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L’expérience humaine la plus terrifiante de ma vie : juré d’assises

Justice

L’expérience humaine d’un juré d’assises est certainement la même en France, où s’est déroulé mon aventure,  que dans tous les pays au monde qui prévoient un jury populaire dans leur droit. Les différences de techniques procédurales dans chacun des pays n’ont aucune incidence sur mon propos.

Que le lecteur se rassure et encore plus le juriste. Tout ce qui va être écrit dans cet article relève de ma liberté de le communiquer. Pas une seule information passible de poursuite pénale pour divulgation d’un secret imposé par la loi ne sera dévoilée.

Le lendemain du verdict, nous étions tous présents pour un second tirage au sort concernant le second procès criminel. Au petit matin, au café qui fait face au tribunal de Paris, personne n’osait en parler, un long silence alourdissait l’atmosphère si ce n’est quelques paroles convenues. Puis l’un d’entre nous l’a rompu, comme pour dire qu’il était temps que nous parlions de ce que tous, sans exception, avions besoin de sortir de notre émotion.

Et ce premier juré dit « arrivé à la maison, il fallait absolument que je parle au téléphone avec  un ami de ce qui s’était passé car la tension émotionnelle était insoutenable pour moi ».

Il avait ouvert la porte à un déversement de confidences qui allaient confirmer ce retour à la maison accompagné par un sentiment d’angoisse. Dès lors que nous étions entre nous, membres du jury, la confidentialité ne s’imposait pas si nous nous assurions que les paroles n’étaient perceptibles que par nous.

Nous avions besoin de nous soulager d’une pression émotionnelle très lourde. Chacun dira sa  démarche, la plupart du temps par la parole. J’ai pour ma part déclaré que cela sera par un écrit de presse.

Tout avait commencé un matin, à l’ouverture de la boîte aux lettres. On m’annonçait que j’ai été tiré au sort pour être juré d’assises. Je vous laisse imaginer le choc. Cette convocation mentionne ce que je savais déjà, la participation est obligatoire sous peine d’une amende de 3 700 euros en cas de non-présentation.

Et voilà l’histoire qui prend son chemin, je débuterai avec le préalable de ce qui peut être dit ou occulté par un juré.

Le champ du secret et la lourde responsabilité

Les procès d’assises, sauf exception du huis clos, sont ouverts au public et donc à la presse dont c’est le métier de les commenter lors des affaires importantes très médiatisées. Ce n’était pas le cas pour la nôtre mais cela n’enlève rien à la liberté de participation du public.

Si nous séparons les deux lieux physiques, la salle d’audience et la salle de délibération, chacun devinera que cette seconde implique le secret absolu pour la moindre parole, y compris pour un intime, et cela jusqu’à la mort.

Pour ce qui est de la salle du procès, notre liberté est limitée à tout ce qui se dit et se voit puisque les séances sont publiques. Ce que je raconte pourrait avoir été vu et entendu par le lecteur. Il reste qu’il y a des limitations très strictes, ne jamais faire état de ses sentiments ou de ce qui pourrait les faire supposer. S’ajoute à cela qu’aucune manifestation gestuelle ou émotionnelle ne doit  également transparaitre auprès de l’accusé.

Dans une arrière-salle, le Président du tribunal nous informe que nos voix sont égalitaires avec celles des trois magistrats. « Aujourd’hui, vous êtes des juges, au même niveau que moi, votre verdict sera prononcé au nom du peuple », une phrase étonnante que nous ne pensions pas un jour être prononcée pour nous. Puis d’autres explications, recommandations et mises en garde nous ont été exposées.

Vous rendez-vous compte de l’expression de notre visage par la lourdeur de la responsabilité qui nous tombait sur la tête, une décision qui peut aller jusqu’à trente ans d’incarcération ?

Le verdict est décidé et prononcé selon une procédure que le public peut consulter dans le code de procédure pénale français. Nous le porterons sur les épaules jusqu’à la fin de notre vie.

La solennité du cérémonial d’entrée

Comme des condamnés se dirigeant vers le lieu de leur combat émotionnel, nous parcourons un couloir, tous derrière le président et les deux autres magistrats. Je n’avais jamais entendu pareil silence.

