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Les mardis « gras » de Gaïd Salah

DECRYPTAGE

Les mardis « gras » de Gaïd Salah

C’eût été Mardi Gras, tous les excès auraient été permis : réjouissances, défoulements, quartiers de viandes grasses des jours charnels,  carnavals avant le jeûne, l’abstinence et l’ascétisme. Pourtant les mardis oratoires de Gaïd Salah, ont du même « gras » et du « carnaval » au sens païen des termes.

Les discours du mardi du général-major Ahmed Gaïd Salah ont du « gras » dont la consistance évoque celle de la graisse, écrits sur du papier gras, en caractère gras et lus d’une voix grasse, avec des sons pâteux, peu clairs. Et surtout, pour continuer sur cette polysémie, ils ont « du gras », « en parlant d’une pièce, d’une pierre de taille, avoir des dimensions trop fortes pour l’endroit qui lui est assigné » ( Larousse, 2003).

Quant au terme de « Carnaval » retenons la définition qui sied aux allocutions pamphlétaires non publiques, encasernées et relayées par les médias officiels : « Réjouissances auxquelles on se livre pendant le carnaval (bals, cortèges, mascarades) » et le déterminant « carnavalesque » qui l’évoque, signifiant « grotesque », « extravagant », proche de « grasses plaisanteries », frôlant l’obscénité : graveleux, grossier.  

Ces  définitions posées, voyons en quoi les manifestations verbales représentatives de l’idéologie du régime politique en place, tiennent de ce « gras » et de ce « festival ».

La série « grasse »  des deux discours qu’il a enchaînés  mardi 30 avril et mercredi 1er mai 2019 lors de sa « visite de travail et d’inspection » dans la 5e région militaire, fait feu de tout bois, un bois qui se veut « gras » autour de l’invitation à ce jour charnel, celui des réjouissances attendues des maîtres des céans, des viandes opulentes et relevées, de plats consistants autour desquels les convives dialoguistes palabrent, oublient leurs différends, scellent de nouvelles unions et promettent un avenir radieux à un pays « graisseux » : c’est l’appel désespéré au dialogue qualifié dans son discours de mercredi de « constructif », nourrissant, goinfrant, et donc « gras » comme s’il en existait un autre de « destructif », malfaisant, affamant, « maigre ».

Ces allusions gastronomiques rendent compte des appétits gargantuesques du système en place depuis l’indépendance du pays de ce type de « dialogue constructif » désignés par une expression populaire péjorative épicée « shab chwa » (les gens de grillades – on pourrait comprendre aussi ceux qui acceptent de « se griller » au sens de se compromettre en acceptant un dialogue autour des « grillades graisseuses »). Mais Gaïd Salah dont les appels insistants et désespérés, même « engagés devant Allah, le peuple et l’Histoire » au dialogue, relayant la voix « contrebasse » de son chef de l’Etat du 102 Abdelkader Bensalah, avoue son échec cuisant tel un roi dont les sujets même affamés refusent ses offrandes nourricières, ses viandes bien grasses, ne veulent que sa destitution.

Cet aveu d’échec de ses appels au dialogue réitérés depuis le début de la crise politique, le chef de l’état-major de l’ANP le traduit par un discours empreint de moralisme désuet qui ne renvoie à aucun fait réel probant de la crise politique : que des généralités démagogiques et, pourrait-on dire, carnavalesques. Des propos creux, insipides, amuseurs de galerie, d’un général de corps d’armée qui « discute le bout de gras » (qui bavarde un moment), inscrits qu’ils sont dans une crise aiguë  qui engage l’avenir d’un pays porté à bras le corps par une jeunesse qui lui signifie, chaque vendredi son « Dégage » ainsi que le système duquel et auquel il invite à ce dialogue trompeur, « gueule du loup » :

« Je me suis engagé devant Allah, le peuple et l’histoire, depuis le début des marches pacifiques, à œuvrer sans relâche et sans répit, à accompagner le peuple et les institutions de l’Etat, durant cette étape cruciale de l’histoire de notre pays. Je demeure entièrement convaincu qu’adopter le dialogue constructif avec les institutions de l’Etat, est l’unique moyen pour sortir de la crise, étant conscient que le dialogue est l’un des moyens les plus civilisés et les plus nobles dans les relations humaines et la voie la plus judicieuse pour présenter des propositions constructives, rapprocher les points de vue et atteindre un consensus autour des solutions disponibles… ».

