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Les larmes, la culture de l’arme et le blocage institutionnel des États-Unis

Armes

Dans une longue histoire de vifs débats sur la liberté du commerce et du port des armes à feu, la liste des carnages dans les écoles, les universités et autres lieux publics par des forcenés s’allonge. Cette fois-ci, les Etats-Unis sont endeuillés par la mort de dix-neuf très jeunes enfants et deux de leurs professeurs. Pourquoi ce grand pays démocratique n’arrive pas à régler ce fléau qui ronge la société américaine depuis plus de deux siècles ?

Les partisans de l’abolition du droit libre de toutes contraintes évoquent les tueries, de plus en plus nombreuses et massives. Pour eux, il y a une corrélation évidente entre le libre commerce des armes, jusqu’à destination des plus jeunes, et les massacres à répétition qui plongent la société dans un gouffre de violence.

Les partisans du maintien du droit invoquent la liberté accordée par la constitution et argumentent par la responsabilité individuelle des citoyens qui se mettent hors la loi par le crime. Pour eux, il s’agit de déséquilibrés ou d’individus violents. Ce n’est pas l’arme qui est en cause mais la personne qui l’utilise.

C’est un cauchemar récurrent et de longue date, une fracture profonde entre les partisans de l’interdiction et ceux qui s’accrochent à l’argument de la liberté du port des armes, garantie par le second amendement de la constitution.

Appréhender cette question de notre point de vue rend impossible la compréhension d’une telle situation. Elle interroge sur l’irresponsabilité déconcertante d’un si grand pays démocratique à continuer à accepter une législation qui autorise la population à posséder des armes et, à fortiori, des armes de guerre.

Et surtout, pourquoi les partisans de l’interdiction n’arrivent pas à faire modifier la législation alors que 60 % des citoyens américains plébiscitent la fin légale de cette folie ?

Examinons chaque étape qui constitue un élément de compréhension dans ce vaste débat. Il ne sera pas question d’un traité de droit ou d’histoire, seulement d’une analyse simplifiée, mais sérieuse dans son exposé.

Le second amendement de Bill of Rights

Tout repose sur ce fameux second amendement de la constitution américaine, plus précisément dans le Bill of Rights qu’il faut traduire par « déclaration des droits » :

« Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit du peuple de détenir et de porter des armes ne doit pas être transgressé. »

À la première lecture, la compréhension de cet article ne semble faire aucun doute sur la légalité de détention et de port des armes par la loi suprême du pays.

Et c’est justement cela l’erreur car le débat juridique et judiciaire n’a jamais tranché à propos de la juste interprétation du second amendement. Nous y reviendrons dans le paragraphe suivant, il est indispensable d’expliquer auparavant ce qu’est le Bill of Rights.

La constitution américaine fut rédigée par les Pères fondateurs, à Philadelphie, un texte ratifié par les différents États (nous laisserons de côté l’exposé sur les rouages des institutions, notamment la relation entre les États et le Congrès).

Cette constitution est la première au monde dans les normes modernes que nous connaissons aujourd’hui. Elle fut directement inspirée du concept de la séparation des pouvoirs de Montesquieu. Mais il apparut immédiatement après la rédaction finale le besoin de corriger un oubli par la nécessité de rajouter des considérations sur les droits citoyens, inspirés par la déclaration révolutionnaire française des droits de l’Homme (même si beaucoup trouvent qu’il y a une parenté lointaine). Dix amendements ont donc été rajoutés dans un document portant le nom de Bill of Rights.

Ainsi, sous la présidence du Président Washington, le Bill of Rights fut publié en 1791. Pour simplification de l’explication, on va considérer le texte originel de la constitution comme celui qui définit les institutions et leurs mécanismes. Le Bill of Rights, comme le texte de la proclamation des droits des citoyens. Mais attention, c’est l’ensemble qui prend également le vocable de constitution américaine.

Il s’agit donc d’une présentation formelle différente de la constitution française qui introduit la déclaration des droits de l’Homme dans le préambule de la constitution. Le choix français est l’unicité du texte (le préambule indique cependant que la déclaration des droits de l’homme a valeur constitutionnelle mais ne présente pas les articles de ce texte).

Par la suite, c’est un débat grammatical qui perdure depuis plus de deux siècles aux Etats-Unis pour la bonne interprétation du second amendement. Une plaisanterie ? Absolument pas, nous allons l’expliquer.

Une question de virgule

Reprenons l’écriture du second amendement, « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit du peuple de détenir et de porter des armes ne doit pas être transgressé. »

On peut constater qu’il y a deux parties, deux propositions dit-on en grammaire, séparées par une virgule.

Dans la première partie, l’interprétation est assez claire, le droit de porter des armes est un droit collectif, celui de la milice[1]. Il s’agit d’une justification légale tout à fait habituelle en droit qu’on pourrait interpréter comme équivalente à la notion de « violence légitime de la force publique » dans le droit français.

Mais la complication vient de la seconde partie où l’interprétation penche plutôt pour un droit individuel autorisant chaque citoyen américain à détenir et porter librement une arme[2].