Puis sur la dernière marche d’un petit escalier, il se retourne et compte les jurés. Pas un seul ne doit manquer lors de l’entrée en salle afin d’éviter le déplorable effet d’un retard, soit neufs titulaires et deux remplaçants. Ces deux derniers, prévus en cas de défaillance d’un juré, participent aux débats et sont présents lors de la délibération, sauf qu’ils n’ont le droit ni à la parole délibératoire ni au vote s’ils ne remplacent pas un juré absent.

Avec sa longue robe rouge et son col blanc en hermine qui affirment son autorité judiciaire, il était impossible pour moi de ne pas penser à l’une des réflexions de ma grand-mère lorsqu’elle évoquait « la justice rouge », celle des assises. Elle fermait les yeux et disait « Cayine » ou « Kaldoun » en même temps qu’elle levait sa tête vers le ciel pour signifier l’horreur, faisant référence au bagne de Cayenne ou de la Nouvelle Calédonie.

Lorsque le président appuie sur un bouton qui déclenche la sonnerie, comme les trois coups au théâtre, c’est l’angoissant spectacle qui va commencer. Toute la salle doit alors se lever jusqu’à l’invitation de s’assoir du Président. Il nous faut maintenant affronter la réalité de ce qui nous attend, cet homme risquait jusqu’à 30 ans d’incarcération et je devais participer au choix du nombre d’années ou de l’acquittement.

C’était mes premiers jours de retraite et on allait m’infliger cela comme pour signifier qu’elle n’est pas la fin des épreuves humaines.

La rencontre d’un homme avec ses juges

Lorsqu’il s’est assis, le Président a fait un dernier geste de solennité, le relèvement de ses manches afin de bien s’assurer que le vêtement et la posture étaient à la hauteur du pouvoir légitime de  la justice.

Tous alignés, à la droite et à la gauche des deux magistrats, nous attendions ce moment tant attendu et si redouté, celui des premières paroles tellement connues dans les fictions mais qui, ce jour-là, étaient dans la réalité, « Gendarmes, faites entrer l’accusé ». A cet instant, les secondes qui ont suivi l’ordre et l’entrée de l’accusé ont été les plus longues et angoissantes de ma vie.

Seul le Président connaissait l’accusé suite à un entretien préliminaire. Nous ignorions le visage et le physique de cet homme que nous allions juger. Qui est-il ? Quel est son apparence ? Comment s’exprime-t-il ?

Puis apparait l’accusé dont nous connaissions l’âge par la fiche qui nous avait été communiquée. Il se retourne et présente ses poignets aux gendarmes qui le libèrent de ses menottes.

Il lui est demandé de décliner le nom, le prénom, la date de naissance, le lieu de résidence et le métier. Nous allions enfin avoir un visage et une parole de celui qui était pourtant présent dans notre esprit depuis trois mois.

Notre première constatation, l’homme est calme et ses paroles tout à fait limpides. Sans absolument dire qu’il n’avait aucun sentiment, je peux assurer que ceux qui ne sont pas du tout à l’aise, ce sont les jurés. Mais il ne le sait pas vu notre raideur et donc une certaine froideur après les recommandations du Président.

Nous allions être confrontés à une réalité qui nous fait face, nous allions juger un être humain, pas un monstre qui se dessinait par les nombreux chefs d’accusation qui nous avaient été communiqués.

Nous allions juger un homme que nous aurions pu croiser dans la rue, qui aurait pu être notre collègue de travail ou un voisin sympathique et poli qui nous salue tous les jours à l’entrée de l’immeuble ou dans l’ascenseur, avec un sourire et une grande cordialité.

J’aurais préféré juger un monstre car je n’aurais pas eu le sentiment de juger un être humain et me libérer de l’angoisse de prononcer une sanction pénale qui va jusqu’à faire perdre à cet homme les années les plus actives de sa vie. Mais il avait agi avec une violence si inhumaine qu’il fallait se ressaisir pour accomplir notre mission avec la détermination de prononcer une peine juste, c’est-à-dire correspondant à son crime innommable.

Nous nous doutions que l’accusé ne porterait jamais un regard vers les visages des jurés si ce n’est vers le Président ou le juré qui l’interrogent. C’est ce qui s’est passé.

Nous nous attendions, comme dans les films, à une salle dont le décorum était celui des grandes affaires criminelles dans un lieu à l’architecture imposante et chargée d’histoire, le Palais de justice de Paris. Pour notre procès, il s’agissait en fait d’une salle d’assises moderne et sans faste.

