19 avril 2024
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« Lettres à Taranta-Babu » de Nazim Hikmet

LECTURE

« Lettres à Taranta-Babu » de Nazim Hikmet

« La mort est terrible. II est terrible de ne plus oser, terrible de ne plus aimer. Je hais tout ce qui est mort. J’aime tout ce qui vit. » Nazim Hikmet

Né à Salonique en 1902, dans la Grèce actuelle, et décédé à Moscou en 1963, Nâzım Hikmet, le grand poète turc, a connu la prison et l’exil pour ses activités communistes sous la présidence de Kemal Atatürk et sous ceux qui ont succédé au fondateur de la République turque. Il passa toute sa vie entre l’Union soviétique et la Turquie, ce pays qu’il a tant aimé et où il fut persécuté et emprisonné.

Son œuvre majeure est Pourquoi Benerdji s’est-il suicidé ? (Éditions de Minuit, 1980), qu’il a composé au sortir de son premier séjour de prison entre 1930 et 1932. C’est un roman vigoureux où l’auteur se pose de graves questions dont celle du suicide : est-ce possible qu’un révolutionnaire puisse envisager de se supprimer ? Ce roman majeur ouvre la voie à une introspection sur la puissance du militantisme et sur les attitudes individuels face aux engagements collectifs. 

Cinquième lettre à Taranta-Babu

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 …
Songe, Taranta-Babu,

le cœur

             la tête

                          et le bras de l’homme

fouillant le tréfonds de la terre

ont créé de tels dieux d’acier aux yeux de feu

qu’ils peuvent d’un coup de poing vaincre la glèbe

noire.

L’arbre qui donne des grenades une fois l’an

peut en donner mille fois plus.

Si grand,

              si beau est notre monde

et si vaste, si vaste le bord des mers

que nous pourrions tous chaque nuit

nous allongeant côte à côte sur les sables d’or,

écouter le chant des eaux étoilées.

Que c’est beau de vivre, Taranta-Babu,

que c’est beau de vivre……

Comprenant le monde comme un livre savant,

le sentant comme un chant d’amour,

s’en étonnant comme un enfant,

                                                   vivre……..

Vivre un à un

                      et tous ensemble,

comme on tisse une étoffe de soie.

Vivre

        comme on chante

                                     d’une seule voix

                                                  un hymne à la joie.

Vivre…..

Et pourtant, quelle drôle d’histoire, Taranta-Babu,

quelle drôle d’histoire,

que cette chose incroyablement belle,

que cette chose indiciblement joyeuse

soit tellement dure aujourd’hui,

tellement

                 étroite

tellement

               sanglante

tellement

                ignoble…..

 

Cette Cinquième lettre à Taranta-Babu est extraite de Lettres à Taranta-Babu, qui est en même temps poème et recueil de poèmes écrits en 1935 par l’auteur du célèbre C’est un dur métier que l’exil. Ces lettres ont d’abord été publiées dans la revue littéraire Commune. Dans ce long poème divisé en lettres qu’un jeune Ethiopien installé à Rome à la veille de la Seconde Guerre mondiale adresse à sa femme restée au pays, il est doublement question d’amour – amour pour la femme à laquelle le correspondant écrit avec fougue, amour pour le pays natal que les fascistes italiens s’apprêtent à envahir.

Nazım Hikmet, le grand poète communiste turc, arrive avec ce long poème à jeter un pont entre l’Afrique et l’Europe après avoir construit une passerelle entre la Rome de Romulus et de Rémus avec celle de Benito Mussolini. La fougue du jeune Ethiopien est évidemment celle du grand poète communiste turc qui a lourdement payé son engagement : il a été condamné à une quinzaine d’années de prison et a longtemps vécu en exil. Il a même été déchu de sa nationalité turque par décision du conseil des ministres.

Ces textes se sont imposés au poète turc lors de la réception de la lettre d’un ami italien qui lui annonçait la mort d’un communiste éthiopien dans la capitale italienne à Rome. Le poète turc prend son stylo et écrit à Taranta-Babu, la femme du résistant assassiné, qui est à Addis-Abeba avec les enfants du couple. Ces poèmes forment une complainte contre le fascisme qui veut détruire l’amour sous toutes ses formes. 

Emmanuelle Collas a pu retrouver le texte intégral et le publier pour notre plus grand plaisir. Nous lisons avec gravité ces lettres qui ne nous sont pas adressées. Il ne nous reste plus qu’à contempler, impuissants, l’engrenage implacable qui, page après page, conduit le monde jusqu’au naufrage final.

Kamel Bencheikh

Lettres à Taranta-Babu de Nazim Hikmet

Traduit du turc par Timou Muhidine

Éditions Emmanuelle Collas, 2019

Auteur
Kamel Bencheikh, écrivain

 




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