Le débat fut rude entre ces deux interprétations dont la conséquence en droit, on le comprend, est importante. Après de très nombreuses étapes judiciaires, en 2008 la Cour Suprême déclare dans un arrêt que la première partie n’est qu’un préliminaire qui annonce le droit individuel de la seconde, la principale proposition. La milice étant alors considérée comme une conséquence du droit individuel, elle représente la généralité qui est composée des individus.

Pourtant, depuis très longtemps des arguments contraires avaient été avancés dont l’un deux, assez convaincant. Les Pères fondateurs, dans leur culture classique auraient utilisé, par cette virgule, un langage inhabituel d’inspiration latine qui se traduirait par « Parce qu’une milice bien organisée est nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé ».

L’interprétation en est alors totalement inversée car introduite par « Par ce que » ou « du fait de », « en raison de », etc.., la première phrase devient la condition. C’est parce qu’une milice peut porter des armes que la conséquence de porter des armes en vient à exister pour les individus qui composent cette milice. Le second amendement signifierait alors un droit collectif.

Que le lecteur non averti des mécanismes du droit ne soit pas surpris, la jurisprudence des tribunaux est souvent l’art de l’interprétation des textes. Lorsque cette interprétation est validée par la plus haute juridiction d’un État, elle devient une source du droit.

Mais alors pourquoi le congrès américain ne modifie pas la constitution alors que 60% des citoyens sont favorables à l’interdiction ?

C’est à ce moment de l’interrogation que s’imposent les explications qui vont éclairer notre étonnement général sur l’idée de l’impossible législation pour stopper une dérive constante de la violence par les armes dans ce pays, devenue la première cause d’assassinats des moins de vingt ans.

Les deux premières explications seront considérées par le rédacteur de l’article comme insuffisantes pour convaincre.  C’est la troisième et dernière qui fonde son argumentation pour expliquer véritablement le blocage des institutions américaines à ce sujet.

La culture profonde des armes

L’explication sociologique de l’attachement presque religieux aux armes d’une bonne partie de la population américaine provient de l’histoire de ce pays-continent.

Alors que la Révolution française a immédiatement donné la primauté d’exercice de la sécurité et de la défense nationale aux institutions révolutionnaires, il en fut différemment aux Etats-Unis par sa culture et son choix fédéraliste, imposés par l’histoire et la géographie.

Il ne faut jamais oublier qu’il s’agit d’un véritable continent où l’autorité fédérale ne pouvait assurer la protection des localités lointaines. Dès le départ, la volonté des initiatives locales n’a pas eu d’autre choix que celui de la protection individuelle. L’ennemi, à cette époque, était non seulement la puissance colonisatrice du roi d’Angleterre, mais aussi la terreur des bandits locaux et, cela n’est pas négligeable, des bêtes sauvages présentes dans ces contrées non encore entièrement défrichées et sécurisées.

Par ces causes s’est développée progressivement une constante méfiance des Etats envers un pouvoir très lointain, celui de Washington. Il était considéré comme incapable de les défendre et trop corrompu pour qu’il puisse avoir une moralité suffisante qui rassure les populations de ces États.

L’immensité du territoire, la guerre d’indépendance comme la guerre civile marquent donc profondément cette « culture des armes » de leurs empreintes.

Elle s’est renforcée par le caractère libéral de la doctrine américaine. Au XVIIIème siècle, la notion de doctrine libérale n’avait pas encore la signification restrictive qu’elle a aujourd’hui, c’est-à-dire au sens économique. Le libéralisme politique originel se fonde sur la notion de liberté des citoyens envers un Etat, toujours considéré comme intrusif.

Tout à fait naturellement, c’est la droite américaine, puritaine et soucieuse des libertés individuelles face à l’Etat fédéral, qui va soutenir férocement, encore aujourd’hui, l’interprétation du droit individuel du second amendement.

Cependant, la réponse par l’argument historique de la culture, aussi puissante et réelle soit-elle, n’est pourtant pas suffisante. Car on pourrait rétorquer qu’il suffirait de légiférer dans le sens de la majorité populaire, aujourd’hui très favorable à l’interdiction. Pourquoi la majorité, dans un pays réellement démocratique n’arrive pas à changer un état de fait qui l’horrifie ?

Certes la culture historique compte, surtout dans les Etats du Sud, encore très conservateurs. Mais en plus de deux siècles, c’est inconcevable que ce pays développé, le plus puissant au monde, avec une infrastructure routière, ferroviaire et aérienne ainsi qu’un réseau de communication dont la modernité ne font aucun doute, ajouté à un niveau d’instruction très élevé et des Universités les plus prestigieuses, en soit à revendiquer ce qui justifiait le port des armes au XVIIIème siècle.

Il y a donc d’autres explications, examinons la seconde qui vient immédiatement à l’esprit du public et des médias. (A suivre)

Sid Lakhdar Boumediene, enseignant

Notes

[1] Aux Etats-Unis, les milices sont des forces de police ou des forces supplétives de l’armée. À ne pas confondre avec les mouvements activistes d’extrême droite, comme celui des suprémacistes (dont la revendication est le pouvoir aux blancs).

[2] Le lecteur comprend que le droit de détenir et celui de porter une arme ainsi que son utilisation peuvent avoir des limites juridiques différentes. Aux Etats-Unis, les deux premiers sont confondus dans le second amendement.

Les larmes, la culture de l’arme et le blocage institutionnel des États-Unis (2)

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