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Les exils et déchirements intérieurs du peintre-poète Kamel Yahiaoui

D’emblée sensible à l’œuvre épidermique de Kamel Yahiaoui, le commissaire Jean- Louis Pradel, fondateur et rédacteur en chef de l’ex-magazine Opus İnternational, sélectionnera à l’occasion de sa monstration Voyages d’artistes, Algérie 03 quatre médiums (Les Chercheurs de jour, Ma mère, La Valise et Peinture/tenture) exhibant déjà, entre toile, sculpture et installation, la présence éclectique du peintre-poète décédé le lundi 31 juillet 2023.

Deux décennies plus tôt, soit lors de la « Saison culturelle » réservée en France à l’Algérie, l’enfant de La Casbah d’Alger affichait donc, à l’Espace Electra (Fondation EDF), l’éventail créateur qui, tout en apportant du souffle et souffre à ladite exposition, éclairait parallèlement un vaste événement diplomatico-protocolaire jusque-là sans réelle envergure plastique.

Si le professionnalisme et l’œil affuté du critique d’art-curateur garantissaient une cohérence au rendez-vous parisien de l’automne 2003, permirent à Samta Benyahia, Zineb Sedira, Nadia Benbouta, Kader Attia, Rachid Koraïchi, Mustapha Sedjal, Ammar Bouras, Zoubir Hellal ou Yazid Oulab de performer l’étendue d’un manifeste talent, celui de Kamel Yahiaoui emportait alors les regardeurs au cœur des zones de récupération d’objets en tout genre, leur fera les années suivantes entendre, au détour de quelques autres croisements de matériaux reconvertis, les tonalités gutturales d’El Hadj M’hamed El Anka et Matoub Lounès, accents auxquels se mêleront parfois les partitions mélancoliques de Djamel Allam et Lounis Aït Menguellet. Le Fouineur-troubadour Kamel extirpait en divers lieux les devenues perles rares d’une production suffisamment abondante pour inonder les cimaises de plusieurs musée d’art moderne et/ou contemporain.

Fermé depuis octobre 2019, celui d’Alger (connu sous l’acronyme MAMA) a, comme avec les ignorés Denis Martinez, Larbi Arezki et Ali Kichou, fait l’impasse sur un arpenteur urbain à classer au rang des néo-réalistes tactiles de l’ici et maintenant, des dénicheurs en mesure d’orchestrer la trace mnésique des errances, exodes et émigrations, de mettre en sonorités dénonciatrices ou touches diaprées les bannissements et expatriations, cela toujours au bénéfice de la délivrance des maux et mots.

Appartenant souvent au temporel des dérives ou perditions nocturnes, ces derniers viendront remplir le « par-chemin » de maintes déambulations graphiques, réinitialiseront l’interface de la Grande histoire, entreront en dissidence scripturale pour reléguer au second plan la claustration des sentiments et ainsi mieux marquer du sceau cognitif la page blanche du souvenir réparateur.

Viscéralement tourmenté par les injustices criantes du monde, ou de l’environnement proche, Kamel Yahiaoui a, sa vie durant, su afficher leur dureté crue et factuelle tout en cherchant à les adoucir via des visuels où chaque ombre-silhouette semble rappeler la mauvaise conscience de l’homme, la nécessité de se racheter une conduite plus saine et harmonieuse. Les corps filiformes de l’artiste kabyle ponctuent l’itinéraire corrosif de la rédemption, et tels les marcheurs d’Alberto Giacometti, ils suivent les étapes existentialistes du salut de manière à ne pas finir au fond du cachot dans lequel le graveur Abdelouahab Mokrani enfermait l’Être-là, au risque de le mettre définitivement au ban des perpétuels exclus. Kamel Yahiaoui offrait quant à lui toujours une porte de sortie salvatrice à la condition humaine.

Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture

P. S.: Pour ceux qui souhaitent se recueillir, la dépouille mortelle de Kamel Yahiaoui sera visible jeudi 3 août (à partir de 09 heures à l’hôpital Tenon de Paris (XXe arrondissement). Elle sera ensuite rapatriée en Algérie pour rejoindre sa dernière demeure.

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