Je dois d’abord, M. le Président, me permettre de vous « tutoyer », car vous êtes un grand frère pour nous autres Algériens. Un grand frère pour qui les élégances de la langue ne sont qu’une forme d’hypocrisie nuisible à votre simplicité paysanne et à votre qualité d’homme populaire, prêt à l’écoute, la compréhension et la défense des siens.
Si je me suis permis cher Mohamed de t’écrire cette petite lettre, c’est pour te donner de nos nouvelles, même si, depuis ton douloureux départ dans l’au-delà, rien n’a pratiquement changé pour nous. Le pays stagne là où tu l’as laissé. Un colosse aux pieds d’argile qui, quoiqu’ayant évité de justesse, il y a trois ans, le naufrage de Titanic, revoit ses rêves de changement à la baisse.
Le peuple qui s’est soulevé comme un seul homme pour dégager ce fameux « Système », vieux des années soixante, a réussi le pari d’être pacifique, comme tu l’aurais si souvent souhaité, alors que ceux d’en haut, ont tenté avec tous les moyens possibles de le pousser à la violence et aux voies de faits.
Si le despote, sorti du clan honni que tu as combattu, a quitté la scène au bout de deux mois de mobilisation citoyenne inédite, il n’en reste pas moins que la garde prétorienne, éternelle faiseuse des rois, est revenu illico presto en force pour jouer les « mains propres », en sacrifiant des « fusibles » du régime de façade pour sauver l’arrière-boutique de la grande bête noire.
D’une manipulation à une autre, la contre-révolution a dynamité l’espérance du mouvement citoyen et il n’en reste aujourd’hui que presque des chimères. Cela nous rappelle étrangement, à nous tous, ton arrivée au pays en janvier 1992 quand tu nous as ramené sur les ailes de l’avion qui t’a embarqué du Maroc, le grand rêve du changement. Nous étions tous heureux qu’un révolutionnaire de ta trempe soit revenu de son long exil au bercail pour remettre le bateau à flots. Tu étais une sorte de Messie pour la jeunesse algérienne, lasse des promesses oiseuses des apparatchiks du FLN que tu as promis de remiser au musée de l’histoire.
Nous étions portés par ton grand rêve du rassemblement des forces démocratiques et de la chasse aux corrompus. Ce fut, malgré tous les soubresauts que traversait alors le pays, une époque bénie, où pour la première fois un président sillonnait la patrie de long en large pour parler à son peuple et s’enquérir de sa situation. Nous avions vu en toi l’homme charismatique, l’homme de parole, l’homme d’Etat, l’homme de la situation, capable de remettre les pendules à l’heure. Nous avions senti dans tes discours au ton franc de l’honnêteté, de la foi, de la droiture et surtout du volontarisme révolutionnaire.
Tu étais, pour nous tous, non seulement l’homme de la rupture, mais aussi de l’édification et du progrès démocratique. C’est ainsi que ton départ précipité par la lâcheté des tueurs à gages t’ayant tendu un piège à Annaba, fut une très grosse déception. Depuis, le pays est entré dans une spirale infernale de violence qui a duré plus d’une décennie. Une décennie de larmes, de sang, de souffrances, de déchirements et de dégâts à tous les niveaux, où les extrémismes de tous bords ont donné libre cours à leur méchanceté.
Cher Mohamed,
Crois-moi, grand frère, qu’avant d’oser ces quelques lignes, une voix venue de je ne sais où, m’a chuchoté tout doucement à la conscience : « nommes-les poste restante », mais, comme je suis attaché aux espoirs que tu as nourris en nous, je les ai titrés tout bonnement « lettre posthume ». Cette neutralité, la mienne, dénote à vrai dire d’un grand gisement d’optimisme en l’avenir. Je pense, comme toi, que l’Algérie a beaucoup d’opportunités et de potentialités pour décoller, mais qu’il lui manque de la bonne volonté et de la synergie de toutes ses forces, sans exclusive.
Je crois comprendre, d’ailleurs, que ta réussite personnelle en tant que leader révolutionnaire de première heure n’était due qu’à cette volonté-là, très enracinée dans l’action collective menée par les combattants de la guerre d’indépendance. Ton surnom « Si Tayeb », (l’homme de la foi et de la bonne volonté), n’était assurément que l’expression de l’exigence de la loyauté à la patrie, posée comme préalable à la réussite d’une œuvre collective.
Nous sommes, aujourd’hui, en Algérie en quête de cette « bonne volonté », absente dans les débats d’idées comme dans l’action de tous les jours. Il y a, dirais-je, une sorte d’apathie défaitiste qui ronge de jour en jour l’esprit de notre jeunesse, prête à tous les risques, pour quitter un navire en déclinaison, par défaut de solution à la crise endémique qui asphyxie ses forces vitales.
C’est une forme d’embargo contre le changement où le paradis à perte de vue qu’est l’Algérie a été transformé en prison à ciel ouvert. C’est dire combien, M.le président, je suis au regret de t’informer que la répression des militants démocratiques bat son plein et l’ère de la parole unique a de beaux jours devant elle. Mais est-il logique, pour autant, de baisser les bras?
Est-il raisonnable de déférer l’agenda révolutionnaire? Est-il acceptable de rater l’opportunité historique du changement? Bien sûr que non, crient à l’unisson les voix de nos jeunes assoiffés d’ouverture et de démocratie. Alors que nous célébrons aujourd’hui, avec amertume, le trentenaire de ta disparition, nous gardons en mémoire l’image, la tienne, d’un homme au parcours courageux et au patriotisme certain.
Un modèle dont la nouvelle génération devrait s’inspirer, si elle voulait vraiment aller de l’avant sur le chemin du progrès démocratique. C’est ce legs-là, combien valeureux, qu’il nous faut arroser chaque jour avec du savoir, du travail et de la bonne volonté. C’est ma conviction et je pense que tu ne me contraries pas là-dessus. Repose en paix cher frère.
Fraternellement
Kamal Guerroua