boire.

Mais surtout, que ce soit en public et notoire.

Ce n’est qu’à jeun que je sens que j’ai tort.

Je n’ai gagné qu’en étant ivre-mort.

Proclame haut le nom de celui que tu aimes,

car il n’est rien de bon dans les plaisirs cachés.»

Nuwas a  chanté l’amour des garçons alors qu’il était poète de la Cour : 

«J’ai quitté les filles pour les garçons

et, pour le vin vieux, j’ai laissé l’eau claire.

Loin du droit chemin, j’ai pris sans façon

celui du péché, car je le préfère.

J’ai coupé les rênes et sans remords

j’ai enlevé la bride avec le mors.»

Des inconnus ont brisé les doigts de Nuwas, sûrement pour le punir de sa liberté. 

La municipalité de Bagdad a érigé, face à la statue du poète, une stèle, en fer, haute de deux mètres, reprenant un poème écrit par Nuwas à la fin de sa vie et confessant à Dieu qu’il n’a péché avec excès que parce qu’il savait la clémence de Dieu infinie ! 

Même dans la République Islamique d’Iran, on continue à célébrer avec fierté  les poètes Hafez et Saadi, dont les mausolées à Chiraz attirent chaque jour des milliers de pèlerins de la poésie érotique et bachique venus de tout le pays. 

Pour un poète arabe, il vaut mieux vivre et écrire au neuvième siècle qu’au vingt et unième. 

PS : Les poésies  bachiques et libertines d’Abu Nuwas sont disponibles dans une belle traduction de Vincent Monteil : «Le vent, le vent, la vie», Babel, Actes-Sud. 

Bagdad, octobre 2019

Auteur
Mohamed Kacimi

 




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