Le 18 mars 1962, il y a soixante ans, les autorités françaises et une délégation du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) entraient dans l’histoire en signant les accords d’Évian. Ils mettaient fin à 132 années de présence coloniale française en Algérie et à une des guerres les plus féroces que le continent africain a connues au XXe siècle. Ces accords étaient l’aboutissement de dix-huit mois de pourparlers secrets et de compromis entre négociateurs français et algériens.
Article 2 : Les deux parties s’engagent à interdire…
Article 3 : Les forces combattantes du FLN… »
Ainsi débute le texte des accords d’Évian, signés le 18 mars 1962, il y a soixante ans, au terme de longues et difficiles négociations par les ministres du gouvernement français et les représentants du Front de libération nationale (FLN) algérien. Le document de quatre-vingt-treize feuillets, divisé en deux parties et sept sous-parties, comprend un accord de cessez-le-feu, et plusieurs déclarations politiques relatives à l’avenir de l’Algérie et des relations franco-algériennes.
Pour la petite histoire, le 18 mars 1962 était un dimanche, et la cérémonie de signature des accords a traîné en longueur au bord du lac Léman, car les Algériens avaient tenu à parapher toutes les pages du document, obligeant leurs homologues français à faire de même.
La signature de ces accords était en effet une victoire éclatante pour les négociateurs algériens pour qui elle représentait la fin de 132 années de colonisation. Ces accords mirent aussi fin à sept ans et demi d’une guerre de libération qui fut sanglante et coûteuse pour les deux camps, et préparèrent le terrain pour l’accession à l’indépendance de l’Algérie. L’indépendance est proclamée le 5 juillet de la même année, dans la foulée d’un référendum, qui proposait à la population algérienne de ratifier les accords d’Évian. Comme l’on pouvait s’y attendre, au scrutin d’autodétermination du 1er juillet 1962, les Algériens se prononcèrent massivement pour la prise en charge de leur propre destin, avec 99,7% de votes favorables.
Ce véritable plébiscite a pu donner l’impression que l’indépendance algérienne était une étape logique et inévitable, alors qu’au début des pourparlers en 1961 entre les ministres du gouvernement français et les représentants de la résistance algérienne, cette perspective semblait pour le moins incertaine. Le Premier ministre de l’époque, Michel Debré lui-même, n’avait-il pas laissé entendre publiquement qu’il ne croyait pas à l’indépendance de l’Algérie, sinon à l’horizon d’un demi-siècle ? Dans ces conditions, pour beaucoup d’observateurs, le règlement de la question algérienne par la voie diplomatique relevait de miracle.
« Une colonie africaine pas comme les autres »
Les années 1960 coïncidèrent avec la désagrégation de l’empire colonial français, avec 17 anciennes colonies en Afrique accédant à l’indépendance dès le début de la décennie. La marche vers la décolonisation de l’Algérie s’inscrit dans cette mutation générale de la France coloniale, mais comme le rappelle Renaud de Rochebrune, co-auteur de La Guerre d’Algérie vue par les Algériens (1), « l’Algérie n’était pas une colonie africaine comme les autres. Essentiellement une colonie de peuplement, ce pays comptait au moment de l’indépendance, quelque 1 million de colons d’ascendance française et européenne, appelés familièrement les « pieds-noirs ». Nombre de ces colons vivaient en Algérie depuis trois à quatre générations. Les enjeux n’étaient donc pas du tout les mêmes ».
Autre particularité de l’Algérie coloniale : conquis en 1830, ce territoire avait été très tôt intégré administrativement dans la France métropolitaine, commençant par le littoral en 1848, avant d’être entièrement assimilé à la métropole sous la Troisième République par le système de départementalisation. Ce qui explique que, dans l’esprit de beaucoup de Français, l’Algérie était la France. C’est pourquoi lorsque la guerre de libération a été déclenchée par les militants FLN, le 1er novembre 1954, revendiquant l’indépendance totale, ils n’ont pas été pris au sérieux par la classe politique française qui misait sur les forces armées pour mettre hors d’état de nuire ceux qu’ils désignaient comme de simples « rebelles ».
Or les « rebelles » se sont révélés particulièrement tenaces et persévérants. Le FLN a livré bataille huit années durant à l’une des armées les plus aguerries du monde et des plus puissantes. La guerre fut dévastatrice en termes de pertes en vies humaines, 300 000 du côté algérien et 30 000 du côté de l’armée française et la population civile européenne, selon la plus vraisemblable estimation des victimes de la guerre d’indépendance en Algérie.