Quelles sont ces « institutions de l’Etat » posées comme partenaires de ce « dialogue constructif » ? Un chef de l’Etat par intérim du 102, un chef de gouvernement survivant du règne finissant de Bouteflika, un alias président du conseil constitutionnel, des ministres des Affaires courantes, bref un appareil de pouvoir laissé effrité par le départ du porteur de quatre mandatures  dont l’ombre plane sur les traquenards inter et intra-claniques d’El Mouradia et de régions militaires dressées au pavlovisme idéologique d’un régime politico-militaire.

Dans ce discours aux propos oiseux, de ne pouvoir donner chair et graisse au dialogue, le vice-ministre de la Défense nationale transforme ce dialogue qu’il qualifie par la tautologie de « voie judicieuse » et de « l’un des moyens les plus civilisés et les plus nobles » en arme de subversion et de division des rangs des marches du mouvement de la dissidence citoyenne du 22 février car il appelle fermement, sans négociation possible au débarquement de tout le système, régime et pouvoir, noyau dur de la corruption érigée comme mode et gestion de la gouvernance du pays. Cela, Ahmed Gaïd Salah ne l’entend pas, ne veut pas l’entendre.

Son dialogue qui ne vise qu’à sauver en légitimant  en partenaire politique crédible un système mafieux et corrompu dans sa nature et ses rouages, en faillite, dépenaillé par le mouvement de la contestation, se mue, par défaut de convives assez niais et naïfs pour y croire, en propos divisionnistes par lesquels il cherche à provoquer des fractures dans les rangs du mouvement de la dissidence du 22 février, susciter des dissensions dans ses marches en créant des divergences des intérêts ou des opinions.

Le chef de l’Etat-major de l’ANP considère ainsi qu’autour de ses festins aux viandes bien grasses dont se réjouit la majorité des convives venus de toutes les régions du pays acclamant ses méchouis,   il n’y a que « certaines parties » qui rejettent l’abondance frugale du grand méchoui.

Cet art grossier et carnavalesque de vouloir semer la scission dans les rangs serrés et déterminés de la contestation citoyenne relève également de cette pauvre rhétorique des mardis « gras » d’un Général de Corps d’armée désemparé, aux abois, semeur de troubles, de haines et de violences, diviseur des Algériens qui lui répondent par une vision d’Algérie unie dans la diversité, revendicative par son pacifisme, déterminée face à sa seule et unique exigence politique : le départ immédiat, sans dialogue possible du système en place. Ce à quoi, le Général de Corps d’armée rétorque avec arrogance, le propos menaçant : « L’ensemble des dispositions jusque-là prises a suscité un consensus national que nous avons perçu à travers les slogans scandés lors des marches à travers différentes wilayas du pays, à l’exception de certaines parties qui rejettent toutes les initiatives proposées, et œuvrent à semer les graines de la discorde en conformité avec leurs intérêts étroits et ceux de leurs commanditaires.

Les intentions malveillantes de ces parties ont été démasquées et dénoncées par les différentes franges du peuple, qui ont fait preuve d’une conscience nationale exceptionnelle et authentique, dans la mesure où elles ont rejeté leurs thèses visant à porter atteinte à la crédibilité et aux efforts des institutions de l’Etat à dégager et trouver des sorties de crises pacifiques.

En conséquence, il y a lieu de s’armer de prudence pour ne pas tomber dans le piège visant à perturber les manifestations pacifiques et les dévier de leur objectif par des agissements hostiles à la patrie, à son intégrité territoriale ainsi qu’à exploiter ces manifestations afin de porter atteinte à la sécurité nationale du pays et mettre en danger son unité nationale…».

Si l’on suit la logique absurde de Gaïd Salah, pourquoi alors appeler au dialogue un mouvement dont les marches couvent, protègent et présentent des dangers pour la sécurité nationale et donc fragiliser davantage ces « institutions de l’Etat » déjà moribondes ?

De ne pouvoir, au fil de ses discours creux et dont il faut à chaque fois « graisser » la mécanique des mots rouillés par une corruption sémantique vieille de plus d’un demi-siècle de « bovarysme » outrancier, débarrasser le plancher et partir au moins dignement après « un demi-siècle de servitudes » au système, il persiste dans ses basses et «grasses » besognes en signifiant, par ses fidélités à toute épreuve au système, son mépris aux Algériens, aux millions d’Algériens qui composent la structure pérenne du mouvement de la dissidence citoyenne du 22 février.

La veille, mardi 30 avril, de ses casernes et du système cramponné aux institutions fantomatiques, qui remplissent le « vide constitutionnel » provoqué par le refus du système de dégager, de disparaître et laisser  aux forces du mouvement de la dissidence gérer la crise politique hors de toute l’architecture idéologique et militaire du Système dont la corruption est le noyau dur, l’os, non pas les bouts de graisse, le chef de l’Etat-major fait mijoter, une fois de plus, les grandes marmites des festins promis par la Justice « accélérée » par ses soins.

