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L’étudiant d’aujourd’hui : ce nouveau prolétaire de la connaissance

Université algérienne

La prééminence obsédante de la note sur la véritable formation intellectuelle au sein des institutions de l’enseignement supérieur en Algérie révèle une pathologie structurelle. L’évaluation chiffrée s’est transformée en un objet de culte, masquant ainsi une aliénation profonde du processus d’apprentissage.

Cette obsession, construction socio-historique érigée au rang d’idéologie, soulève de légitimes questionnements dont les réponses ne sauraient être qu’éminemment relatives, tant la dynamique évolue en fonction de ses mécanismes sous-jacents. 

En effet, Žižek (1989), notamment dans son ouvrage «The Sublime Object of Ideology», définit l’idéologie non seulement comme étant un ensemble de fausses croyances, mais également comme une forme de réalité matérielle qui structure nos pratiques et nos désirs.

Selon cette perspective, la note est à même de représenter le maître qui ordonne l’ensemble de l’expérience universitaire. Les étudiants, loin de chercher la connaissance pour elle-même, sont pris dans une course effrénée aux points et aux moyennes, transformant ainsi l’acte d’apprendre en une accumulation quantifiable. Cette quête du chiffre, loin de libérer l’intellect, l’asservit à une logique de la performance et de la compétition, où la valeur intrinsèque de la pensée est subordonnée à sa valeur marchande sur le marché académique et professionnel. Comme l’affirme Žižek (1991), l’idéologie opère précisément là où nous pensons être les plus libres, là où nos choix semblent les plus autonomes.

Le désir de la note, bien que perçu comme un choix rationnel et pragmatique par l’étudiant, est en réalité une manifestation de cette idéologie qui nous pousse à désirer notre propre servitude, un phénomène qu’il décrit comme le « déni fétichiste » (Žižek, 1991). Ce désir, à la fois inquiétant et incontrôlable, constitue le voile qui dissimule l’absence de véritable engagement intellectuel, la superficialité de l’apprentissage et la réduction de l’éducation à une simple certification. En clair, la note est le symptôme d’une aliénation où le savoir est dévalorisé au profit de son signe extérieur, le diplôme.

L’université algérienne, loin d’être un sanctuaire de la pensée libre, œuvre au dressage cognitif et reproduit les rapports de production dominants en inculquant aux individus les conduites nécessaires à leur insertion dans une société léthargique. C’est justement en ce sens que l’obsession des notes ne s’apparente pas non plus à un dysfonctionnement, mais elle forme une composante essentielle de cette reproduction. Elle transforme l’étudiant en un sujet docile, dépourvu de pensée. Elle se mue en une véritable usine à diplômes où la quantité prime sur la qualité, pire encore, une véritable usine à domestiquer la pensée au lieu de l’ensauvager, où la pensée critique est sacrifiée sur l’autel de la conformité.

Les programmes sont standardisés, les évaluations uniformisées, et l’originalité intellectuelle est souvent pénalisée au profit de la reproduction fidèle des connaissances. Cette standardisation, loin de garantir l’équité, renforce l’idéologie méritocratique où la réussite est attribuée à l’effort individuel, masquant ainsi les inégalités structurelles et les déterminations sociales.

Cette vision s’inscrit dans une critique plus large de la théorie du capital humain, qui réduit l’éducation à un investissement économique, où l’étudiant devient un entrepreneur de soi qui gère son « portefeuille de connaissances/ compétences », et dont le rendement est mesuré par la productivité individuelle (Schultz, 1961).

De surcroît, la tyrannie de l’évaluation, inhérente à l’idéologie de la note, étouffe la pensée critique. Les étudiants, conditionnés par la nécessité d’obtenir de bons résultats, adoptent une approche instrumentale du savoir. Ils apprennent pour être évalués, et non pour comprendre ou pour développer une véritable curiosité intellectuelle.

Cette instrumentalisation du savoir conduit à une superficialité de l’apprentissage, où la mémorisation prime sur la compréhension, et où la reproduction des connaissances remplace leur appropriation créative. Cette réalité, bien que pragmatique, détourne l’attention de l’essence même de l’éducation : la formation d’esprits libres et autonomes. À cet égard, Žižek met en garde contre les dangers d’une telle dérive. Pour lui, la véritable émancipation passe par une rupture avec les illusions idéologiques, par une capacité à voir au-delà des apparences et à remettre en question les évidences.

Or, l’idéologie de la note, en fétichissant le chiffre et en réduisant le savoir à une marchandise, empêche cette rupture. Elle enferme les étudiants dans un cercle vicieux de la performance, où le désir de la note supplante le désir de savoir. La pensée critique, essentielle à toute transformation sociale, est ainsi neutralisée, car elle est perçue comme un obstacle à la réussite académique et professionnelle. L’université, au lieu d’être un lieu de subversion et de contestation, devient un instrument de reproduction de l’ordre cognitif établi, s’alignant sur les impératifs du néolibéralisme qui transforme l’enseignement supérieur en un marché concurrentiel (Giroux, 2014).

Comment alors échapper à cette logique et réinventer une université de l’émancipation ?

Pour y répondre, il convient de souligner que la lutte contre l’idéologie est un processus complexe et continu. Néanmoins, plusieurs pistes s’offrent pour une transformation profonde. Il s’agit d’abord de déconstruire le fétiche de la note, de révéler son caractère arbitraire et de remettre en question sa prétendue objectivité. Ensuite, il est essentiel de réaffirmer la primauté de la formation intellectuelle sur la simple accumulation de connaissances et la favoriser, de valoriser la pensée critique, la curiosité intellectuelle et la capacité à remettre en question, en temps de crises ou en dehors de celui-ci, les paradigmes établis.

Cela implique une refonte des méthodes pédagogiques, une diversification des formes d’évaluation, et une reconnaissance de la pluralité des parcours et des intelligences. L’université doit redevenir un lieu de débat, de confrontation d’idées, de certitudes et d’incertitudes, de production de savoirs critiques, et non pas une simple machine à certifier. Elle doit encourager les étudiants à penser par eux-mêmes, à développer leur propre voix, et à s’engager activement dans la construction et la reconstruction d’un monde global plus juste et plus équitable.

C’est seulement en brisant les chaînes de l’idéologie de la note, cette servitude, que l’université algérienne pourra retrouver sa mission émancipatrice et former des citoyens éclairés, capables de penser au-delà des illusions et de transformer la réalité. Le Cogito : «Je pense donc je réussis» sera l’unique critère d’évaluation. 

Dr Belkacem Hamaïzi 

ENS de Sétif

Références

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