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L’histoire et ses récits de balivernes : Marco Polo, il Milione (I)

Marco Polo

Nous savons que les sciences, dont celles dites exactes, n’ont de certitude que leur permanente remise en cause. Que dire alors de la science historique qui par définition raconte des faits passés que personne n’a vécu pour en authentifier l’exactitude ou même la réalité ?

Le débat chez les historiens consiste, à partir d’une base documentaire ou archéologique,  à se rapprocher autant que possible de cette vérité qui reste souvent introuvable. Leur travail se complique lorsque les faits eux-mêmes relèvent de récits rapportés par des tiers que sont souvent des chroniqueurs de l’histoire, parfois des imposteurs.

Il arrive pourtant que des historiens, même parmi les plus sérieux, s’entêtent dans une erreur grotesque. C’est le cas pour les trois personnages que j’ai choisi dans cette série d’articles. Ils n’ont pas besoin d’être validés par une solide formation en histoire, ou en philosophie pour le troisième personnage, tant ils sont hors de la raison.

Pour le premier, il s’agit du supposé voyage extraordinaire de Marco Polo dont il est impossible de nier la supercherie tant elle évidente par ses élucubrations. Examinons ce cas qui relève de la mythomanie certaine. Beaucoup d’historiens sont responsables de sa diffusion, surtout, ce qui est le plus répréhensible, dans les manuels et supports parascolaires

Tout commence par un plat de pâtes

    C’est en tout cas une situation des plus communes pour évoquer Marco Polo. Tout commence donc par un repas autour d’un bon plat de pâtes. Voilà que le phénomène se déclenche lorsque le premier convive lance la conversation avec une de ces banalités nécessaires pour les alimenter dans une telle circonstance, « Les Italiens sont vraiment les champions des pâtes ! ».

    Et à ce moment précis un ou une autre rebondit sur ce que tout le monde sait et attend, « C’est Marco Polo qui les a ramenées de Chine ».

    Nous voilà au cœur de l’histoire d’un bonimenteur incrustée dans la culture historique de l’humanité. Pourtant les Vénitiens eux-mêmes, dans une grande majorité, avaient pu reconnaître une grossière supercherie. D’ailleurs ils en ont fait l’une de leurs expressions populaires, « mentir comme Marco Polo ». Par la célébrité de ses mensonges un masque fut même créé à son effigie au carnaval de Venise.

    Pourquoi cet étonnant rapprochement instinctif autour du plat de pâtes ? Tout simplement par une histoire fabuleuse reproduite dans un livre qui est l’un des best-sellers de tous les temps, « Le livre des merveilles », censé être de Marco Polo (nous reviendrons sur cette curieuse remarque) et dans sa version française « Le devisement du monde » (qui est d’ailleurs la version première) si on considère la relativité du nombre de la population mondiale de chaque époque.

    Il y raconte son fabuleux voyage en Chine (et dans bien d’autres contrées d’Asie) dans un périple qui avait fasciné le monde de l’époque. Peu de livres dans l’histoire ont suscité un engouement universel à cette dimension. L’ennui est que la célébrité du personnage s’est déplacée sur une autre question, Marco Polo avait-t-il réellement fait ce voyage ?

    C’est tout de même étonnant que les historiens fassent état d’un fait qu’ils incrusteront dans la connaissance de l’histoire comme un des marqueurs d’avancée de la connaissance du monde et de ses civilisations et en même temps qu’ils discuteront plus tard sur sa véracité.  

    Commençons par rappeler qui était Marco Polo et quel est son récit controversé ?  

    Marco Polo le Vénitien  

    Marco Polo est né en 1254 à Venise, il y décédera en 1324 dans cette même ville. Il est né d’une famille de riches marchands spécialisés dans le commerce avec l’Orient, dans sa délimitation plus proche que la Chine. Venise était à cette époque ce qu’on appellerait de nos jours un grand port de commerce international.

    Un oubli dans la mémoire historique de la plupart des non historiens est l’histoire du périple de son père et de son oncle, Niccolo et Matteo, qui auraient entrepris avant lui le périple jusqu’en Chine. C’était pour une mission aussi fantastique que douteuse. Ils auraient été au service du puissant empereur mongol Kubilai Khan, petit-fils du si célèbre Gengis Khan. Il faut rappeler qu’à cette époque ce sont les souverains Mongols qui régnaient sur la Chine. Cela commence bien, un récit si fantastique pour l’époque pour que notre doute s’installe.

    De retour après dix-sept ans, ils furent porteurs d’une lettre du Khan au pape lui demandant d’envoyer cent savants chrétiens pour l’informer et l’initier au christianisme. Le souci est qu’à leur retour il n’y avait plus de pape et il fallait attendre l’élection de Grégoire X qui s’éternisait pour qu’ils puissent repartir, ainsi le voyage avait été différé de plusieurs mois.

    Ce n’est qu’à leur retour de Chine que le jeune Marco, alors âgé de dix-sept ans depuis leur départ, encore au berceau à ce moment, les accompagna pour ce second périple en 1271, un voyage qui aurait duré vingt-sept ans.

