Aujourd’hui, je me suis encore fait arracher une dent. C’est la troisième extraction de molaire en un mois. J’ai un mal de chien. La moitié de mon visage est engourdi, et le goût métallique du coton gorgé de sang me donne la nausée. La molaire d’aujourd’hui était tenace. Le dentiste a dû y passer plus d’une vingtaine de minutes. Un record !
Ali, le médecin de la prison, sait que je simule, mais ne veut pas m’empêcher d’y aller. Je crois qu’il a peur que je déconne. « C’est ça ou j’avale du détergent », que je lui ai dit.
J’ai compté vingt-six sorties possibles avec ce qu’il me reste de dents. Trois balades par mois. Cela me permettra de voir, vingt-six fois, le soleil du monde visible ! Dans mon monde, ce n’est qu’une rondelle, froide et timide, à qui je donne parfois rendez-vous, au zénith d’un jour d’été, dans un coin moisi de la cour de prison. Dehors, le soleil est sans gêne, vivant à l’année, dévergondé, nu et érotique. Il s’allonge sur toute la largeur du ciel, s’écrase sur un nuage, et me regarde, affalé sur son lit bleu d’horizon, filer vers la clinique dans un fourgon-cellulaire. Comme un dieu grec qui me porte un toast et me salue.
J’aime l’insouciance des gens libres. C’est presque outrancier à notre condition de mortel. Il est tellement bon de voir s’amuser les enfants ou se déhancher les femmes. La liberté a ses petites odeurs : celles d’un expresso qui fume, d’un pain chaud crépitant, des épices moulues ou d’une mandarine pelée. J’aime la désinvolture des odeurs de l’extérieur, et même les moins bonnes. Je n’aurais jamais cru chercher, un jour, la senteur noire des pots d’échappement. Je la respire volontiers, à plein poumons, à chacune de mes sorties. Elle est aussi jouissive que l’arôme d’un terreau mouillé, ou des marmites qui mijotent dans des maisons heureuses. La liberté a aussi ses bruits : ceux des oiseaux qui exultent, des chats qui miaulent à l’appel d’un marchand de sardines, ou des rires de copains autour d’un thé ou du domino.
Avec la langue, je recompte, parfois, mes dents. Au cas où j’en oublierais une, qui aurait poussé pendant la nuit, qui ferait sauter le verrou, sur vingt minutes de bonheur. La miséricorde d’Allah peut aussi se cacher dans la bouche décrépie d’un innocent !
Je tâte mes bras : mes muscles ont fondu. Je me déplace difficilement. J’ai mal aux os. L’humidité et le froid me rongent de l’intérieur. Mon dos me fait souffrir. Je dors mal. La lumière est livide. Ma vue a baissé. Je suis assiégé, à longueur de journée, de hurlements et de colères de fous. Je dépéris à vue d’œil. Je vieillis comme dans une machine à accélérer le temps. Je parle tout seul. Mes larmes coulent sans raison. Je n’en peux plus des lentilles. Le lavabo fuit. Les murs crasseux abritent une faune de blattes et des pince- oreilles. Les araignées érigent des villes en nylon. Les souris meurent d’ennui. Les rats de vieillesse. Les toilettes débordent… Mais tout cela, je ne le dirais jamais à Zakia.
Zakia ne m’a jamais quitté. Elle s’allonge chaque nuit à mes côtés, sur ce matelas sale, fait de ressorts et de poux. Chaque nuit, j’essaie de l’en empêcher. Mais Zakia ne m’écoute pas. Elle caresse tendrement, d’une main de soie, ce qu’il reste de cheveux sur ma tête émaciée. Elle me regarde avec tendresse, me chuchote des berceuses qui m’apaisent et m’endorment. Sa longue chevelure et la lumière dans ses yeux me laissent un cordage et un phare. Pour ne pas me perdre. Pour revenir vers elle. Pour ne pas succomber aux sirènes de la folie. Pour ne pas m’écraser sur les récifs du désespoir. Pour m’arrimer à ce qu’il reste d’humain en moi, à elle, à l’amour…
Zakia est belle, et son amour fait naître en moi un espoir rose, à chaque bruit sourd, d’un coup de Rangers prit dans le ventre. Et sa bouche me chante les plus belles mélodies, quand l’insulte et les crachats submergent mes tympans. Zakia est née avec mes sourires, et sera encore là, quand je n’aurais plus la même tête, ni mon grand rictus blanc.
Je ne vous ennui pas plus. Je vous laisse à vos priorités. Vaquer au plus urgent. Désolé d’avoir dérangé votre quiétude. Faites comme si je n’existais pas. Au fait, je n’existe vraiment pas. Dormez sur vos deux oreilles, braves gens. Et bonne année surtout !
Hebib Khelil