Mercredi 12 décembre 2018
Les larmes cachées des sondes Voyager
On vient de nous annoncer cette semaine que les sondes Voyager 1 et 2, lancées dans ma jeunesse il y a quarante et un ans, quittent les confins du système solaire et sont désormais dans la zone interstellaire.
Elles n’ont certainement pas regardé en arrière, les deux jumelles, car elles voulaient cacher leurs larmes. Plus jamais elles ne reviendront. C’est notre vie qui s’en va avec celles qui foncent vers un « ailleurs » comme nous l’avions fait avant elles.
Elles ne se sont jamais arrêtées dans leur course à vitesse folle à travers l’espace. La Terre devint très rapidement un tout petit point pour elles avant de disparaître dans l’abîme du temps et de l’imperceptible. Malgré tout, nous étions habitués à ce qu’elles nous envoient, de temps en temps, quelques cartes postales lorsqu’elles approchèrent des grandes planètes du système solaire.
Puis, immédiatement après, plus de nouvelles car elles préservaient leur intimité en n’acceptant le contact qu’avec les quelques spécialistes qui la suivaient dans leur périple gigantesque. Nous avions à peine le temps de les oublier que voilà la planète entière de nouveau réveillée à leur souvenir lorsqu’une nouvelle étape était franchie.
De plus en plus loin, de plus en plus rarement, nous nous doutions qu’un jour elles sortiraient du monde qui nous est connu. Voilà que le moment est arrivé, les deux sœurs jumelles sont définitivement sorties de ce qui pouvait encore être palpable et concevable par nos esprits, le système solaire.
Je ne peux m’empêcher de faire un lien entre cette épopée et notre génération de jeunes hommes dans les années soixante-dix. Les sondes Voyager sont pour nous un repère et la continuité d’un rêve qui semble entrer aujourd’hui dans un crépuscule où elles viennent de pénétrer, en même temps que nous, pourtant séparément.
Ce crépuscule, chacun l’aura compris, n’est ni le lointain astronomique pour elles ni le crépuscule de l’âge pour nous. Il s’agit en fait d’une distance humaine, de celles qui séparent les êtres et les objets familiers d’une distance irrattrapable, définitive et sans retour.
L’aventure avait commencé bien avant leur naissance car dès la seconde moitié des années soixante, nous avions les oreilles collées à nos transistors (celui des adultes plutôt) pour rêver avec le monde dans sa conquête spatiale. Le crépitement d’une voix lointaine, dans cette sonorité unique des ondes longues identifiées par le nom de GO sur notre petit poste de radio. La voix « métallique » était extraordinaire, surtout dans la pénombre du soir, car c’était un moment favorable pour la bonne transmission des ondes ainsi que l’horaire en concordance avec la vie de ce pays lointain qui était pour nous inaccessible en ces années.
« Bonjour Paris, ici le centre de contrôle de Houston ! » ou « Ici, le Cap Canaveral… » disait cette voix rocailleuse et perdue à travers les milliers de kilomètres qui nous séparaient. Elle nous avait raconté cette folle aventure, depuis le programme Gemini jusqu’à l’inoubliable aventure d’Apollo.
C’est ainsi qu’un certain juillet 1969, lorsque la torpeur des soulèvements de la jeunesse à travers les universités du monde nous habitait encore, ce fut ce moment où une autre voix lointaine, crépitante et en anglais, annonçait au monde « Houston, ici la Mer de la tranquillité ». L’Homme venait de se poser sur la Lune. Aussitôt après, « un petit pas de l’Homme, un grand pas de l’humanité » nous avait dit Neil Armstrong qui venait de graver dans l’histoire des paroles à jamais témoins de la nouvelle ère de l’Humanité.
C’est ainsi que l’être humain fut frénétique dans son envie d’aller plus haut, plus loin et plus vite. Galvanisé par les progrès fulgurants de la science et de la technologie, il voulut recréer le mythe d’Ulysse, cet irrésistible pulsion de s’aventurer dans l’inconnu et explorer le lointain, cette fois-ci, dans l’espace infini.
Les deux sondes, parties à intervalle de quelques jours en 1977, étaient porteuses de cet espoir immense en la science, la fraternité et la capacité de l’Homme à se surpasser. Comme bagages, on avait gravé un certain nombre de sons, de schémas et surtout, la représentation d’un homme et d’une femme, main dans la main, pour une éventuelle communication avec des hypothétiques civilisations de l’au-delà. Le message fraternel de paix était fort.
Les deux sondes étaient donc parties à un moment où on pensait avoir détruit le mythe de la guerre après le drame du Vietnam, où l’égalité des genres humains et des classes sociales étaient réaffirmées avec force. Elles sont parties avec la chanson d’espoir de John Lennon et ne sauront jamais qu’il fut assassiné par le retour d’une part monstrueuse de l’humanité.
Elles ne sauront jamais que ce vieux rêve d’égalité des sexes allait se fracasser, que les doctrines les plus meurtrières allaient se réveiller de nouveau. Elles ignorent qu’un certain virus nommé VIH, quelques années plus tard, allait rappeler au monde que l’humanité n’avait pas encore définitivement réussi dans son combat pour la vie.
Comme je l’ai dit mille fois sur les réseaux sociaux et quelques publication dans les journaux, si vous passez devant mes braves lions de la place d’armes, imperturbables témoins du temps qui passe, allez cette fois-ci leur raconter les larmes des deux sœurs. Ils la connaissent, cette histoire, car même si, fiers comme des Sphynx, ils regardaient fixement vers la caserne militaire, de l’autre côté de la place, leurs yeux s’égaraient dans le ciel pour rêver, dès la nuit tombante.
Il y a quelques jours, les deux petites sœurs n’ont pas regardé derrière elles pour cacher leurs larmes. Mais le monde ne saura jamais si elles se sont contactées d’un discret son électronique, pour bref partage, au moment du passage (théorique) de cette frontière invisible de non retour.
Moi, je le sais car je l’ai entendu.