«J’étais un garçon docile, jamais un mot plus haut que l’autre, jamais un geste déplacé. »
Nous allons, dans la présente, tenter une lecture du dernier roman de Yasmina Khadra, Les Vertueux. Cette approche ne diminue en rien la qualité du livre et ne remet pas en cause le talent de conteur de l’auteur.
Loin de l’encensement des médias qui nous inciteraient à consommer ce bien culturel, et loin de nos officiels qui comprendraient une atteinte à un porte-drapeau de notre culture nationale. Notre souhait, dans cette humble contribution, est de suggérer des portes d’entrée à ce texte.
Nous sommes tenus à la rigueur de l’objectivité, bien que l’exercice soit difficile. Les sciences humaines ont les frontières poreuses et tendent à faire appel au vécu, à la vision du monde de l’opérant. Osons lire ce texte. Et soyez indulgents, lecteurs, pour nos insuffisances et nos partis pris.
Que mon commentaire soit beau et se déroule tel un long fil
Le personnage principal va passer de l’asservissement (vivant sur les terres de Gaid Brahim dans un état de dénuement total à un autre état d’asservissement encore plus accentué. Il sera envoyé au front, en cette première guerre mondiale, à la place du fils du Gaïd. A son retour, presque indemne physiquement, on lui vole son histoire et son passé de guerrier. Il racontera les différentes péripéties et aventures qu’il aura vues et vécues au front au fils du Gaid qui s’en imprégnera. Yacine Cheraga n’aura la vie sauve qu’une fois après avoir quitté définitivement les terres du notable.
On le pourchassa. On tenta de l’éliminer le soir même de son retour. Tel un gibier de potence, aucun répit de lui fut accordé.
Dans un geste de désespoir il eut la vie sauve : « Une fourche était plantée dans une botte de foin. Je la saisis au moment où Babaï me renversa. (…) Babaï grimaça de douleur, parut ne pas comprendre pourquoi il saignait abondamment. Il porta la main à la fourche, secoua le menton d’un air éberlué.
— Comment tu as fait ?
Je l’ignorais moi-même. »
Nous voyons bien notre actant sujet se soustraire à l’affrontement. Il ne l’a pas provoqué. Il n’a pas cherché à changer l’état du monde dans lequel il vit, il nous invite sur un autre terrain, celui de la morale. Et il y excelle à merveille. En exposant son récit, le narrateur nous fait l’exposé de son expérience, de son vécu en tant que dominé du début à la fin. Domination physique, bien sûr.
Cependant, la morale qu’il évoque, la morale à laquelle il nous invite à adhérer puisque à la fin du récit, il pardonnera toute cette souffrance, tout ce qu’il a enduré en privation, en emprisonnement, en traque, et en misère, est une morale de faible.
« Je pense avoir atteint le palier qui me rapproche le plus du salut de mon âme. S’agit-il de la septième marche de l’arc-en-ciel dont parle Le Manuscrit des Anciens ? – le pardon ?… Sans doute. Depuis que j’ai choisi de pardonner, je ne frémis qu’aux choses qui apaisent le cœur et l’esprit.
Oui, j’ai tout pardonné.
Et c’est beaucoup mieux ainsi. »
Le narrateur démissionne de son élan. Il vivra tout au long du récit en mode du Subir; modalité imposée et régissante. La modalité du Subir fait que Yacine Cheraga réagit aux circonstances. Ce n’est pas lui qui provoque les événements. Et il n’est pas le Destinataire final de ses actions. Il n’est qu’un actant exécutant le programme narratif d’une instance supérieure à lui: la morale et la Vertu. S’il part guerroyer loin de sa terre natale, c’est pour une tierce personne qu’il le fait. Pour sa famille en premier lieu.
En second lieu, c’est sous l’ordre de Gaïd Brahim qu’il y participe. On lui a imposé une autre identité qu’il n’a pas usurpée.
Il est clair que si c’était sa volonté, il resterait dans son douar paisible et respectueux de l’état de choses.
