Depuis plusieurs décennies, l’analyse des dynamiques politiques et des stratégies adoptées par les régents d’Alger révèle un régime qui se soustrait à toute rationalité républicaine classique.
Une régence masquée
Plutôt que de fonctionner comme une république populaire conforme aux standards modernes d’un État démocratique, nous faisons face à une régence postcoloniale débridée, où l’autorité n’est ni soumise à un contrôle citoyen, ni guidée par la raison d’État, mais opère selon une logique patrimoniale et clientéliste.
Cette approche constitue une rupture épistémologique essentielle, permettant de saisir la nature profonde de ce régime et de le révéler comme un espace où l’État est privatisé par une élite.
Cette élite considère l'Algérie comme un domaine personnel, réduisant ses institutions à de simples instruments servant à préserver ses intérêts.
Une déconstruction systématique de cette construction étatique est indispensable pour comprendre les implications de la nature de ce régime sur le développement et l’émancipation du peuple algérien. Il est donc crucial de mettre en lumière les mécanismes par lesquels l’autorité actuelle neutralise toute perspective de citoyenneté active et participative.
Le mythe de la République algérienne : Un État qui fonctionne en dehors des normes républicaines
La notion même de « République algérienne » s’avère être une fiction politique soigneusement entretenue par l’élite dirigeante. En réalité, il s’agit d’une régence despotique, où les décisions fondamentales se prennent dans l’ombre, sous l’autorité d’un cercle restreint de décideurs.
Ces derniers ne se préoccupent pas de l’intérêt général, mais cherchent à garantir leurs privilèges, contournant le contrôle populaire et s’affranchissant des principes républicains véritables.
Si l’on considère les institutions algériennes — la présidence, le parlement, les assemblées locales, et les corps intermédiaires — il est difficile d’affirmer que celles-ci fonctionnent effectivement. La présidence est souvent incarnée par des figures faibles ou manipulées, réduites à de simples marionnettes symboliques.
Le parlement, quant à lui, n’est plus qu’une chambre d’enregistrement vidée de toute capacité d’agir de manière autonome. Le véritable pouvoir est concentré ailleurs, détenu par une élite militaro-bureaucratique qui gère les affaires de l’État dans une opacité totale, excluant toute forme de transparence ou de responsabilité envers la population.
La constitution : une norme dévoyée
La constitution algérienne, en principe le fondement normatif de l’État, a toujours été une simple formalité rituelle, régulièrement violée et amendée selon les intérêts des régents du moment. Ces amendements n’ont nullement pour objectif de structurer l’État selon des fondations solides, mais plutôt de renforcer des configurations qui servent le maintien au pouvoir des acteurs en place.
En conséquence, les institutions, bien que présentes formellement, sont dépouillées de leur substance, transformant la constitution en un texte sans effet contraignant.
Ce dysfonctionnement institutionnel crée un cercle vicieux qui nourrit la désillusion populaire, consolidant davantage le caractère arbitraire de l’exercice du pouvoir. La citoyenneté, dans ce contexte, n’est qu’une coquille vide : elle n’a ni force, ni légitimité, tant que les institutions ne garantissent pas un cadre de justice et d’égalité pour tous les citoyens.
La patrimonialisation de l’État : un modèle néopatrimonial postcolonial
Pour comprendre la nature néopatrimoniale de l’État algérien, il est nécessaire de remonter à ses origines postcoloniales. L’indépendance de 1962 n’a pas abouti à l’émergence d’une république populaire fondée sur les valeurs de justice sociale et d’inclusion, mais a permis la mise en place d’un système où une élite restreinte a accaparé les ressources et les leviers du pouvoir. Le résultat est un processus de patrimonialisation de l’État : celui-ci est devenu la propriété privée d’une oligarchie militaire et bureaucratique, traitant les institutions comme leur domaine, au détriment de l’intérêt collectif.
Ce processus patrimonial a pour effet de transformer l’État en une entité dysfonctionnelle. Les services publics ne parviennent plus à répondre aux besoins de la population, tandis que la corruption devient le principal mécanisme de distribution des privilèges.
Les institutions censées garantir le bien commun sont détournées au profit des intérêts privés, établissant une économie extractive fondée sur la rente des hydrocarbures, laquelle est accaparée et redistribuée, directement ou indirectement, en faveur de quelques privilégiés.
Les conséquences d’une patrimonialisation rampante : une crise systémique
L’incapacité de diversifier l’économie et d’enclencher un processus d’innovation productrice de valeur contribue à plonger l’Algérie dans une crise systémique. L’État reste dépendant des revenus des hydrocarbures, ce qui le rend vulnérable aux fluctuations des marchés internationaux.
Les infrastructures publiques se détériorent, la corruption gangrène chaque secteur de la vie publique, et les projets de développement se limitent souvent à des annonces spectaculaires sans suivi réel. Les jeunes, confrontés à l’absence de perspectives, choisissent de plus en plus la hargga comme seule issue.