    Ainsi, Marco Polo ne serait donc pas le premier découvreur et explorateur de la Chine. Nous pouvons légitimement, dès le départ, émettre un second sérieux doute, le père et l’oncle avaient-il réellement fait le premier voyage ?

    Une histoire fantasque

    À son retour, la fantastique épopée fut racontée dans un célèbre livre dont nous avions parlé au premier paragraphe, « Le livre des merveilles ».

    L’ouvrage faisait découvrir des contrées si lointaines, autant inconnues que fantasmées, aux comptemporains européens de Marco Polo. L’Europe était à ce moment-là le seul monde qu’ils connaissaient.

    La traversée fut longue, périlleuse mais tellement belle nous raconte Marco Polo. De déserts en montagnes, de fleuves en plaines aussi vastes que l’Europe, jusqu’à la Birmanie, le lointain Tibet et la côte est de la Chine.

    Mais au-delà de la découverte de ces contrées si lointaines, Marco Polo décrira aux lecteurs la vie dans la cour impériale et la culture chinoise. Une vie de démesure avec près de 12 000 sujets entourant le Khan et un nombre de valets atteignant 20 000.

    Les fêtes données au Palais étaient du même fantasme que celui des Mille et une nuits. On présentait devant le monarque un défilé de 5000 éléphants portant des richesses fabuleuses et autres débauches de splendeur.

    La grande découverte des lecteurs européens fut la contradiction entre la beauté raffinée des cultures ainsi que des infrastructures décrites par Marco Polo avec la croyance d’un Orient encore très arriéré.

    Nous verrons plus loin les incohérences du récit contesté, il faut auparavant faire état de quelques autres exemples d’élucubrations car elles sont nombreuses. Des têtes de chiens sur les îles Andaman au large de la Birmanie. 12 000 ponts traversent la ville de Quinsai  et un griffon transportant avec ses griffes un éléphant. Et la liste est longue, nous ne ferons pas état de tous les délires.

    Sans compter qu’il est étonnant que le souverain ait accueilli le voyageur avec l’enthousiasme de ses bras ouverts. Honneurs, mariage princier et missions diplomatiques, pour des étrangers subitement arrivés au pays de la fière et puissante monarchie mangole.

    Mais comme les incohérences n’étaient pas déjà assez grossières, les prises en charge par des livres ultérieurs ainsi que par des films contemporains ont encore plus exagéré le récit de Marco Polo. Au regard des standards des scénarios hollywoodiens, il fallait y rajouter des récits romanesques d’amour.

    Dans Les Aventures de Marco Polo, film américain d’Archie Mayo (1938), le voyageur, interprété par Gary Cooper, tombe amoureux de la princesse Kukachin, fille du grand khan Kubilay. Dans la série de Netflix, Marco Polo, le thème des amours interdits est largement exploité.

    Mais au contraire, dans une bande dessinée en deux tomes, Marco Polo se serait marié avec une fille du peuple de la salamandre ». Tenez-vous bien, il l’aurait sauvée des mains des terribles Caraunas.  Pourtant dans « Le devisement du monde », Marco Polo n’avait rien raconté de tout cela. Des élucubrations du livre se rajoutent donc de multiples autres dans les productions de fiction.

    La seule épouse de Marco Polo, certifiée par la documentation est celle avec laquelle il s’est marié en 1300, Donata Badoer, avec laquelle il aura trois filles.

    Pour un peu plus de crédibilité, il aurait suffi de prendre en compte la mise en doute immédiate de ses contemporains vénitiens, nous en avons déjà parlé, aussi bien pour la réalité de son voyage que pour son récit élucubrant.

    Et même si les moqueries ne sont jamais un argument très solide en histoire, cela méritait au moins d’être davantage étudié pour en tirer de sérieuses hypothèses. Comment cette supercherie si grossière a-t-elle pu glorifier le personnage jusqu’à en devenir un mythe relayé par les grands historiens ?

    Comment cela est-il possible que dans ces conditions essentielles de recherche historique, le récit soit devenu l’une des plus grandes épopées de découverte du monde occidental inscrite durablement dans les manuels scolaires d’histoire ?

    Un découvreur de contrées nouvelles…déjà connues

    En considérant que le voyage de Marco Polo aurait été vrai, un mensonge réside déjà dans le fait qu’il n’a pas été le premier comme le prétend l’histoire tellement répétée. Nous avons déjà relevé le supposé voyage des deux parents, il faut y rajouter d’autres voyages qui plaident pour le mensonge.

    Deux moines franciscains y sont allés avant lui. Jean Du Plan Carpin fut envoyé en 1245 par le pape Innocent IV auprès des Mongols. Puis ce fut encore un missionnaire franciscain, Guillaume de Rubroek, qui y est allé en 1253.

    Et si on pouvait également douter, l’hypothèse dispose de documents beaucoup plus sérieux que l’absence de preuves par Marco Polo. Bien d’autres ont été en Chine après la date supposée de son voyage. Le XIVème siècle connaîtra de nombreux missionnaires et marchands qui pour certains s’installeront, qui pour y bâtir des églises, qui pour créer des comptoirs commerciaux.