Bousculé, trahi, envoyé comme chair à canon, traqué, rien n’y fait, notre personnage principal ne mordra pas à l’hameçon. Il traverse les contingences de la vie sans changer, sans transformation. Le narrateur, tel un vaisseau affronte les tempêtes de la mer vie mais demeure inébranlable dans son but et objectif. Retrouver une paix intérieure loin des tumultes de la vie.
Ainsi, ce monde qui n’est que guerre et recherche de domination, notre actant sujet s’en disjoint. Et c’est cela sa morale ou sa vertu.
Les Vertueux, au pluriel sont ces gueules cassées, ces hommes qui ont vécu des instants d’une grande intensité, l’ultime puisqu’ils y risquaient leurs vie. Ils se voient soudés pour la vie en honneur à ces instants où tout pouvaient basculer. Et Yacine en fait partie. Mais tout au long du récit, il n’initie aucune action en faveur d’un de ses anciens amis et camarades de fortune. Ce sont eux qui l’ont aidé à chercher ses parents. C’est l’un d’eux qui le sortira de prison.
Cette modalité du Subir nous donne presque l’impression que notre narrateur rejette le monde. Et vouloir s’attacher à une réalité au-delà des apparences, une réalité supérieure. Ou s’évanouissent les difficultés rencontrées, ou s’annihilent les oppositions et les confrontations. En quelque sorte un monde parfait. En se cachant derrière ce simulacre de vertu, notre héros se retire du monde et ses turpitudes.
Son combat se mène sur un autre terrain. Le terrain des idées. Il est certes, de première abord, louable tout ce cérémonial, ces belles idées qui font chaud au cœur. Mais ces idées ne donnent pas à manger et n’aident pas à améliorer sa situation. Notre narrateur utilise la morale pour culpabiliser et accabler ceux qui s’opposent à lui.
Il les présente sous des traits négatifs sans chercher à nuancer ou trouver des circonstances atténuantes à leurs travers. Il les range dans le camp des méchants. C’est cette dualité qui gêne dans ce texte de Yasmina Khadra. Le monde serait coupé en deux, les méchants d’un côté et les bons de l’autre.
Ce combat entre le bien et le mal supposerait l’existence d’un arrière-monde ; supérieur et transcendant. Le monde des idées. Dans cet écosystème, c’est le monde où Allah serait celui qui trône au-dessus. Tout le référentiel islamique avec son au-delà, l’abnégation et le Paradis promis à ceux qui acceptent le monde tel qu’il se présente.
Accepter le mektoub, ce destin écrit et immuable. Ce qui gênerait dans cette morale, c’est son esprit mortifère. Son esprit de statu-quo et de rejet du monde tel que nous le connaissons ; monde de lutte pour la survie; monde de compétition. Notre narrateur, personnage principal se soustrait à la lutte, aux rapports de force puisqu’il part déjà en position de faible et de soumis. Issu d’un milieu défavorisé :
«Je venais d’une bourgade miteuse où les taudis étaient faits de torchis et de poutrelles moisies, avec des portes branlantes et des toits qui fuyaient pendant la saison des pluies. »
Il ne se hissera jamais à un autre niveau.
Les Vertueux, peut s’apparenter à L’Odyssée d’Homère. Ulysse, à la différence de Yacine Cheraga, va être initiateur d’actions aussi ingénieuses les unes que les autres. Il va sortir de l’antre du cyclope avec son équipage en s’accrochant aux ventres des brebis et béliers. Il va également déjouer les ruses des sirènes et des amazones.
Il va, après un long et périple voyage revenir auprès de sa bien-aimée Pénélope et retrouver son royaume d’Ithaque. Ulysse roi s’éloigne de son milieu et finira son voyage sans transformation conforté dans son statut de roi et de guerrier. Yacine Cheraga, après un événement perturbateur qui l’arrache à son milieu va aussi entamer un périple et long voyage. Mais, il ne reviendra pas à son milieu d’origine.
Il retrouvera un semblant d’équilibre, loin de chez lui. Dans une ville, il retrouve les siens par hasard. La similitude avec Ulysse peut se trouver dans la non-transformation. Yacine ne changera pas. Il restera tel qu’il est. Accroché à des idéaux.
Saïd Oukaci, Doctorant Sémiotique.