Sur le plan social, le gouffre qui sépare le pouvoir du peuple ne cesse de s’élargir. La patrimonialisation de l’État a non seulement détruit le lien de confiance qui pouvait exister entre gouvernants et gouvernés, mais a également exacerbé un sentiment de trahison et d’abandon au sein de la population.
Les manifestations de colère populaire, telles qu’en 2019, ont mis en lumière cette fracture grandissante : les Algériens réclament un État qui leur appartienne véritablement, mais ils se heurtent systématiquement à la répression et à une absence totale d’écoute de la part des autorités.
Le « Hirak » a été une tentative collective de réappropriation de l’espace public et d’affirmation citoyenne. Cependant, face à un pouvoir sourd, le mouvement s’est mué en un momentané épisode de désillusion. Le système, bien qu’ayant montré une résilience remarquable mais en grande partie illusoire, s’est retranché derrière ses structures militaires et administratives, refusant obstinément toute concession. Incapable de formuler une offre politique minimale à destination de la société, il reste fragilisé par les soubresauts d’une implacable guerre de sérail. Son emprise sur le pays n’est désormais plus que sécuritaire et répressive.
Les fondements d’une refondation démocratique
Pour sortir de cet engrenage destructeur, une rupture fondamentale s’impose, reposant sur une refondation complète des institutions algériennes. Il est impératif de bâtir un véritable État démocratique, doté d’institutions indépendantes, solides et transparentes. Cela implique la séparation effective des pouvoirs et l’instauration de mécanismes de responsabilité permettant aux citoyens de contrôler les décisions publiques.
La justice, en particulier, doit être libérée de l’influence des régents. Elle doit fonctionner comme un véritable contre-pouvoir, capable de garantir le respect des droits individuels et de protéger les citoyens contre les abus. Les médias, eux aussi, doivent être refondés ; ils doivent être affranchis de toute emprise des régents actuels afin de jouer leur rôle de chevaliers de la démocratie, en assurant une information libre et équilibrée.
La citoyenneté algérienne doit être repensée sur la base de principes d’universalité, d’égalité et de justice. L’Algérie de demain doit être un État où chaque citoyen est traité sans discrimination de genre, d’origine, de religion ou de région. Cela implique également une réforme radicale du système éducatif, qui doit cesser d’être un instrument de reproduction de l’ordre établi et devenir un moteur d’émancipation intellectuelle et de participation citoyenne. L’éducation doit promouvoir la pensée critique, la tolérance et le respect des différences, autant de valeurs essentielles à la construction d’une société démocratique.
Vers une modernité enracinée dans l’histoire algérienne
La modernité algérienne ne peut être authentique que si elle est enracinée dans les réalités historiques, culturelles et anthropologiques du pays. L’Algérie possède une histoire marquée par des luttes pour la liberté, un patrimoine culturel diversifié, et des traditions séculaires qui peuvent servir de fondement à un État moderne et inclusif.
La modernité ne doit pas être importée, mais inventée à partir d’une synthèse des valeurs universelles et des particularités algériennes, en intégrant les aspirations de justice sociale et d’émancipation qui ont été au cœur de notre lutte de libération.
La refonte de l’État doit également s’accompagner d’un renouveau culturel. La culture, en tant que vecteur d’identité et de cohésion sociale, doit jouer un rôle central dans la reconstruction de l’Algérie. La promotion des arts, de la littérature, de la musique et de toutes les formes de créativité doit être encouragée pour fédérer les citoyens autour de valeurs communes et restaurer un sentiment d’appartenance collective. Cela implique une politique culturelle audacieuse, qui valorise la diversité et encourage les initiatives locales comme vecteurs d’expression et de transformation sociale.
Une Algérie à refonder : la nécessité d’un engagement citoyen
L’analyse de la situation algérienne montre clairement que le statu quo est intenable. L’État figé dans une régence despotique et patrimoniale ne peut mener qu’à l’impasse. Cependant, l’espoir d’une rupture moderne reste vivace, à condition qu’une dynamique de participation citoyenne soit enclenchée. La refondation de l’État ne pourra se réaliser que si les citoyens prennent activement part au processus, s’organisent et revendiquent leurs droits.
Re-bâtir un État démocratique, réinventer la citoyenneté, et réconcilier modernité et tradition : tels sont les défis qui attendent l’Algérie. Ces défis sont certes immenses, mais ils portent en eux la promesse d’une Algérie nouvelle, libérée des chaînes de la néopatrimonialisation, et fondée sur des valeurs de liberté, d’égalité, d’émancipation et de justice. Cette transformation exige une mobilisation de toutes les forces vives de la nation et un changement de paradigme profond.
L’avenir de l’Algérie se construira dans l’engagement actif et continu de ses citoyens. Nous sommes appelés à construire ensemble une république qui soit véritablement celle de tous les Algériens. La lutte pour l’Algérie démocratique est entre les mains de ceux qui refusent la passivité et choisissent de s’organiser, de résister, et de croire en la capacité de notre peuple à reprendre en main son destin collectif.
Mohand Bakir