    Certes, c’est une période ultérieure mais qui prouve que le voyage de Marco Polo n’était pas aussi long, périlleux et extraordinaire que le laisse entendre son récit. Et tous, auparavant comme ultérieurement, n’ont pas constaté des choses aussi invraisemblables que le prétend Marco Polo.

    Un roman de fiction écrit…par un autre

    Continuons dans l’invraisemblance de cette histoire. Un point connu et attesté, il en fallait au moins un, est que Marco Polo n’a jamais écrit ce livre. C’est rajouter à l’imposture.

    Lors de son retour un conflit s’était engagé entre la république de Venise et la cité de Gènes. Comme la légende de Marco Polo ne pouvait être en dehors de cette épopée, il n’était pas étrange qu’elle continue à lui prêter des exploits de bravoure.

    Au commandement d’une galère, il partage la lourde défaite maritime et se retrouve prisonnier dans une geôle avec Rustichello de Pise, un romancier génois à qui il raconte ses récits. C’est ainsi qu’est écrit en français, Le devisement du monde, une langue principale de culture et de diplomatie dans toute l’Europe de cette époque.

    Mais qui était Rustichello de Pise ? Un auteur de romans d’amour et d’aventures. Ben voyons, quelle coïncidence pour le livre très « romanesque » de Marco Polo. D’ailleurs la situation s’y prêtait, dans de nombreux romans célèbres le héros est emprisonné, moment où il reçoit des confidences, comme le Comte de MonteCristo du roman d’Alexandre Dumas, ou qu’il forge son caractère qui expliquera sa destinée, comme Jean Valjean, héros du roman Les Misérables de Victor Hugo.

    Mais qu’importe la véracité de cet épisode d’un emprisonnement conjoint, ce qui compte est la certitude historique de l’écriture du livre par Rustichello de Pise.

    Des erreurs grossières pour un mythe tenace

    Il faut attendre 1995 pour qu’une sinologue anglaise, Frances Wood, crée la polémique en publiant « Did Marco Polo go to China ? ». II est incroyable qu’il faille attendre plus de six siècles pour qu’une historienne sérieuse et saine d’esprit remette en cause la réalité du voyage de Marco Polo.

    Nous avions déjà précisé que la majorité de ses concitoyens vénitiens n’avaient pas pris au sérieux cette aventure racontée. Il y a eu bien entendu plusieurs historiens qui avaient exprimé des réserves mais ils restaient minoritaires et sans vraiment d’arguments aussi convaincants  que l’étude de Frances Wood.

    Elle relève beaucoup de manques ou d’incohérences. Parmi tant d’autres, un silence sur la Grande muraille de Chine ou l’inexistence du nom de Marco Polo dans les archives chinoises. Puis il y a des interrogations sur le choix de la voie terrestre alors que la voie maritime était plus accessible, notamment par l’Inde.

    Des références si faciles à reproduire

    Avec un effort de conjecture on suppose que Marco Polo n’avait pas été plus loin que Constantinople. Les Vénitiens avaient tellement de contacts avec les grands voyageurs, notamment ceux qui partaient vers l’Inde, par lesquels il aurait accumulé des connaissances pour son récit.

    Lorsqu’on lit l’énormité de ses histoires, on supposerait que les récits de ces commerçants et explorateurs seraient eux-aussi teints d’exagérations. Il faut comprendre qu’il s’agissait de voyages si lointains pour l’époque que l’enthousiasme à les raconter n’était pas exempt de quelques exagérations.

    Mais aucun de ces marchands n’a jamais raconté ou écrit un livre pour aller jusqu’au délire de la version de Marco Polo.

    Et nos pâtes à cette table du début ?

    Dans son récit, Marco Polo mentionne cette nourriture des populations qui serait des nouilles à partir d’un mélange d’eau et de farine. Or de sérieux chercheurs spécialistes de l’histoire de l’alimentation nous disent que les pâtes existaient déjà à cette époque en Italie.

    Dès le XIIIème siècle le géographe arabe Al-Idrisi mentionne qu’à Palerme se trouvait un centre de fabrication de pâtes sèches introduites dans toute l’Italie. Quant aux pâtes fraîches, les romains en consommaient déjà dans l’Antiquité.

    Comme pour la robe rouge du Père Noël inventée par Coca-Cola, ce n’est qu’au XXème siècle qu’un fabricant de pâtes italiennes a voulu donner aux siennes une couleur d’exotisme suscitée par la légende de Marco Polo. Et voilà comment naissent des supercheries alimentées par d’autres supercheries.

    Ma conclusion

    Si un jour il me prenait de vous raconter que j’ai visité la planète Mars et y ai découvert des monstres à deux têtes, des forêts aux arbres remplis d’émeraudes et des fleuves de nectar, ayez la bonté de m’hospitaliser d’urgence et de pas avoir la folie d’inscrire mes clowneries dans les livres d’histoire pour collégiens.

    Boumediene Sid Lakhdar

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