Cette fois, celui qui prétend être le restituteur des richesses dilapidées et de l’argent volé au peuple, aiguise tous les appétits des convives désargentés qui font la queue-leu-leu devant les étals de viandes bien grasses car cette fois : le Général dit détenir non pas des morceaux mais des quartiers, voire des carcasses, à savoir de quels animaux car, à l’approche du ramadhan comme la foi est comme la loi du système, nombre d’ânes et d’ânons, les pauvres, ont été égorgés, dépecés, par une justice d’abattoirs, sur les seuils des mosquées comme offrandes au peuple ainsi désabusé ! Mais, si l’on prend pour argent comptant ses révélations sur ses immenses dossiers de corruptions qu’il dit détenir, cela veut dire que ces « plusieurs dossiers lourds de corruption » étaient dans les tiroirs du Système de cette corruption même, archivés, depuis des lustres, pas du tout considérés comme tels, mais conçus comme des passe-droits, des pouvoirs au-dessus des lois, de la constitution, des institutions, des privilèges du plus fort, de cette jungle d’un système qui fait de la corruption un mode de gouvernance.

Et, en ce moment, dans la débandade, pour sauver ce qui reste de « graisse » du système, pour donner au mouvement de la dissidence citoyenne un os à ronger, le Général « fabrique » ces dossiers de toutes pièces, sur pièces, à la découpe, dans les boucheries clandestines du pouvoir en attribuant au mouvement de la contestation citoyenne du 22 février la paternité de ce « souk » d’une justice « accélérée » : « Concernant la poursuite en justice de tous ceux impliqués dans le pillage du denier public et la dilapidation des richesses du pays, qui fait partie des principales revendications que le peuple a exprimé avec insistance, depuis le début de ses marches pacifiques, je voudrais indiquer que les services du Ministère de la Défense Nationale détiennent des informations avérées concernant plusieurs dossiers lourds de corruption, dont je me suis enquis personnellement, dévoilant des faits de spoliation des fonds publics avec des chiffres et des montants faramineux. Aussi et partant de notre souci profond de protéger l’économie nationale, les services de sécurité se sont chargés de mettre ces dossiers à la disposition de la justice pour les étudier et enquêter pour poursuivre tous ceux qui y sont impliqués… ».

Mais, l’aboutissement de cette insistance au dialogue mascarade, de ce coup d’accélérateur ou d’éventail donné à une Justice  de crise opportuniste, c’est l’échéance des élections présidentielles du 4 juillet prochain que le vice-ministre entend «accompagner » ; ce verbe « accompagner revient à maintes reprises dans ses deux discours comme un euphémisme qui ne peut cacher sa volonté d’imposer ce que ne peut cacher le « gras » de ses mardis, les langages pervertis du système qui, s’il venait à perdre sa poule aux œufs d’or, le scrutin présidentiel, pour s’octroyer un 5e mandat, alors, comme le fait son vice-ministre de la Défense nationale qui est aux premières lignes de l’offensive de ses roublardises, il retrouve ses origines de minotaure.

L’orateur des casernes, dont les allocutions retransmises par les médias officiels sont percées de tirs terrestres et célestes, d’engins militaires présentés comme de dernières générations dans la lutte antiterroriste, trahit dans le « gras » de ses discours devenus rituels des mardis, par la répétition, la redondance, le propos creux, sa hantise d’entendre cette voix ferme et résolue, vraie et franche qui tonne, chaque vendredi et qui scelle son sort et celui du système dont la survie le contraint au bavardage, disant, remâchant ses mots vides et dans ce « vide constitutionnel ».

«… Il nous incombe d’œuvrer à réunir les conditions idoines pour l’organisation des élections présidentielles le plutôt possible, du fait qu’elles constituent la solution idéale pour sortir de la crise, faire face à toutes les menaces et dangers qui guettent notre pays et déjouer les desseins hostiles visant à nous mener vers le vide constitutionnel et entraîner le pays dans les spirales de l’anarchie et la déstabilisation. Ce mécanisme constitutionnel permettra d’élire un président de la République ayant la légitimité et les prérogatives pour concrétiser le reste des revendications populaires légitimes et constitue la règle de base pour que notre pays reprenne le cours du développement et de l’édification… », a-t-il encore soutenu.  

Qui crée le vide constitutionnel si ce n’est ce refus obstiné d’un système moribond de « dégager », non pas de céder sa ou la place (tout ce qu’il a touché est corrompu) mais de laisser à une génération hardie dans ses ambitions politiques, culturelles et identitaires d’inventer une autre Algérie…
 

Auteur
Rachid Mokhtari, écrivain journaliste

 




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