Après quarante et un ans d’enseignement, je me retrouvais encore dans une salle qui aurait bien pu être celle de mes cours. Je trouvais que l’image ne m’aidait pas car elle troublait le sens de ce que j’avais l’habitude d’y faire. Mes élèves et étudiants ne risquaient pas trente ans d’incarcération mais au pire, une mauvaise note. Je ne jugeais que leur travail, pas leur personnalité. Mais très rapidement, l’image s’efface et l’attention se refocalise sur mon rôle.

Le jugement d’un homme

Beaucoup de lecteurs le savent déjà, une cour d’assises ne juge pas seulement des faits mais un homme ou une femme. Elle doit aller rechercher au plus profond de celui ou celle qui a commis un acte bestial une humanité qui est enfouie.

C’est pour cela qu’après le long exposé des faits et des prescriptions du code de procédure pénale, la présentation de la personnalité de l’accusé est mise au jour. Défilent à la barre les témoignages, ceux à charge et ceux à décharge, présentés par les trois parties en présence, l’avocate générale, les deux avocats de l’accusé et celui de la partie civile (deux victimes).

Tout cela est public mais je ne me prononcerai pas sur mon opinion et sur mes sentiments, ce que je ne peux faire, ni dans un article ni au moment du jugement, je l’ai déjà dit. Ils ont été exprimés seulement dans le délibéré secret.

Cette partie du procès est centrale. Des experts comme des personnes ayant des liens ou non avec l’accusé témoignent de leur rapport d’expertise pour les uns, de l’avis sur la personnalité de l’accusé pour les autres ou du témoignage sur les faits.

C’est une épreuve très difficile aussi bien pour l’accusé, la partie civile ou le jury, de participer à l’étalage de la vie d’un homme dans ce qu’elle a de plus intime, de plus condamnable ou atténuante de la responsabilité.

La terrifiante épreuve du regard final de l’accusé

Après la délibération que personne au monde, à l’exception des présents, ne pourra connaitre, nous voici de nouveau dans ce même couloir que nous avions pris après la fin de chaque levée de séance. Mais pour cette fois, il faudrait inventer un mot plus fort que le « silence » habituel lors de chaque retour dans la salle.

Et la dernière sonnerie vous fait trembler les tripes sauf à n’avoir aucun fond d’humanité, celle que nous avions recherché en l’accusé durant trois jours.

Quel sera son regard ? C’était ce qui nous effrayait mais, encore une fois, il ne fallait montrer aucune émotion. Nous devions, comme tout au long du procès, refuser que notre opinion ne transparaisse et vienne dévoiler notre position et notre verdict.

Et à ce moment de notre entrée, pour la première fois, l’accusé balaya d’un regard furtif et angoissé l’ensemble du jury et pas seulement celui qui l’interrogeait puisque nous ne le ferions plus.

Il recherchait dans notre regard et nos mouvements la manifestation d’un espoir. Son regard, je l’emporterai avec moi jusqu’à la tombe. Il est terrifiant car en lui je voyais la décision que nous avions prise en notre âme et conscience.

Tous les lecteurs peuvent retrouver ce verdict dans la publication du procès. Je ne le rappellerai pas ici, que cette peine soit clémente ou lourde.

Personne ne pourra à jamais rechercher dans mon « âme et conscience », seule condition réclamée par le code de procédure pénale pour le prononcé du verdict. Car personne ne peut entrer dans « l’âme et conscience » des êtres humains.  Même l’accusé ne les a peut-être pas dévoilées entièrement ou avec sincérité.

Un retour à la vie, une expérience humaine en bagages

Le quatrième jour, au matin, je n’ai pas été tiré au sort pour la seconde affaire, je suis donc ressorti du tribunal. Inévitablement, devant le grand escalier que tous les touristes du monde connaissent, je ne pouvais m’empêcher de penser à la filmographie et à la littérature qui mettent en scène un jury d’assises. C’est souvent en haut de l’escalier imposant que se passe la dernière séquence.

Mais je n’étais pas dans un film. Je suis sorti avec mon « âme et ma conscience » sur les bras en espérant qu’elles me guideront dans cette dernière partie de ma vie, comme elles l’avaient fait durant ces trois jours d’une expérience humaine, autant riche que terrifiante.

Boumédiene Sid Lakhdar, enseignant retraité

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