En raison du coût humain exorbitant de la guerre et du coût moral de la répression brutale perpétrée par l’armée française accusée de torture, la nécessité de trouver une solution négociée au conflit s’est très vite imposée de part et d’autre. Les premiers contacts entre le gouvernement français et les résistants algériens datent de 1956, mais ils sont interrompus à la suite du détournement, le 22 octobre de la même année, par la France de l’avion transportant cinq dirigeants historiques du FLN. Il faudra ensuite attendre le retour du général De Gaulle au pouvoir, en 1958, après la chute de la Quatrième République, pour que les fils des négociations soient renoués. Il est paradoxal que l’homme qui était appelé au pouvoir précisément pour « sauver l’Algérie française » soit le premier homme d’État français à évoquer l’impensable, soit une « Algérie algérienne».
« Le paradoxe n’était qu’apparent », affirme Renaud de Rochebrune, qui rappelle que « si on avait écouté avec attention l’intégralité du célèbre discours de De Gaulle « Je vous ai compris », prononcé à Alger, et reçu comme un hommage à la population pieds-noirs, on aurait aperçu que les propos portaient en germe l’indépendance de l’Algérie. En affirmant qu’il y aura désormais une seule catégorie d’Algériens sans distinction de race ou de religion, le Général préparait déjà le terrain pour l’avènement d’un pays différent. L’homme était sorti depuis belle lurette de la logique coloniale. »
Voici venu le temps des négociations
C’est en effet sous l’égide de Charles de Gaulle que se sont ouvertes les premières négociations sérieuses entre les autorités coloniales et les émissaires de l’insurrection algérienne. Cela n’avait pas empêché le général en arrivant au pouvoir en 1958 d’intensifier l’action militaire sur le terrain. Le lancement du fameux plan Challe, nommé d’après le commandant en chef interarmées Maurice Challe, avait pour objectif d’affaiblir les rebelles. Cet objectif fut facilement atteint et le potentiel militaire de l’Armée de libération nationale (ALN), bras armé du FLN, sérieusement mis à mal à la fin des années 1950. Mais pour De Gaulle, comme l’explique Renaud de Rochebrune, « si la victoire militaire sur le terrain n’était pas impossible, la solution militaire seule ne suffisait plus pour régler définitivement le problème algérien. L’objectif réel du Général était d’affaiblir l’ennemi pour pouvoir mieux négocier en position de force ».
La première rencontre entre Français et Algériens a lieu du 25 au 29 juin 1960 à la préfecture de Melun, en France, mais elle se termine sur un échec, faute d’entente sur le préalable de la remise des armes par les rebelles. En janvier 1961, De Gaulle convoque un référendum qui l’autorise à engager des pourparlers avec les Algériens pour préparer l’« autodétermination ». Le mot est lâché. C’est un moment historique car, en prononçant le mot tabou, la classe politique française acceptait de substituer le principe de l’autodétermination des peuples colonisés au dogme républicain centenaire de l’Algérie française.
C’est sur cette base que les négociations officielles sur l’avenir de l’Algérie s’engagent le 20 mai 1961 avec la direction du FLN. Elles se déroulent dans la ville frontalière d’Évian, située du côté français du lac Léman, mieux connue pour ses eaux minérales commercialisées en bouteilles que pour un rôle quelconque jusque-là dans la diplomatie internationale. Le choix de cette ville était le résultat d’un compromis entre les Français qui voulaient que la rencontre ait lieu sur le territoire de leur pays et les Algériens qui auraient préféré Genève où ils étaient sur un terrain neutre. In fine, c’est le chef de l’État qui a tranché. Quant à la composition des deux délégations, la délégation française était conduite par Louis Joxe, ministre d’État aux affaires algériennes dans le gouvernement français et les émissaires algériens par Krim Belkacem, l’un des membres fondateurs du FLN, mais aussi vice-président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA).
Dès les premières séances, les divergences qui vont conduire à l’échec de la rencontre font jour. Elles portaient sur la plupart des points à l’ordre du jour de ces négociations : cessez-le-feu, garanties sur le statut et la sécurité de la minorité européenne en Algérie, statut du Sahara riche en pétrole et particulièrement adapté pour des expérimentations en matière nucléaire que les Français veulent exclure du champ d’application de l’autodétermination, calendrier du retrait des bases militaires françaises du Sahara et de la base navale de Mers-el-Kébir.
Finalement, c’est la question du Sahara qui occupe une place cruciale dans les débats, qui fera échouer la conférence. Les Algériens avaient reçu la consigne de ne rien lâcher sur leurs objectifs fondamentaux qui étaient : indépendance totale, sauvegarde de l’unité du peuple algérien et intégrité du territoire national. Il faut dire que les négociateurs du GPRA faisaient l’objet de pressions constantes et divergentes de leur hiérarchie, divisée elle-même, selon Renaud de Rochebrune, « entre les militaires, plus idéologues, et les politiques, plus pragmatiques et soucieux de conduire leur pays vers une indépendance dans la coopération avec la France ».
Après l’échec de ces premières négociations d’Évian, les pourparlers de paix vont reprendre, du 20 au 28 juillet, en Haute-Savoie, au château de Lugrin, pour aboutir à un nouvel échec. Les positions intransigeantes des uns et des autres condamnaient d’avance toute démarche pour trouver une solution négociée au conflit. Or, l’année 1961 voit la situation politique sur le terrain se dégrader, avec la montée de l’OAS (Organisation armée secrète, composée de militaires démobilisés et de colons radicalisés) qui faisait peser des menaces d’attentats, tant en Algérie qu’en métropole, dans le but de faire tomber le régime. De Gaulle était pressé de sortir le pays du guêpier algérien afin de s’atteler à la modernisation du pays et rendre à la France sa marge de manoeuvre sur le plan international grâce la maîtrise de sa force de frappe nucléaire. Épuisés par huit années de guerre sanglante et asymétrique, les insurgés algériens étaient pour leur part au bord de la déroute. Aux yeux des autorités françaises comme aux yeux du FLN, un accord diplomatique semblait le seul moyen d’aller de l’avant. Ils ont donc décidé de renouer le contact.
Retour à Évian
C’est sur l’initiative de l’Élysée que les pourparlers reprennent entre Français et Algériens aux Rousses, dans le Jura. Ces conversations menées dans le secret le plus absolu, ont eu lieu en deux temps, d’abord pendant le dernier trimestre 1961, puis en février 1962, permettant aux négociateurs d’élaborer un texte de compromis accepté par le gouvernement français et le Conseil national de la Révolution algérienne.
Retour à Évian où le pré-accord conclu dans le secret des Rousses va être finalisé et signé par les représentants officiels des deux camps. Les compromis que comportent le document qui sera soumis aux ministres et aux plénipotentiaires franco-algériens portent essentiellement sur la présence militaire française. Le délai de la concession est fixé, au Sahara à cinq ans et à Mers el-Kébir contre la demande initiale d’un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans. L’intérêt stratégique de la grande base navale de Mers el-Kébir ayant faibli au profit de Kourou en Guyane, les Français vont finalement l’évacuer longtemps avant l’expiration du délai de concession. Les autorités françaises lâchent du lest sur le Sahara également, ayant modernisé entretemps les infrastructures dans la Polynésie pour leurs essais nucléaires.
Le statut des Français souhaitant rester en Algérie après l’indépendance avait aussi été âprement débattu aux Rousses, avant de trouver un terrain d’entente sur un délai de réflexion de trois ans accordé aux colons pour choisir la nationalité algérienne ou garder la nationalité française. Ceux qui optaient pour la seconde solution devaient accepter d’être traités conformément aux lois régissant le statut des étrangers.
La seconde conférence d’Évian se tient du 7 au 18 mars, à l’Hôtel du Parc aujourd’hui disparu. Les accords d’Évian qui ne s’appellent pas encore ainsi, mais plus prosaïquement « conclusions des pourparlers d’Évian », sont paraphés le 18 mars, côté algérien, par Krim Belkacem, le ministre des Affaires algériennes au sein du GPRA, et, côté français, par Louis Joxe, son collègue des Travaux publics et des Transports Robert Buron et le secrétaire d’État aux Affaires algériennes, Jean de Broglie. L’accord fixe surtout les conditions du cessez-le-feu applicables dès le lendemain de sa signature, à 12 heures, sur l’ensemble du territoire algérien.
C’est la paix. Aussitôt après la signature, le chef de l’État français, le général de Gaulle, s’empressa de proclamer la bonne parole dans une allocution radiotélévisée à la nation, formulant le vœu que « les deux peuples pourront marcher fraternellement ensemble sur la route de la civilisation ». Après le référendum d’autodétermination du 1er juillet 1962, prévu dans les accords du 18 mars et remporté triomphalement par l’Algérie du FLN, la France sera le premier pays à reconnaître la souveraineté de son ancienne « province ».
Depuis leur signature, les accords d’Évian ont été beaucoup vilipendés de part et d’autre, avec les partisans de l’Algérie française qualifiant les négociations d’une suite de concessions, et les Algériens pointant du doigt la « face cachée » des accords qui, selon les mots du président Boumediène, « visaient à faire de l’Algérie un pays dépendant du néocolonialisme français ». D’ailleurs, le 18 mai 1962 n’est guère célébré en Algérie. Il n’en reste pas moins que les accords signés à Évian, il y a soixante ans, ont donné une nouvelle impulsion à la longue histoire commune de l’Algérie et la France, deux nations souveraines et proches que la Méditerranée ne devrait pas séparer. Avec RFI